Une voie inconnue

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Georges Éthier n'était pas un homme de foule, ni de confidences. Comme il se levait toujours aux aurores pour s'occuper des choses de la terre, comptant sur la lumière du jour pour chasser l'ennui et ses sombres pensées, c'est entre ses sillons qu'on pouvait le trouver, jouant du silence comme un virtuose. Cette musique qui était sienne, il avait tenté de l'inculquer à son fils dès que le diagnostic du syndrome d'Asperger était tombé, le laissant lui et sa femme, dans un état plutôt serein, contrairement à ce que la majorité des villageois de Val-des-Anges auraient pu penser. Le petit, silencieux depuis sa naissance, n'avait pas montré de plaisir à apprendre à parler ni même à manifester sa joie en voyant deux poules se chamailler ou simplement courir devant son ombre pour plonger dans un tas de foin. Serge était un solitaire, un rêveur, disait-on, pour justifier son air détaché et son regard plutôt évasif.

Évidemment, le nom exact de ce triste état n'était pas connu sous ce vocable précis. Même le mot « autiste » ne signifiait presque rien pour les gens qui vivaient de la terre dans ces années soixante. Un enfant comme lui, on le considérait comme attardé, déficient ou encore fou, ce qui était réducteur, mais juste dans l'esprit des cultivateurs qui avaient tout appris de l'élevage des bœufs ou de la culture des légumes en brassant du fumier et en observant les nuages. On était bien loin de la science infuse et, franchement, qui s'en souciait?

Ce n'est pas pour dénigrer cette race qui préfère mettre la main dans la terre à se gratter le ciboulot pour expliquer tout et rien avec de grandes théories. Mais, il y avait plus urgent, car chaque jour se révélait plus précieux que le précédent, cherchant à optimiser son travail pour en récolter le plus grand nombre de fruits. On respectait ce qu'on appelait les accidents de parcours que la nature glissait çà et là dans le cycle éternel de la reproduction. On fermait les yeux, sans juger, sans même rejeter. L'acceptation de l'exception était, somme tout, une entente tacite entourée de silences et d'yeux baissés lorsque la vue de certains blessait les plus fragiles.

C'était plutôt les enfants entre eux qui jouaient à des batailles des plus cruelles, ceignant de leurs mots la douleur des plus faibles comme un fouet qui leur déchire l'âme. Mais, heureusement pour le petit Serge, ces attaques ne l'atteignaient pas. Du reste, Thérèse, sa mère, évitait de l'amener au village au cours du weekend, préférant les jours de classe pour faire ses courses, évitant ainsi les confrontations avec les plus méchants des écoliers du coin qui étaient au courant de cet état, mais dont ils en ignoraient les moindres détails.

Thérèse chérissait son ange. Elle le couvait de tout son amour, oubliant la maladie, jurant qu'elle en ferait un grand homme autant physiquement qu'intellectuellement. Ainsi, Serge grandit avec l'impression qu'il était un enfant normal. Georges, quant à lui, aimait l'avoir près de lui lorsqu'il s'affairait aux petites tâches du quotidien. Il l'asseyait à ses côtés sur le tracteur lorsqu'il retournait la terre, pour les semis, pour la récolte. C'était bien avant la machinerie moderne qui, hélas, a tout fait pour effacer ce dur plaisir d'arracher à la terre une vie qui profiterait aux autres. Cultiver l'or nourricier, voilà ce qu'était l'agriculture de cette époque qui en était à ses derniers râles, avant de céder au mercantilisme et à l'exploitation sauvage.

Serge aimait la nature et c'était là le seul espoir de sa survie. Il fallait le voir s'approcher doucement d'un bouquet de fleurs sauvages et s'asseoir pour observer le manège laborieux des abeilles ou la nonchalance des papillons batifolant entre les muguets ou les marguerites. On pouvait le voir sourire lors de ce rituel empli de sérénité et d'intensité. Il était même difficile de l'extirper de cette rêverie pour le faire prendre son goûter ou simplement l'enlever des rayons brûlants du jour pour lui éviter un coup de soleil.

À la mort de sa mère, Serge sombra dans une profonde léthargie. Pour lui, cette disparition signifiait la fin du monde. Le cancer du sein qui avait rapidement transformé cette femme d'une grande beauté en une ombre froide et grise avait repoussé les progrès de l'enfant, alors âgé de douze ans, dans les corridors d'un labyrinthe aux parois rapprochées duquel personne ne savait l'extirper. Cette époque était devenue celle des crises inattendues, des regards noirs et de longues périodes sans manger ou sans dormir. Le docteur Martin, ami de Georges depuis toujours, se perdait en conjectures quant au pronostic de cet état fragile et déstabilisant. On dut même le forcer à s'alimenter et lui administrer des somnifères pour qu'il puisse récupérer le peu d'énergie qui lui restait au fond de lui-même.

Le silence des blés d'orOù les histoires vivent. Découvrez maintenant