Vue sur mer

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Ils se dirigèrent tous les deux vers la salle à manger qui était déjà occupée par plusieurs touristes qui profitaient de la vue sur le fleuve, malgré le temps plutôt couvert. Cédric commanda une assiette champêtre tout ce qu'il y a de plus classique, soit des œufs, du bacon, des fèves au lard, des pommes de terre rissolées, des rôties et un plateau de morceaux de fruits. Bérengère opta pour des croissants, de la marmelade et une tisane. Elle hésita avant de commencer son récit. C'était tout de même une partie de sa vie dont elle était plutôt fière. Après des débuts plutôt rocambolesques, elle s'était assagie avec les années et la vie de couple avait pris le dessus, laissant derrière elle ses multiples frasques et son tempérament aventureux. Ce ne fut jamais une histoire d'argent, bien que son amant, ce cher Frédéric, en disposait plus qu'elle n'en aurait jamais souhaité.

– Je t'écoute, dit enfin Cédric qui avait déjà entamé son déjeuner sans l'attendre.

– Je ne sais pas trop par quoi commencer. Pour être vraiment honnête avec toi, j'aimerais mieux éviter de parler des raisons qui m'ont poussée à m'en aller.

– Ça serait en effet mieux pour ma digestion, tu as raison.

Elle but une gorgée de sa tisane et regarda les quelques nuages gris qui se déplaçaient rapidement à l'horizon. Le ciel était d'un bleu profond qui lui rappelait la Méditerranée. Elle aurait mieux aimé se retrouver dans le confort de la maison de son amant plutôt qu'à ressasser le passé avec un homme qui lui était totalement inconnu.

– Les premiers jours, j'ai été chez ma sœur, à Québec. J'étais certaine que ça allait me passer. Je veux dire, cette idée folle de m'en aller loin de tout ça, de ma vie à la ferme. J'étais nerveuse. Je ne tenais pas en place. Cent fois, j'ai dit à ma sœur: « Je vais m'en retourner là-bas. Je suis folle! ». Elle était plus que d'accord, évidemment. Cent fois aussi, je me suis dit que c'était trop tard et qu'il fallait que je passe à autre chose.

Elle s'était donné une semaine pour tirer tout cela au clair. Tous les soirs, elle sortait se promener dans les rues bondées de touristes. Elle flânait dans les boutiques ou s'asseyait à une table sur une terrasse et sirotait un café ou un chocolat chaud en rêvassant. Plus les jours passaient, moins l'envie de retourner vivre à Val-des-Anges se manifestait. Elle goûtait doucement au retour de la liberté dans sa vie.

Un après-midi alors qu'elle était seule à la maison, elle avait composé le numéro de téléphone de Jodoin. Après trois sonneries, elle reconnut la voix rude de cet homme qu'elle avait également rejeté de sa vie. Elle avait tenté de parler, mais comme avec Georges quelques années plus tôt, elle fut incapable de prononcer une seule parole. Elle raccrocha, furieuse de s'être à nouveau laissée emporter par ce désir de retourner en arrière.

Elle avait fourré des fruits et des biscuits dans un sac à dos, ramassé deux bouteilles d'eau de source et s'était dirigée dans le Vieux-Québec pour se mêler à la foule et se laisser porter par le moment présent.

C'est ainsi qu'elle se retrouva sur la Terrasse Dufferin à marcher sans réfléchir, respirant l'air frais de premier jour de liberté qui s'immisçait dans sa tête. Elle admirait la vue du fleuve qui s'élargissait vers l'est, où les grands bateaux circulaient tout doucement sur ce tapis bleu indigo.

Elle décida de descendre les centaines de marches menant au quartier du Petit Champlain pour explorer les boutiques. Portée par ce nouvel élan, elle trébucha et se tourna la cheville à moitié chemin entre la terrasse et la rue des boutiques. Elle s'appuya sur la rampe, grimaçant de douleur, et jura. Un groupe de touristes français qui la suivait s'arrêta à ses côtés et un des quatre hommes s'inquiéta de la voir ainsi souffrir.

– Ça ira, merci. Je vais aller m'asseoir là-bas. Ça va passer.

Elle avait fait deux pas et trébucha de nouveau tant la douleur se fit sentir. L'homme proposa son bras, se moquant de sa fausse assurance.

Le silence des blés d'orOù les histoires vivent. Découvrez maintenant