M. Sullivan :― Encore à traîner ici, fillette ?
Sans me daigner me tourner vers lui, je lève les yeux au ciel tandis que mes cinq doigts creusent la terre.
C'est l'heure de sa pause cigarette dans l'arrière coure. Dans mon jardin secret. Une fâcheuse habitude qui me porte sur les nerfs.
Si j'avais été un animal, sa présence aurait été pressenti comme une violation de mon territoire.
― Tu es muette ?
Je tressaille et secoue la tête doucement.
Il a un sourire en coin.
― Ok. C'est bon à savoir qu'il y a une langue à délier derrière tant de timidité.
― En quoi mon papier est magnifique ?
― Ah je savais bien que tu allais parler !
Je le regarde.
Assis les jambes croisées, un pull par-dessus sa chemise et une capuche sur la tête, il me rend mon regard avec une désinvolture troublante.
Ce professeur partage des caractéristiques avec les délinquants de nos jours...
Il me regarde creuser mon trou et y enterrer mon poème avec le plus grand soin.
Sa présence me rend inconfortable.
― Tu te souviens de chaque emplacement ?finit-il par briser le silence.
Je retourne la terre et les grains dégringolent entre mes doigts pour former une avalanche lilliputienne sur mon poème. Mes mots sont désormais enfouis sous des centimètres de profondeur, privés d'oxygène.
― ...oui.
― Dire qu'au départ j'ai pensé qu'il y avait une taupe dans le coin.
Je ne réponds rien. La taupe c'est moi, j'avais compris.
― Tu espères que quelqu'un d'autre trouve tes poèmes comme les capsules temporelles ?
Son ton n'est pas mordant, ni moqueur mais ça m'ennuie de devoir lui répondre. La politesse m'y force.
― Ce n'est pas destiné aux vivants, je réponds en tournant la tête vers lui.
Son regard est déjà fixé sur moi et je ne soutiens comme je peux. La fumée lui fait plisser les yeux. Il a l'air intrigué.
― Je vois. Qu'en est-il des mourants ?
― Les vivants sont tous des mourants, je réplique.
― Donc tu parles de fantômes ?
Je reviens à mon silence buté et boudeur.
Il écrase sa cigarette et alors que je reviens à mon trou, j'entends ses pas approcher. Je me crispe de l'intérieur alors que son ombre se dresse au-dessus de moi tel un pont.
― Tu ne m'aimes pas beaucoup, n'est-ce pas ?
Je lève les yeux pour soutenir son regard indéchiffrable.
― Pas beaucoup non, je confirme sans cacher mon hostilité.
― Est-ce parce que j'ai déterré ton mot l'autre jour ?
― En partie.
Une petite voix paniquée communément appelée conscience me crie de me taire : je vais avoir un avertissement. Une heure de colle suffit largement.
Il a un sourire étonné.
― En partie ? Qu'est-ce que j'ai fait d'autre ?
― Votre présence ici à chaque pause. Vos questions indiscrètes. Vos mégots.
Son sourire s'élargit encore plus.
― Ah, ça fait beaucoup en effet. Désolé d'empiéter sur ta cachette.
Il y a une différence entre être désolé et être sincèrement désolé.
En fusillant le trou du regard à défaut et à l'instar du professeur, je grogne :
― Peu importe.
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Agapè (Sweet Lessons)
Teen Fiction«Nous n'avons pas le même âge, mais nous nous trouvons à la même page.» Kylie n'est pas une élève comme les autres. Car elle a un secret et son seul confident est son professeur de littérature, M. Sullivan. Terminée le 01/12/17 Réécriture > Agapè