Confrontation

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Bérengère fut tentée de fermer la porte et courir s'enfuir dans sa chambre. Elle n'aimait pas le regard de haine qui transpirait du visage de Cédric. Mais que pouvait-elle faire de plus que de l'accueillir dans le salon de l'auberge. Elle préférait en finir une fois pour toutes avec son histoire. Elle ne voulait pas vraiment renouer avec son passé et elle se doutait bien que cet homme en face d'elle ne le voulait pas vraiment non plus. Si c'était une simple question d'argent, tout cela pourrait s'arranger.

– Entre donc, dit-elle enfin. Je m'attendais à ta visite.

Elle lui fit signe de la suivre au salon. Elle ne voulait pas se retourner, sachant toutefois qu'il ne la quittait pas des yeux. S'il avait de mauvaises intentions, il n'oserait pas les mettre en œuvre dans ces lieux. Elle s'approcha du vieux fauteuil recouvert d'une courte pointe et s'assit sans attendre qu'il soit lui-même installé.

– Tu ne me demandes pas comment je t'ai retrouvée, demanda-t-il en croisant les bras.

– Qu'est-ce que ça changerait de le savoir? Tu es là, c'est ce qui compte.

– Et ça compte vraiment, tu penses?

– Si tu es là, c'est que tu veux me parler. Alors, je t'écoute.

Il soupira, visiblement impatient. Cette femme avait tout un culot de se tenir devant lui, froide comme un vieux réfrigérateur tout rouillé abandonné dans un ravin. Après plus de trente années d'absence, elle ne montrait aucun signe de regret. Son visage avait vieilli et il ne reconnaissait plus. Seuls ses yeux dégageaient encore cet aspect sauvage de son âme, un regard fuyant, animé d'une folie certaine. Elle n'était plus la jeune femme toute en rondeurs dont la peau respirait le printemps. Cette fleur s'était flétrie dans sa cachette lointaine.

– Ce serait plutôt à moi de te demander de m'expliquer pourquoi tu m'as abandonné dans cette famille qui n'était pas la mienne.

– Je ne le savais pas, je te le jure.

Il l'observa, cherchant à savoir si elle mentait. Si elle le faisait, cela ne transpirait pas dans sa voix ou dans ses gestes. Cédric était bien loin d'être un expert en la matière, mais il savait deviner le mensonge comme un chien détecte un os dans un tas de détritus. Il était même un peu trop habile avec cette façon de repérer les explications tordues de ses ex-copines. Cette façon de baisser les yeux, de se tripoter les mains, de trouver mille excuses qui ressemblent davantage à du tricot de débutant qu'à une soierie lui sautait toujours aux yeux.

– Combien de gars t'ont farci l'entrejambe, incluant le pauvre Georges? Tu as arrêté de compter après la douzaine?

– Ne sois pas vulgaire, jeune homme. Je n'étais pas une prostituée, quand même!

– Donc, tu connais le nom de mon véritable père?

Elle baissait la tête et hésita à répondre pendant un moment. Si elle lui disait, quelles en seraient les conséquences? Jodoin ne connaissait rien de sa vie après qu'elle eut quitté le garage ce fameux jour-là. Apprendre qu'il était le père d'un gars dans la trentaine n'allait pas lui faire plaisir. S'était-il marié? Avait-il eu des enfants? Était-il seulement encore vivant? Pourquoi Georges désirait-il tant remuer toute cette vase et changer le cours de l'existence de toutes ces personnes? Il avait été certes bafoué et cet affront l'avait blessé encore plus profondément que le départ de Bérengère. Mais, cela n'apporterait rien de plus que des problèmes.

– Je le sais, oui. Mais, il ne le sait pas et je ne veux pas qu'il le sache.

– Encore des mensonges dans ton sac à main! Franchement, tu veux mourir avec tes secrets? Ça ne tenterait pas pour une fois dans ta vie de poser un geste qui te rendrait plus humaine plutôt que de conserver une image de vieille putain qui se croit encore dans la vingtaine?

Les paroles la secouèrent. Il avait raison, évidemment. À force de vouloir fuir, elle avait fini par s'enfouir dans un gouffre sans fond qui l'empêchait de se libérer de ses anciens démons.

– Qu'est-ce que tu veux que je fasse? Je ne sais pas où il est ou s'il est encore vivant. Et si ça se trouve, il ne voudra peut-être pas te reconnaître comme son fils. Ça te tente de vivre ça?

– Au moins, je pourrai vraiment rencontrer celui qui t'a mise enceinte, mon géniteur. Pourquoi ne ferais-tu pas ça pour moi?

Elle secoua la tête. C'était ridicule. Elle ne sentait plus la force de courir les villes pour retrouver son ancien amant. Cette histoire la fatiguait beaucoup plus qu'elle ne le souhaitait.

– Si c'est de l'argent que tu veux, je peux te donner cette somme. Je peux même la tripler au lieu de doubler l'offre de Georges. Tu n'auras qu'à dire au notaire que tu l'as rencontré, ton père. Je n'ai plus l'énergie pour jouer à ces jeux-là.

Cédric sursauta : « Nous y voilà! L'argent! Tu comptes t'en sortir avec simplement de l'argent? Tu n'as écouté ce que je viens de te dire? Je veux savoir qui est mon père. Et tu vas me le dire, c'est aussi simple que ça. »

Bérengère, acculée au pied du mur, ne pouvait plus empêcher que son passé refasse complètement surface. Elle hésita un moment puis dit : « Ton père s'appelle Jacques Jodoin. Il vivait dans la même ville que moi, à l'époque. Drummondville. »

Cédric frémit en entendant ce nom pour la première fois. Il fut tenté de sortir son téléphone intelligent et commencer à faire une recherche sur Internet devant elle, mais il se retint. Il fit un large sourire.

– Tu vois, ce n'est pas si difficile. Cependant, ça ne te donne pas le droit de recevoir le certificat de la mère du siècle. Tu as beaucoup de croûtes à manger avant de pouvoir même en faire la demande. Parlons maintenant argent.

– Je t'ai dit que je te donnerais le triple de ce que Georges t'a laissé en héritage. Je te ferai un chèque de quinze mille dollars dès que je serai de retour chez moi. Tu n'as pas à t'inquiéter.

– Et ce chez-toi, c'est où, exactement? Comment je peux être certain que tu ne vas pas t'évaporer dans la nature avant que j'aie eu le temps de me lever de ce fauteuil?

– Parce que ça ne me tente pas de te faire davantage de mal, répondit-elle, lasse de cette conversation.

– Pour le mal que tu m'as fait, laisse-moi plutôt être juge de ça, s'il te plaît. Alors, où est-ce que tu te caches?

– Pour ça, il faudrait que je te raconte mon histoire depuis mon départ de la maison...

– Alors, tu m'invites à déjeuner et tu me racontes tout ça. Ça risque d'être pathétique, mais j'ai tout mon temps.


Le silence des blés d'orOù les histoires vivent. Découvrez maintenant