Chapitre 7 (Sainte-Claire de Constance)

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Moi, serviteur...


Le détour était pharaonique, mais l'assassin obscur devait savoir. Le souci le rongeait depuis ce cauchemar bouleversant durant la traversée après avoir quitté Rive-Sang. Était-ce son gatsgeber qui l'avertissait ? Était-ce une intuition ? Ou tout simplement un mauvais rêve ? Il devait s'en assurer. Pour lui. Pour elle.

Il avait quitté le port de Volonzo, en royaume de Dutrich, pour atteindre en quelques jours la ville d'Héméra, capitale du royaume et empire de Tarr. Il avait parcouru plus de mille cinq cent kilomètres à bord d'une goélette à deux mâts, à voiles auriques.

Une fois débarqué à Héméra, l'apostel remercia à peine le capitaine frauduleux qui avait accepté sa clandestinité. Il avait peu de temps devant lui et se hâta vers la cause de sa venue ici. Il devait toutefois rester prudent car beaucoup de gens voulaient sa tête ici aussi, dans la cité des Saints.

Bien qu'il adore la cité d'Héméra pour sa beauté et les activités qu'elle proposait, il évitait de rêvasser en ce jour de doute et pressait le pas. Il se dirigea vers le cimetière Sainte-Claire de Constance, dans les quartiers populaires, au sud-est de la ville. Il loua une chambre dans une auberge située au bout d'un cul-de-sac, à proximité de l'entrée numéro trois du cimetière. Ce quartier, réputé pour être peu accueillant le jour et peu sécurisé la nuit, semblait être la planque idéale, car il avait plus de chance de croiser des miséreux ou des criminels que le bruit de pas cadencé de la milice. En soi, son environnement habituel, qui se concluait suffisant pour ce qu'il avait à faire. Il patienterait ici, en attendant que sonne vingt-trois heures. Ainsi, il s'assurerait de ne croiser personne, ou presque, dans ce domaine rempli de fosses communes et de reliques en pierre, certaines aussi vieilles que le royaume lui-même.

Le cimetière s'étalait sur dix-neuf hectares. Il comptait quatre-vingt sept allées et n'était plus administré depuis de nombreuses années. Chacun venait enterrer ses défunts là où il le pouvait, comme il le pouvait. Les plus pauvres n'avaient pas le luxe de se payer un croque-mort, leurs proches passaient donc les derniers moments avec leur défunt en creusant son tombeau et en s'usant le dos. Sans prendre le temps de faire leur deuil, car déjà trop acculés par la vie elle-même.

Ici, mieux valait enterrer ses morts le jour, étant donné les spécimens peu fréquentables qui sillonnaient les allées à la nuit tombée, à la recherche d'or ou de vêtements qu'emportaient les décédés dans leurs couches éternelles. Car la majorité des cercueils n'étaient constitués que de bois ou d'objets trouvés, ou tout simplement d'aucun attrait ou symbole spécial.

Annatar, lui, en cherchait un bien précis.


La végétation se faisait florissante à Sainte-Claire de Constance, car ces tonnes de cadavres fraîchement décomposés offraient au sol une qualité des plus fertiles de la région. Les végétaux ne s'en privaient donc pas.

En marchant dans le cimetière, Annatar entendait des bruits rauques à son passage. Après quelques rencontres avec des zombis alcooliques, voire nécrophiles, et moult croisements et intersections, il trouva ce qu'il cherchait. Un caveau de pierre de plus de quatre mètres de haut. Il se nommait le tombeau vingt-deux de l'allée sept. Ressemblant à une cabane de pierre, il pouvait renfermer une famille entière et des croix étaient plantées ici et là sur l'ensemble de la bâtisse.

Cette croix représentait le symbole d'une très ancienne religion. On y vénérait un homme coiffé d'une couronne d'épines, qui fut torturé, mis à mort et cloué sur ladite croix, il y a des temps immémoriaux.

