Le vide (partie 1)

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Georges et Bérengère se virent plusieurs fois par mois, mais elle vint s'installer à la ferme au début de mars de l'année suivante.

Enceinte jusqu'au cou, elle peinait à marcher lorsque les déménageurs emportèrent les quelques boîtes et meubles qu'elle n'avait pas vendus après la vente de la maison de son défunt mari.

Cédric est né le 19 mai 1976. Cette arrivée fut un grand soulagement, non seulement pour Bérengère qui eut à souffrir des affres de l'accouchement pour la première fois de sa vie, mais aussi pour Georges qui vit ses deux enfants accueillir le garçon avec énormément de joie. La magie s'était opérée. Il faut dire que Bérengère avait été des plus aimables avec ses enfants tout au long de la grossesse. Elle faisait preuve de beaucoup de patience et avait mis de côté ses sarcasmes et allusions qui avaient tant agacé Avéline au début. Cette dernière s'était lentement laissée apprivoisée, comme un animal qui a déjà été blessé plus d'une fois. Elle ne lui parla pas au début et Bérengère ne s'en offusquait pas. Elle calmait Georges qui menaçait de faire de grandes colères, ce qui n'aurait rien arrangé. Lorsque la femme vint enfin s'installer, la jeune fille n'eut pas vraiment le choix de vivre auprès d'elle, si ce n'est que par pure politesse et respect. Elle vint s'asseoir à la table avec eux, mangeait en silence et retournait vaquer à ses occupations sans plus. Elle avait décidé de mettre des efforts dans ses études, surtout si elle voulait quitter la ferme dès ses dix-huit ans pour aller en ville et travailler.

Mais la venue du bébé changea tout. D'abord, il était tout souriant et ne faisait presque pas de crises, dormant la plupart du temps après avoir goulûment avalé son repas du sein de sa mère. Les deux adolescents se chamaillaient pour qui lui ferait faire son rot ou encore le bercer jusqu'à ce qu'il s'endorme. Ensuite, on se plaçait près de lui, admirant son petit visage d'ange jusqu'à ce que Georges exige de l'un ou de l'autre un peu d'aide pour les tâches du quotidien. Avec le printemps qui était revenu assez tôt, il ne manquait pas de travail et Bérengère préférait de loin s'occuper des tâches ménagères plutôt que de se salir les mains dans la terre.

Ce tableau de bonheur occupa toute la place jusqu'au troisième anniversaire de Cédric.

Ce matin-là, le petit, qui aimait courir partout dans la maison derrière son grand frère Serge qui n'avait aucune difficulté à se laisser convaincre, Bérengère mentionna à Georges qu'elle pensait « partir ». Ce dernier, occupé à décrotter ses bottines sur le bout du balcon, avait entendu ce mot, mais dans sa tête, il signifiait « partir pour faire les courses » ou « partir pour aller se faire coiffer ». Il acquiesça et Bérengère soupira : « Tu m'as bien entendu, Georges? »

Il leva la tête, le visage rougi par l'effort et la chaleur qui devenait insupportable à cette heure du midi.

– Bien-sûr que je t'ai entendu, ma chérie. Tu veux bien que je finisse ça avant de dîner? J'ai une tonne de travail à faire et je ne verrai pas le bout si passe mon temps à jacasser.

Elle déposa le bol de carottes qu'elle était en train d'éplucher et rentra sans dire un mot de plus. Avéline, qui étudiait pour son examen final de mathématiques la regarda passer tout droit devant elle, le visage tordu par une grimace qu'elle eut du mal à déchiffrer. Bérengère, malgré sa bonne humeur constante, vivait parfois des creux qui la rendaient irritable et elle préférait alors s'éclipser pour une fin de semaine à Québec chez sa sœur, où elle pouvait décrocher de sa nouvelle vie un peu trop chargée à son goût. Même si Cédric était un enfant modèle, il n'en demeurait pas moins qu'il était actif et parfois même turbulent, comme tous les enfants en bas âge. Il demandait de l'attention et sa mère, qui ne lésinait pas sur les demandes de son fils, manifestait parfois un air de lassitude qu'Avéline avait remarquée sans toutefois en faire le commentaire.

Ce jour-là, donc, Bérengère avait abandonné la préparation du repas pour monter à sa chambre et y resta enfermée jusqu'au souper. Comme le repas n'était pas près, Georges s'en inquiéta et monta la rejoindre.

Il frappa doucement à la porte et attendit qu'elle l'invite à entrer ce qu'elle fit après le deuxième essai.

Lorsqu'il entra, il vit qu'elle préparait ses valises.

- Tu vas passer quelques jours chez ta sœur ce week-end? demanda-t-il en voyant les vêtements étalés sur le lit.

Elle ne répondit pas, pliant soigneusement un chemisier.

« C'est un peu tôt pour te préparer, tu ne trouves pas. On n'est que mercredi... D'habitude, tu prépares pas mal plus à la dernière minute, non? »

Elle garda le silence, ce qui commença à l'irriter, mais il savait que lorsqu'elle vivait ces moments de déprime, il valait mieux lui laisser un peu d'air.

« Je vais réchauffer des trucs. Si tu as faim, tu viendras te joindre à nous. Ou plus tard... »



Le silence des blés d'orOù les histoires vivent. Découvrez maintenant