La récolte de ce que l'on sème

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Il arrive parfois que la nuit tombe plus vite qu'à son habitude. Une ombre est jetée, obscurcissant tout du jour et des lendemains. Le silence n'arrive pas à masquer les cris de l'âme qui nous arrache des larmes de sang. La fuite est la première arme contre cette attaque qui vient de nulle part. Il ne reste plus qu'à attendre la mort, si toutefois elle daignait venir.

Georges ressentit la nouvelle comme un poids lourd venait de lui passer sur le corps. Ce monstre de femme qui se tenait devant lui, fière de sa violente annonce attendait qu'il réagisse. Il se sentait comme s'il venait d'être jeté du haut d'un précipice, n'ayant d'yeux que le sol qui venait lui plus rapidement qu'il ne tombait, une force d'attraction décuplée par le désespoir dans lequel il baignait.

Il vit les yeux de Violette se fermer, comme si elle s'apprêtait à ne plus jamais les ouvrir. Et si elle le faisait, ce ne serait pas pour le regarder tomber davantage dans ces propres limbes. Il voulut lui tendre les bras pour l'arracher à cet instant terrible où la déception achevait de lui déchirer le cœur. C'en était fini, il le savait. Cette fragile amitié s'était tout à coup répandue en une fine poussière que le moindre soupir avait fini par éparpiller dans la vastitude du vide.

Le rideau, à l'étage, retomba, éloignant du coup les deux fragiles âmes qui venaient d'apprendre que leur univers se rétrécissait davantage, ne leur laissant plus l'espace de bonheur si chèrement payé. Georges aurait aimé avoir des bras pouvant s'étendre sur toute cette peine qu'il causait à ses proches et les prendre contre son cœur pour les rassurer.

Puis, l'attitude mesquine de Bérengère céda la place à un regard de biche, certaine de se voir déchirée puis avalée par une bête sauvage. Elle laissa tomber ses sacs et s'effondra sur le gravier, déchirant ses bas, les genoux écorchés. Les pleurs vinrent briser la digue qui lui faisait office de paravent contre sa propre indécence, qui, dans les circonstances, était exagérée. Quel était donc ce jeu auquel elle se livrait? Était-elle vraiment secouée, cachant son jeu par une fausse assurance ou encore se prêtait-elle à une séance de dramatisation pour se faufiler dans son cœur afin de mieux l'hameçonner?

Ce fut Violette qui fit tourner le vent, un vent froid et sec qui scia les jambes de son nouvel ami : « Je vais vous laisser régler ça tous les deux, je crois, a-t-elle dit. Je pense que je suis de trop ici. »

Georges cherchait ses mots et ne trouva rien d'intelligent à dire. Il se sentait bête, comme si son cerveau avait été atteint d'une dose de radiation qui avait effacé tout de sa mémoire.

– Je te rappellerai...

Elle lui répondit que ce n'était pas nécessaire et s'en alla, ne laissant rien d'autre derrière elle qu'un souvenir douloureux. Georges ressentit ce départ comme un deuxième veuvage, anéanti par l'arrivée inopinée de cette nouvelle. Paralysé, il vit la voiture s'éloigner alors qu'un râle montait dans sa gorge.

Bérengère essayait de se relever, affaiblie par sa chute et cette peine qui l'avait littéralement jetée au sol.

– Je veux mourir. Je vais mourir, j'en suis certaine.

Il fallut quelques minutes pour que Georges réalise que cette voix sortait de la bouche de la femme écrasée devant lui. Le visage inondé de larmes, elle lui tendait les bras, espérant sans doute qu'il puisse la réconforter. Elle vit ses genoux en sang et ses pleurs doublèrent d'intensité.

– Arrête, s'écria-t-il enfin, retrouvant ses sens. Arrête de pleurnicher et relève-toi.

Il tendit les bras, attendri par le regard que lui portait cette femme qui venait de tout chambouler dans sa vie.

« Viens, on va rentrer et parler. Tu ne vas te donner en spectacle comme ça jusqu'à ce que le soleil se couche. Allez, un petit effort, Bérengère, je t'en prie. »

Elle s'excusait, disait qu'elle allait partir, qu'elle avait tout gâché, qu'elle ne méritait pas qu'il s'occupe d'elle...

Elle se lamenta ainsi jusque dans la cuisine où elle s'effondra sur une chaise et se laissa aller à une autre rafale de pleurs. Il lui offrit un verre d'eau et s'assit à ses côtés, le temps qu'elle se calme un peu. La nouvelle avait de quoi le rendre malade. Si c'était vrai qu'elle attendait un enfant de lui, il n'y avait pas trente-six solutions. Bien que l'avortement était considéré de plus en plus comme une option acceptable dans la société des années soixante-dix, il n'en restait pas moins que dans l'esprit de Georges, poser un tel geste revenait à commettre un crime. Cette petite chose innocente qui grandissait dans le ventre d'une femme était sacrée, non pas dans le sens religieux comme tel, mais dans une optique purement humaine. Il était peut-être vieux jeu avec ses idées issues d'une autre époque, mais pour lui, l'avortement, comme le divorce ou l'euthanasie étaient des actes qui n'entraient pas dans sa façon de voir les choses de la vie.

Bérengère se calma enfin et releva son corps affalé pour essayer de montrer un peu de prestance, sinon de l'assurance :

– J'ai été stupide de venir te lancer ça à la figure comme une adolescente frustrée. Georges, j'ai mal agi avec toi, j'en suis consciente. Je t'ai laissé en plan au motel parce que j'avais peur de m'engager, peur de me retrouver en amour, peur de ranimer quelque chose en moi que je croyais morte avec mon mari. Oui, je suis partie en sauvageonne; oui, j'ai appelé un gars qui m'avait dans l'œil pour qu'il vienne me chercher avant que tu sortes de la douche; oui, j'avais une peur noire que tu me dises que ça avait été bien nous deux, mais que ça s'arrêterait là. Je n'ai pas d'excuse qui puisse être satisfaisante. J'ai été une vraie idiote.

– Arrête de te blâmer. C'est vrai que ç'a été un peu raide pour moi aussi. Tu es partie vite et je ne suis plus sûr si ça faisait mon affaire ou pas. J'étais aussi mêlé que toi. Mais je ne me serais pas enfui par la petite fenêtre de la salle de bain, si tu veux savoir. J'aurais pris le temps de jaser de ça avec toi. Au lieu de ça, je n'ai rien dit. On pourrait même dire que tu l'as ressenti et c'est normal que tu sois partie sans me dire au revoir.

– Normal...

Elle resta devant lui le regard plongé dans un vide qui leur donnait de l'espace pour se retrouver. Elle lui prit la main et la caressa longuement avant de reprendre la conversation :

« Si tu ne veux pas de cet enfant, je peux... »

Il se raidit : «Non! Jamais! Au grand jamais! Tu ne vas pas te débarrasser de lui. Ce n'est pas humain, même d'y penser. Je ne veux rien entendre de ça. »

Il s'attendit à ce qu'elle proteste, mais il vit naître sur ses lèvres un sourire qui le rassura.

– Alors, si on le garde, on fera quoi? Je ne veux pas t'imposer ça.

Il l'observa un moment. Il se demandait s'il n'était pas en train de se faire embobiner.


Le silence des blés d'orOù les histoires vivent. Découvrez maintenant