L'épaisse porte en bois était verrouillée. Annatar s'attarda devant, cherchant quelque chose dans les broussailles qui envahissaient petit à petit le caveau funéraire. D'un air inquiet,  il se mit à tâtonner frénétiquement dans l'herbe tout autour, frôlant les murs lisses de la pierre grise. Il trouva enfin ce qu'il cherchait à l'angle de l'édifice. Une vieille clé rouillée, semblable à la serrure qui équipait la porte du tombeau. Il fut à la fois soulagé mais aussi très désappointé de l'avoir trouvé à cet endroit. Il jeta un coup d'œil aux alentours pour veiller à ce qu'aucun regard trop curieux ne devienne le témoin de ses actions. Puis il entra et s'enferma dans ce sinistre emblème du repos.

La pierre s'était effritée avec le temps et rendait dangereuses les quelques marches menant à la pièce mortuaire. L'intérieur du caveau familial, d'une vingtaine de mètres carrés, était encerclé de plusieurs étages de cercueils, dont certains semblaient vidés par les ravages du temps et des pillages.

Le silence permanent du lieu de repos éternel était violé par le souffle et les pas du vingtenaire qui se dirigeait sur une tombe en particulier, celle située en bas à gauche de l'édifice et dont une des poignées était cassée. Cela rendait plus difficile la tâche d'Annatar qui commença à tirer lentement le cercueil, comme un tiroir géant encastré dans le mur. Il dut user de toutes ses forces, s'aidant de ses pieds, mais le résultat ne fut pas à la hauteur de l'effort. Le tombeau était extrêmement lourd et se déplaçait difficilement, même avec des rails censés aider pour cette tâche. Au prix d'efforts acharnés, Annatar parvint à extraire le tombeau de pierre du mur, et le stoppa juste avant qu'il déraille.

Il poussa avec moins de peine la plaque de pierre du dessus pour dévoiler l'intérieur du tiroir. Cependant, aucun cercueil standard en bois n'y reposait. À la place se trouvait une grande cuve totalement en verre, dont les jointures étanches se constituaient d'acier et de boulons. Elle était remplie à ras-bord de plusieurs centaines de litres d'un liquide blanc et très opaque. On voyait quelques remous à la surface, dû au déplacement du caveau.

Encore essoufflé par son effort, Annatar s'accroupit au niveau de la baignoire de verre et colla son front contre la vitre supérieure, scrutant le liquide insondable. Les remous apportèrent soudainement ce qu'il cherchait. Une main vint flotter près de la vitre, que les doigts heurtèrent au ralenti. Aussi vite qu'il était apparu, le membre inerte fut à nouveau engloutit dans le liquide, au gré des remous. La main était toujours constituée de chair et semblait être épargnée par la putréfaction, n'étant ni boursouflée ni pourrissante. Elle demeurait cependant aussi pâle et sans vie que pouvait l'être une chair morte. C'était juste une main, son bras et son corps non visible, vêtus d'un tissu vert sombre, qui flottaient là-dedans.

Rassuré par cette vision, le sorcier sourit et se releva. Il se réjouit d'autant plus en apercevant une chevelure féminine venir effleurer l'épaisse paroi du caisson de verre.

Une femme reposait là.

Annatar posa sa main sur le cercueil de verre et resta là durant plusieurs dizaines de minutes, en silence. Entouré de tous ces autres morts, sûrement dérangés par la venue de ce vivant pour le moins particulier.

Il finit par sortir du caveau familial, après avoir remis le cercueil de verre en place, et veilla à fermer la porte à double tour. Il vérifia à nouveau qu'aucun témoin ne surveille l'endroit où il cachait la clé. Puis, le regard enfin apaisé, il repartit en direction de la sortie et laissa derrière lui le tombeau vingt-deux de l'allée sept.


La nuit n'était cependant pas finie pour ce personnage approchant la trentaine et il ne s'arrêta pas à son auberge miteuse, la « Mords-moi le Nœud ». Il marcha durant plusieurs heures en direction du nord de la cité des Saints.

Apostel NoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant