Agapè (Sweet Lessons)

Ta main

Je fais une crise de panique, d'angoisse, de tout ce que vous voulez. Le sol sous mes pieds vient brusquement de se soulever pour se pencher dans un terrain glissant et vertigineux m'entraînant dans les entrailles de la terre.

La sonnerie a sonné depuis cinq minutes mais les élèves sont encore là à regarder la scène. A me regarder péter les plombs. Les surveillants les forcent à déserter et à rejoindre leurs classes.

Je halète comme si j'avais besoin de ventoline. Je gémis comme si j'avais mal quelque part et partout à la fois.

Dans ce couloir béant, il n'y a plus que moi et Mme Mills, une prof de mathématiques. Je la connais car elle est belle et populaire des élèves masculins, et qu'elle tourne autour de M. Sullivan comme un vautour.

Elle essaie de me calmer.

Elle me dit de me calmer.

Elle m'ordonne de me calmer.

J'ai envie de lui hurler de me ficher la paix !

Mais mon corps me perd tandis que mon esprit dérive sur la chute inévitable à laquelle j'ai assistée aux premières loges, spectatrice impuissante.

Puis je le vois approcher.

Il lit sur mon visage que j'ai besoin d'aide.
Que j'ai besoin de son aide.

Ses mots me reviennent en mémoire.

Il suffit d'une seule main tendue.

Je lève le bras et ouvre ma paume pour le toucher.

Il doit me prendre la main. Il faut qu'il la prenne. Je ne peux pas finir comme elle. Je ne veux pas. L'image du corps de Marnie en contrebas jaillit sur mes rétines comme un flash photo funèbre.

Il va me laisser tomber...

Je vais m'écraser.

Elle essaie de se placer entre nous pour empêcher ça.Mes doigts tombent déjà de désespoir. Quand il tend soudain le bras, contournant la taille de Mme Mills, pour toucher ma main.

Dans un élan qui dépasse toute raison, je réussis à lui prendre et la serre.
C'est une erreur. Je le sais.

Le contact reste éphémère. Mais je reviens sur terre.

Mme Mills a un hoquet indigné.

Sa main est sur sa poitrine et elle regarde bouche bée M. Sullivan avec un air ahuri et blême.

Ash l'a momentanément remplacé. Il a les lèvres pincées.

Il lui retourne son regard avec détermination et résignation.

Sans regrets.

Il me presse la main en douceur avec une lente et profonde tendresse qui me va droit au cœur avant de me lâcher.

- Va, m'enjoint-il. A l'infirmerie. Tout de suite.

Les larmes aux yeux, je le regarde avec cette envie de me jeter dans ses bras, de lui dire combien ce geste est si crucial. Il hoche la tête et me fait signe du menton. "Plus tard" semble être le message.

Je fais volte-face d'un pas rapide, presque au pas de course.

S'il n'avait pas été là pour moi.

S'il ne s'était pas montré chaque fois à l'arrière-cour pour fumer.

Je serais comme Marnie à l'heure qu'il est.

Ensevelie.

Sous la neige.