Une proie

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Il y a des jours où je veux oublier.

Ces jours-là, je me souviens.

Aujourd'hui est un de ces fameux jours.

Et un samedi morne de caca.

Que voulez-vous ? je suis une élève amoureuse de son professeur. J'en suis venue à aimer les jours de la semaine et à haïr le week-end pour la simple raison que je ne vois pas M. Sullivan.

Le soleil a caché son sourire derrière des nuages grincheux.
Je marche pieds nus le long de la côte, un pied dans l'écume et l'autre dans le sable. Ce n'est pas une ville touristique ici, donc il n'y a pas beaucoup de monde voire personne sur la plage. En levant les yeux, je vois au loin le phare de la taille d'un gobelet blanc sur une motte de terre en hauteur. La mer est d'un bleu-gris inquiétant qui ne donne pas envie de nager et le sable n'a pas cette couleur éclatante qui donne envie de s'amuser.

En fermant les yeux, je revois cette silhouette qui tombe du phare. Les bras le long du corps, elle tombe lentement la tête la première. Cette image tétanisante se répète en boucle derrière mes paupières et la culpabilité enroule ses anneaux autour de mon corps pour planter ses crocs dans mon cœur et injecter un poison incurable dans mes veines.

J'ai ressenti ce vertige au bord de la falaise. Ce néant qui m'attendait à bras ouverts. Ces flots qui m'appelaient et chantaient une liberté inconnue. Les a-t-il entendu lui aussi ? Ce jour-là, à cause de moi, il a fait ce choix. Je ne savais pas que ma colère aurait ce pouvoir dévastateur sur mon entourage. J'aurais dû plaquer du scotch sur mes lèvres et les sceller à jamais. J'aurais dû choisir le mensonge à la vérité, choisir le déni à la réalité et choisir le faux bonheur au vrai malheur parce qu'il n'y a que ça qui fonctionne.

Étais-ce mal de ma part de vouloir une famille unie et heureuse dans la vérité ?

Alex marche à mes côtés. Mais dans l'eau.

Cela fait bien une demi-heure que je marche plongée dans mes pensées, je ne l'avais pas remarqué tout de suite.

Je l'observe à la dérobée.

Ses yeux creusés par la gravité ont la couleur du rhum ambré alors qu'il regarde droit devant lui. Ses cheveux court et bruns ont des reflets couleur miel et se soulèvent légèrement sous la brise salée. Son pas est lent et calqué sur le mien.

Il m'en veut toujours pour la nuit de l'orage.

Ai-je toujours été imprudente ? Oui, mais jamais à ce point. Le récit de Marnie a déclenché quelque chose de quasi-irréversible en moi. Devrais-je arrêter de lire son journal ? Devrais-je arrêter de me chercher une amitié impossible dans ces pages intimes ? Est-ce me torturer et alimenter ma culpabilité pour avancer dans mon deuil ?

Le deuil est une addiction au chagrin car comme une droguée, je rechute malgré moi.
Je me force pourtant.
Mais, il y a des jours où je rechute car tout me retombe dessus.
Et je me sens triste, fatiguée et...seule.

"Non" me chuchote Alex et ce murmure est si faible que je doute fortement de l'avoir entendu.

- À croire que tu ne connais que ce mot, je me moque mais il ne réagit pas à ma petite provocation.

Cela fait une décennie que nous n'avons pas marché ensemble sur cette plage. Notre truc était de courir pour disperser les troupeaux de mouette rassemblées au bord de l'eau à l'aurore. Elles s'envolaient en poussant leur cris étranges vers les nuées. A la fin de notre course, le soleil orange se levait à l'horizon et tandis que, haletante, je m'arrêtais pour le contempler et reprendre mon souffle, mon frère continuait seul sa marche.

Agapè (Sweet Lessons)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant