Librairie de nuit

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Ainsi, M. Sullivan est du genre à traîner tard le soir dans les rayons d'une vieille librairie. Un pur littéraire, le nez plongé dans son livre, une bulle paisible l'entoure.

Les autres adultes de son âge sortent en boîte ou préparent des dîners ou bien même des rendez-vous arrangés que sais-je.

Mais pas ce professeur de littérature. Pas cet homme.

La librairie est étroite et silencieuse. Le parquet en bois grince un peu mais sans déranger la quiétude du lieu. Le plafond est plutôt bas et de la poussière brille à la lueur des ampoules. Le charme m'atteint malgré moi.

Quand j'étais petite, j'étais une fan de Hermione Granger à tel point que je voulais nommer les bouquins de J.K. Rowling à son nom. Comme quoi ce côté-là est demeuré quelque part en moi. La tête penchée pour lire les titres, je caresse du doigt les reliures. M. Sullivan est resté à la même place.

Je suis frappée par combien il paraît ordinaire sans sa chemise et sa cravate. Le livre ouvert sur ses avant-bras, il lit sans bouger la tête.

Mon cœur bat à cent à l'heure rien que de le regarder. C'est une scène interdite.

J'ai la ferme intention de reculer et de quitter la librairie tout en gardant sur moi la cape d'invisibilité mais quelque chose m'en empêche.

Au hasard, je prends un livre sur l'étagère de ma taille et l'ouvre en plein milieu. Avant de me rappeler que je devrais normalement commencer par le début.

Ce que je fais sauf que je tombe sur le mot en gras "fin" et réalise que je le tiens à l'envers. Je rectifie en le remettant à l'endroit. Je suis si bruyante, j'ai envie que le sol s'ouvre sous mes pieds pour m'engloutir.

Mes yeux tentent de se focaliser sur les mots imprimés mais mon cerveau n'enregistre rien du tout.

Comme un robot à la cervicale rouillée, je pivote ma tête vers M. Sullivan, inspiré dans sa lecture.

Il n'y a que moi qui semble inconfortable. Devrais-je partir en fin de compte ?

– Tu n'as pas à avoir peur, dit-il sans lever les yeux. Hors de l'école, je n'ai aucun pouvoir sur toi. Je ne vais pas t'interroger ni t'évaluer sur quoi que ce soit. Comme dans ton cimetière de poèmes.

Il finit par me regarder droit dans les yeux en me souriant. Chaleureux. Réconfortant.

– D'accord.

Nous murmurons discrètement pour ne pas nous faire entendre des autres. Il devait y avoir à peine plus de dix personnes mais quand même ça reste une librairie. La règle du silence est absolue et ne peut tolérer que le son des pages qui tournent.

– Je peux te faire remarquer quelque chose ? Pas en tant que ton professeur ni quoi que ce soit. Juste de lecteur à un autre ?

– Oui ?je réponds prudente.

Il pointe le livre que je tiens dans les mains.

– Je te déconseille celui-là à moins que tu veuilles perdre ton temps.

Je fronce les sourcils.

– Eh bien, que me conseillez-vous alors ?

Coinçant son livre sur son coude, il se met en quête avec un entrain enjoué.

Aussitôt je remets le livre à sa place avant de le suivre dans un autre rayon.

Je suis impressionnée. Il sort les livres des étagères comme s'il connaissait par cœur l'emplacement de chaque ouvrage. La lueur qui brûle dans ses yeux est bien celui d'un passionné.

M. Sullivan : un vrai rat de bibliothèque.

Il me les tend avec un geste impérieux qui me rappelle le professeur en lui.

– Ces trois-là pour commencer.

- "La Nostalgie de l'Ange" d'Alice Sebold
- "En attendant Godot" de Samuel Beckett
- "Le Spleen de Paris" de Charles Baudelaire

Les titres me sont inconnus mais je les accepte et les serre contre ma poitrine.

Alors, mes yeux remarquent un nom d'auteur familier une étagère au-dessus.

Je le sors et lui tends.

– Moi, je vous conseille celui-là. C'est un de mes préférés.

Il se redresse et fixe le roman que je lui tends.

"Une étoile en plein jour" par Nicolaos Humphrey. Un best-seller.

Après une hésitation, il finit par le prendre et le retourner pour lire la quatrième de couverture.

– Vous connaissez ?

– Vaguement.

– Prenez-le et lisez-le. Vous ne le regretterez pas. Moi, je lirais ces trois-là sans faute.

Il me sourit d'un air amusé et le coince sous son bras.

– Entendu. Bon, il est temps de rentrer, déclare-t-il.

Nous sortons de la librairie.

– Tu as passé une bonne soirée ?me demande-t-il.

Je hoche la tête.

– Oui. Désolée. Ça devait être gênant pour vous d'avoir une élève dans les parages.

Il secoue la tête.

– Pas du tout, murmure-t-il en sortant une cigarette de sa poche.

L'allumer le force à s'arrêter et tourner le dos au vent et donc me faire face. Je n'ai pas d'autre choix que de m'arrêter aussi. Une main pour couvrir sa cigarette, il enclenche de l'autre son briquet. Fascinée, j'observe tandis qu'une flammèche éclaire ses lèvres, ses joues, ses iris magnifiques et qu'un filet de fumée se forme entre ses doigts.

Il me sourit et me fait un clin d'œil.

– Ça reste entre nous.

– Ouais ouais.

– Allez, je te raccompagne.

Agapè (Sweet Lessons)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant