Avant de partir

364 26 15
                                    

Chapitre un

Des pas froissèrent le doux silence du jour. Une ombre s'étirait sur la pente où l'herbe se faisait rare. L'été avait été rigoureux, baignant dans une chaleur qui rappelait le Sud, berçé incessament par un souffle tiède qui sauva les récoltes d'une sécheresse dévastatrice. Heureusement, il pleuvait, souvent la nuit, sans excès, à part quelques orages, colère inévitable du temps, tout aussi bienvenus.

L'homme découpait le ruban doré devant lui de sa haute stature de chêne à peine froissé. Il ne faisait pas ses cinquante-trois ans. Sa chevelure hirsute frisait au moindre signe d'humidité et ondulait à chaque pas. Il ne cessait de regarder l'horizon, admirant la beauté du ciel d'un bleu acier qui contrastait tant avec les blés qui chuchotaient devant lui.

Il poussa ses doigts dans les poches de son pantalon noir qui lui enserrait la taille. Cet inconfort le torturait. Il fut tenté d'avancer d'avantage et se perdre dans le labyrinthe de grains qui s'alignaient en grappes vers les cieux bénis de ce milieu de jour. Plus bas, s'il laissait son regard couler en-deça de cette oeuvre du Seigneur tout puissant, il ne voyait pas une prison mais les fines tiges de la céréale avaient l'allure de barreaux impénétrables. Ce n'était pas là-bas, cette prison, mais bien ici, les pieds à la limite du terrain plat qui menait à la ferme.

Il soupira, ramenant son regard vers un petit cumulus qui tachait le drap de ciel. Un jeune épervier s'exerçait à des cabrioles, feignant à chaque brassé d'air, de plonger vers un point invisible au milieu du champ de blé. La saison s'étirait à ses limites. Bientôt, ce serait la récolte et le paysage se verrait transformé, ramenant la terre à sa nudité perverse. Les heures s'allongeraient tandis que le jour, lui, rétrécierait pour annoncer la froidure et les ors de l'automne, différents de ceux de l'été.

Il inspira, jouissant un peu de ce moment si précieux. Il se demanda si on allait le lui enlever. Il oublia cette pensée lorsqu'il vit l'oiseau de proie plonger enfin dans une vrille déjà habile. Un cri puis il remonta, portant dans son bec une petite souris grise. Il fit un détour vers l'homme qui, sans y penser, le salua, honorant le trophée à sa façon. L'épervier hocha la tête de haut en bas et s'éloigna plus rapidement pour s'effacer dans la mer du ciel ensoleillé. L'homme souriait: peut-être savait-il parler aux bêtes, ou le croyait-il. Vivre sur une ferme, c'est se croire en communion avec tout. La terre, les végétaux, la vie animale, même les objets inertes parlaient et il fallait savoir les écouter. Combien de fois s'était-il surpris à caresser la tôle cabossée du tracteur rouge de son vieux père en se l'imaginant encore fringante dans les sillons fraîchement retournés. La rouille racontait autant le présent que le passé, se moquant du futur, son effroyable destin effrité. Le foin coupé, rabattu en bottes bien tassés, jacassait tout de l'été, bourdonnant encore des échos de la besogne des insectes qui s'y sont prélassés. L'oeuf tanguait sur la table, encore rattaché au nid duquel il a été recueilli, encore échaudé des commérages des poules. Tout lui parlait mais il n'en parlait à personne car c'était là son calvaire. S'il préférait le silence, on s'inquiétait. Si, au contraire, il laissait sa pensée s'écouler de sa bouche, cette chute de mots ne plaisait pas, dérangeait. Torturé, il ne disait que quelque mots, laissant les autres paroles tues se bousculer dans sa tête. Oui, parfois, il se perdait dans un corridor végétal et se livrait à des envolés littéraires digne des grands de ce monde, mais la seule oreille qui l'entendait ne pouvait lui répondre, parce que pour lui, Dieu, n'était pas là pour l'écouter mais pour simplement s'assurer qu'il soit.

Il entendit son nom et crut que cette voix venait de l'intérieur de lui-même. Une voix féminine, certes, mais celle-là, il la connaissait pour vrai et il se l'était appropriée très tôt, pour aimer sans le pouvoir. L'entendre l'appeler, c'était un plaisir tout simple mais ô combien rassurant. Comme la voix de sa mère, mais cette dernière était de plus en embrouillée, dégarnie de son enveloppe originale. Un arbre mort qui n'a plus que quelques feuilles qui se refusent à abandonner la racine. Ces mots de Thérèse, des bouts de phrases, des mon petit chéri-bibi, des viens souper avant que ça soit frette, des dors bien mon lapin ou la douceureuse mélodie réconfortante du dis-moi ce qui ne va pas, Serge, dis-le à maman. Tout le reste s'était évaporé parce que c'était aussi éparpillé que les grains égarés après la récolte. On ne pouvait jamais tous les retrouver, tous les ramasser.

Le silence des blés d'orOù les histoires vivent. Découvrez maintenant