Égarements (I)

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Serge attendit que Chantal soit vraiment partie pour fermer la porte de sa chambre. Il abaissa le store et se retrouva dans la pénombre, enfin seul.

Tout tournait dans sa tête. Trop de mots et trop d'images se bousculaient. Il n'arrivait pas à se faire à l'idée que son père ne soit plus là. Ce n'était pas en tant que confident qu'il se l'imaginait, mais comme une partie intégrante de sa vie. Comme un arbre centenaire planté au milieu d'un champ, qui tient lieu de phare pour mieux s'ancrer dans le quotidien.

Avec lui, il n'était pas besoin de parler ou de se justifier. Son père lui parlait, mais c'était pour meubler le silence, nourrir le moment. Il aimait raconter des histoires de son enfance, des expériences de la terre, de sa femme, qu'il vénérait depuis toujours malgré la présence, à l'époque, de Bérengère dans leur vie à tous.

Serge l'écoutait comme il écoutait le bruit du vent dans les hautes tiges de blé, comme il entendait le vacarme de la machinerie, imaginant les pièces frotter les unes contre les autres, l'explosion de l'essence dans le moteur, le métal grugeant la terre ou étêtant le fruit de leur labeur. C'était là sa seule vie. Il aimait certes se retrouver dans les univers des écrivains, plongé dans la lecture de ses romans qui l'amenaient aux quatre coins du monde, loin des futilités qui occupaient leur vie le reste du temps. Ces voyages de l'imaginaire étaient précieux, car ils l'empêchaient de sombrer dans un tourbillon de pensées qui le mèneraient vers le désespoir.

Or, il allait probablement être confronté à cette dure réalité d'ici quelques jours alors que le souvenir de ces rencontres précieuses allait s'étioler avec la dure réalité de la mort de son père. Alors que le vieil homme brisé par la maladie gisait sur son lit, plongé dans un coma irréversible, il le voyait encore comme un être vivant, espérant toujours qu'il se réveille et qu'ils se retrouvent dans les champs ou dans la grange, à reprendre la conversation là où ils l'avaient laissée, quelque part entre une bonne blague de l'oncle Marcel ou un semis qui avait « fondu » à cause d'un champignon. Peu lui importait les points de suspension, pourvu que les paroles du père reprennent le chemin de la vie, afin de les mener là où le moment les mènerait.

Ce silence, dans cette chambre, se faisait lourd. Pourtant, à travers les larmes qui coulaient sur ses joues, il ressentait une présence, celle de Chantal qui avait laissé une odeur charnelle et qui avait éveillé en lui une autre page de soin passé qui lui donna le vertige.

Il ne connaissait rien de l'amour. Pour lui, ce sentiment qui habite le cœur des hommes et des femmes est une page romanesque qui entraîne dans son sillage une multitude d'événements tous chacun aussi tragique que merveilleux. Il savait les apprécier et, grâce à ses nombreuses lectures, il pouvait les comparer avec la vie de tous les jours.

Il avait vu son père pleurer la mort de sa femme. Il l'avait vu aussi désemparé devant Violette, la pauvre veuve du boulanger, et Bérengère, la femme qui a jeté une ombre sur leur petite famille dénucléarisée. Pour lui, ces émotions fortes traversaient son esprit comme un nuage qui finit par s'effacer pour remettre le bleu du ciel à sa place. Il n'était ni optimiste ni pessimiste. Et pourtant, en tant que témoin de ces hauts et ses bas du cœur et de la raison, il tâchait de manifester un peu d'intérêt, si ce n'est de compassion et d'empathie. C'était un exercice complexe qu'il devait mesurer pour ne pas en faire trop ce qui, habituellement, troublait ses proches. Comme ce geste de vouloir prendre son demi-frère dans ses bras. Combien de fois avait-il vu ou lu à propos de ce geste simple qui réconforte les autres.

Il s'étendit sur le lit, en proie à un autre mal de tête qu'il sentait monter en lui depuis le bas de son dos. Il relâcha cette tension et respira à fond. Mais les larmes continuaient de couler sans qu'il sache vraiment pourquoi.

Le silence des blés d'orOù les histoires vivent. Découvrez maintenant