Une amitié toute particulière était née, à partir de ce jour. Serge était sorti de sa terreur et s'était montré plus ouvert aux moments de la vie, reprenant peu à peu ses activités. Son père, le voyant sourire, même si c'était toujours des raisons plus ou moins obscures, s'était rapproché de lui, lui confiant des tâches qu'il exécutait geste par geste, comme son père le lui avait montré.
C'est cette proximité nouvellement acquise qui rendit la relation entre le père et le fils si spéciale. Elle s'était bâtie tout en douceur, dans le respect de chacun. Si Georges parfois poussait trop son fils à parfaire une de ses tâches, Serge pouvait se recroqueviller sur lui-même et cesser de bouger. Alors, comme le lui avait conseillé Jean-François, il fallait s'y plier nous aussi et surtout pas se braquer devant ce mutisme déstabilisant. Mais, ces moments ne duraient jamais longtemps parce que Serge désirait que ces contacts demeurent au coeur de sa vie, même s'il privilégiait souvent la solitude et le plaisir de lire, cette nouveauté qui lui permettait de s'immiscer dans des mondes où tout était possible. Cette passion pour la lecture, il la tenait de son ami qui, à chaque visite, lui apportait un ou deux livres cueillis dans les bazars ou chez l'antiquaire Baudoin qu'il payait vingt-cinq ou cinquante sous.
Chaque livre que Serge lisait se retrouvait ensuite sur une tablette que George avait installée sur le mur de la cabane voisine de la maison où on y rangeait aussi les objets encombrants la maison, des antiquités venues d'une autre époque, ou des appareils brisés dont George extrayait parfois une pièce pour bricoler une réparation de son cru. Bien vite, il eut à installer une deuxième tablette pour satisfaire les besoins de son fils qui passait des heures à les classer de façon différente à chaque fois. Par ordre alphabétique du titre, du nom de l'auteur, par la couleur du dos, par l'épaisseur, par la hauteur, chaque fois caressant l'ouvrage comme s'il eût été une pierre précieuse. Il les époussetait, les feuilletait en humant le parfum du papier, différent d'un livre à l'autre, selon son âge et sa provenance. Mais jamais il ne les lisait deux fois de suite parce qu'il les mémorisait sans vraiment le savoir. Plus souvent qu'autrement, il citait un passage d'un de ces ouvrages, faute de savoir quoi dire lorsqu'on lui parlait de choses qui le dépassait.
Il n'avait pas de goûts particuliers ni de préférences. Il pouvait lire de la science-fiction puis un roman policier pour se laisser bercer par un grand classique. Jamais il ne se plaignait de la qualité d'un roman, l'absorbant tout simplement sans soucier de rien d'autre que de s'évader avec les personnages fictifs. Bien entendu, il avait lu la Bible et son extraordinaire mémoire avait été d'un grand secours lorsque Jean-François put finalement reprendre ses études après la mort de son père et la vente de la ferme. Il consulta maintes fois son ami pour retrouver un passage nécessaire à parfaire ses connaissances en études de théologie puis, beaucoup plus tard, lorsqu'il revint au village de Val-des-Anges à titre de curé pour l'aider à rédiger ses sermons. Serge ne comprenait pas tout ces mots mais pouvait à tout le moins citer les phrases de certains ouvrages qui les contenaient. C'était un prodige qui fascinait ceux qui ne le côtoyaient pas au quotidien mais un calvaire pour sa famille qui ne pouvait pas tenir une conversation normale sans que l'adolescent puis l'adulte ne vienne y ajouter une citation sorti de sa mémoire. Au début, c'était plutôt amusant mais cette façon de communiquer devint rapidement un poids dans la maison familiale. Pourtant, personne ne manifesta cet agacement, à part bien-sûr le demi-frère, Cédric, qui avait toujours été l'infatiguable rebelle qui ne se gênait pas pour dire tout ce qui lui passait par la tête, ce qui faisait rire Serge qui ne comprenait pas le mal qu'il lui faisait.
Serge vivait donc ainsi auprès de son père depuis cinquante-trois ans, entre les travaux guidés du paternel et les innombrables lectures, il ne pouvait se plaindre du moindre mal si ce n'est que de ne pas toujours comprendre les subtilités de la vie de tout ce monde qui l'entourait. Lorsqu'Avéline quitta le nid familial pour épouser son docteur ontarien Gill Durant, il la chercha longtemps dans les pièces vides de la maison mais finit par s'y habituer même si parfois, il lui arrivait encore de l'appeler à haute voix en espérant qu'elle vienne le trouver pour le rassurer. Quand Cédric fit sa première fugue, Serge marcha sur le bord de la route sur treize kilomètres cherchant du regard le sac à dos rouge de son demi-frère entre les branchages ou les blés jaunes, jusqu'à ce qu'un agent de la Sûreté du Québec le retrouve affamé et transis sous une pluie fine d'automne. Cédric fugua de nouveau. Mais, après être retourné au sein de la maison familiale et après avoir épuisé toutes ses ressources, Serge l'aida à préparer son sac. Il lui serra la main, citant un passage de Sur la route, de Jack Kérouac :
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Le silence des blés d'or
General FictionÀ la mort de son père avec qui il a vécu toute sa vie, Serge, autiste, hérite de la terre familiale, une ferme centenaire qui a connu de meilleurs jours. C'est une surprise à laquelle personne ne s'attendait. Bien vite, les membres de la famille, le...