Chaque fois que Serge fermait les yeux, il invitait la nuit à s'installer définitivement. Il retenait son souffle une fraction de seconde de plus, espérant que cette fois-ci, la noirceur ne garde plus aucune trace du jour. Mais, ses paupières s'ouvraient de nouveau, son esprit attiré par un bruit. Il voyait Avéline tourner autour de chacun des meubles, passer de la cuisine au salon, du salon à la salle à manger, de la table où ils avaient partagé ce repas avec tant d'espoir de temps meilleurs à la fenêtre puis à la porte-fenêtre amputée de la moitié de sa lumière.
Il avait observé un rayon de soleil qui portait sur lui de fines poussières suspendues, comme un bras céleste qui cherchait à le retrouver. Il avait jeté un regard vers le coin sombre, sur le côté du foyer, là où son père entreposait autrefois ses deux fusils de chasse. Il nota la silhouette du boîtier qu'on avait enlevé le jour où il s'était départi de ces vieilles armes sur le conseil de Lefrançois. Il crut les apercevoir, entre ses paupières à demi-fermées, vers une autre balade infructueuse vers le vide profond qu'il se construisait.
Parfois, les yeux fermés, il s'imaginait tous ces mots qu'il avait lus. Une sorte de grande mer où les phrases ondulaient sans fin, chuchotant en lui des histoires entremêlées qui n'avaient plus de sens. Il ne voyait pas les lettres, mais imaginait aisément les déliés de chacune, l'arête des autres, comme une onde infinie où il plongeait la tête, retrouvant ainsi la paix loin de l'obscurantisme des autres. Il pouvait inspirer si profondément qu'il s'imaginait se noyer d'air, exploser d'être, imploser de douleurs.
Il cherchait au fond de lui ce qui l'avait transposé là, dans cet état qui n'en était pas un, du moins à ses yeux. Si Avéline venait le voir pour lui demander s'il allait bien, s'il voulait quelque chose ou si elle pouvait l'aider, des mots surgissaient dans sa gorge puis restaient bloqués là, comme si les laisser s'échapper leur donnerait un autre sens que celui qu'il voudrait transmettre. Il avait l'impression de ne plus être en contrôle de ses pensées. Ni non plus de ses désirs ou de ses idées.
Les minutes s'étirèrent en heures. Sa sœur vint s'asseoir près de lui. Elle lui tint la main longtemps. Elle s'assoupit. Il rêva de Georges. Il y eut de longs moments où le silence extérieur se confondait avec ses silences intérieurs. Ce furent des moments de grâce où il put se retrouver un peu. Cela ne dura pas longtemps. Peut-être une heure ou deux. Il ne les compta pas.
Il ouvrit les yeux une autre fois sans s'être aperçu de les avoir fermés. Il se demanda même s'il n'avait pas encore les yeux fermés et que sa tête lui jouait son cinéma. Il vit Avéline qui pleurait. Elle lui apparaissait comme une très vieille femme, plus vieille que Violette. Décharnée, grise, elle essayait de porter ses mains osseuses sur ses joues flasques, mais des mains la retenaient. Son corps se cabra puis bascula. Serge tendit la main pour la retenir. Son geste brusque réveilla Avéline qui sursauta en voyant cette main au-dessus d'elle, prête à la tirer de son siège.
- Quoi ? Qu'est-ce qui se passe ? Serge, est-ce que ça va ?
Il voulut lui faire signe que oui, mais sa tête se balança de gauche à droite. Il ouvrit la bouche et laissa couler les mots. Ce fut là un immense soulagement autant pour lui que pour Avéline, bien qu'elle était encore sous le choc de s'être fait réveiller si brusquement.
- Tu étais en train de tomber.
Avéline constata que son corps était bien installé sur les coussins du sofa, mais son cœur battait rapidement, encore imprégné de ce rêve fou où justement elle se voyait perdre l'équilibre.
- Je ne tombais pas.
- Tu étais vieille. Très vieille.
- Tu as rêvé, c'est tout.
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Le silence des blés d'or
General FictionÀ la mort de son père avec qui il a vécu toute sa vie, Serge, autiste, hérite de la terre familiale, une ferme centenaire qui a connu de meilleurs jours. C'est une surprise à laquelle personne ne s'attendait. Bien vite, les membres de la famille, le...