Entre voisins

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Jean-François préféra le laisser poursuivre sa pensée plus tôt que de la harceler de questions. La journée avait été assez pénible comme ça et ce qu'il s'apprêtait à lui annoncer ne la rendra pas plus agréable.

« Je sais qu'elle m'aime. Elle ne s'en est pas cachée, au contraire, et je ne parle pas de... enfin, de l'incident d'hier nécessairement. Elle a souvent montré que je ne lui étais pas indifférent. »

Il se pencha un peu vers la viande, la tête dans la fumée de cuisson. Il respira un bon coup.

« Je ne sais pas ce que c'est l'amour, je pense. Je ne ressens pas ça comme dans les livres ou comme Avéline. Je crois que j'ai désiré Avéline. C'est quelque chose qui vient d'en dedans. Le désir. En dedans. L'amour, je ne sais pas. C'est peut-être aussi là, en dedans, aussi. Peut-être. »

- L'amour, c'est un grand mystère, mon cher ami, dit Jean-François. Si tu me posais la même question, je te répondrais probablement de la même façon. De toute façon, tout vient d'en dedans, n'est-ce pas ? Si quelqu'un comme Chantal t'aime, ça ne vient pas de toi, mais ça entre dans ta tête et ça fait son chemin. Le plus difficile, c'est de prendre ce qui en résulte et le transformer en quelque chose de concret. Un sentiment, une émotion. Mais c'est souvent seulement un brouillon. Même les psychologues ne savent pas trop quoi en penser. Alors, ne t'en fais pas trop avec ça.

- Je ne m'en fais pas. Mais tout le monde s'en fait. Pour moi, je veux dire.

- Serge, on a le droit de s'inquiéter pour toi quand même.

- Peut-être.

- Tu es d'accord que si tu ne ressens rien pour Chantal, ce n'est pas de l'amour, non ?

Il acquiesça.

« Alors, pourquoi te donnerais-tu l'illusion que ce qu'elle ressent pour toi serait de même pour toi ? L'amour, ce n'est pas une décision prise par l'autre. Ça doit venir d'en dedans, comme tu le dis si bien. »

- C'est possible. Je ne me pose pas cette question.

- Serge, si tu as envie d'un bon steak qu'on grille sur le feu comme ça, tu salives, ton ventre gargouille. Tu anticipes la texture, le goût, les saveurs, la chaleur de la cuisson. Ce n'est pas moi qui te fais entrer ça dans ta tête, c'est vrai ou non ?

- Un bon steak.

- Alors, c'est la même chose pour l'amour. Si tu n'as pas ces sensations qui te chavirent, alors il n'y a qu'un écran de fumée. Ce n'est pas à elle de te dire de l'aimer ou comment l'aimer.

Serge tendit l'assiette afin que son ami y dépose les steaks. Il avait déjà oublié la discussion sur l'amour. Il fixait la viande avec appétit.

Jean-François grattait les grilles tout en continuant de lui parler : « Chantal Pronovost est peut-être une femme dangereuse, Serge. Il faut que tu gardes ça à l'esprit. Elle est troublée. Elle a assurément des problèmes psychologiques. Ce qu'elle a fait hier, dans ta chambre, c'était peut-être innocent en apparence, mais elle avait un plan en tête. Semer le désir en toi, te mêler dans tes sentiments envers elle. Mais, elle s'est aussi tailladée les poignets et elle marchait presque nue sur la route, en espérant peut-être se rendre à temps à la ferme pour que tu lui sauves la vie. C'est une provocatrice. Est-ce que tu comprends ça ? »

- Elle va revenir ?

- C'est possible. Elle a quitté l'hôpital de Montmorency il y a quelques heures. Personne ne sait où elle se trouve. Mais elle a laissé un message qui indiquait qu'elle s'en venait retrouver son amour.

- Oh...

Serge jeta un regard sur la route. Il se tourna sur lui-même et chercha à travers les hautes herbes dorées qui se balançaient doucement sous la brise de cette fin de journée.

Le silence des blés d'orOù les histoires vivent. Découvrez maintenant