Ils repartirent en expédition le lendemain de cette catastrophe et le plan de Zacharie fonctionna à merveille. Les fauves s'écroulèrent après des pas titubants, une poignée de secondes après que les aiguilles trempées dans la drogue concoctée par Zacharie se soient plantes dans leur pelage. Les soldats d'Alembras s'enfoncèrent dans les ténèbres de la forêt, maîtres du terrain. L'obscurité qui régnait là enveloppa le groupe telle une présence silencieuse et seuls des insectes crissaient par endroits.
Aymeric, aux aguets, progressait en tâtant le terrain de sa botte et il eut raison de se méfier : sa semelle s'enfonça dans le vide. Il conserva son équilibre et recula pour inspecter la faille, haute et large comme un homme.
- Nous arrivons dans la région des crevasses, les renseigna Gédéon. Nous n'avons jamais réussi à aller au-delà. A partir de maintenant, nous allons progresser en file indienne. Le premier tâte le terrain et les autres marchent sur ses traces. Certaines cavités sont assez profondes pour rompre le cou d'un homme en cas de chute. Elles abritent des serpents et, bien pire, des chauves-souris. Pas celle de notre bon vieux continent, non. Elles sont gigantesques, à peu près aussi larges que celles de la jungle de Gascar. Sauf qu'elles ne sont pas frugivores mais carnivores. Et elles adorent le sang, même celui de l'Homme. Elles transportent une maladie, nos compagnons en ont fait les frais. Une morsure et c'est la mort en quatre jours, cinq si vous êtes résistants. Alors avant de nous élancer vers l'inconnu, assurez-vous de recouvrir toutes les zones de peau à l'air libre de votre corps.
Ils se drapèrent en allant même jusqu'à couvrir leurs yeux grâce aux lunettes de vol. Gédéon ramassa un bâton solide et assez long pour ouvrir la voie. Ils se rangèrent derrière lui en longue colonnade et serpentèrent à travers les failles avec une lenteur calculée. Aymeric se concentra sur leur progression et ne tressaillit même pas lorsqu'un serpent passa sur ses bottes en ondulant souplement jusqu'à une crevasse.
Il ignorait depuis combien de temps il progressait quand Gédéon s'arrêta, ce qui les força à l'imiter.
- C'est pas croyable ! lança l'explorateur. Venez voir ça.
Ils se massèrent autour de lui, face à un gouffre titanesque. Une crevasse disproportionnée, de cinq fois la taille d'un dragon aux ailes repliées. Elle s'étalait bien au-delà du champ de vision d'Aymeric, dans les profondeurs insondables de la forêt. Cette plaie béante menait à des abîmes inconnus et dangereux.
Gédéon alluma une torche et la jeta à l'intérieur. Elle tomba dans le néant en éclairant les parois rocheuses ainsi que d'étranges formes mouvantes. La torche les effleura d'un peu trop près et elles s'éparpillèrent en poussant des cris affolés.
- Des chauves-souris ! paniqua Gédéon. Éloignez-vous du bord !
Elles s'éparpillèrent dans la forêt en nuée. Leur faciès écrasé était aussi horrifiant que leur taille. Elles ignorèrent prodigieusement les intrus sur leur territoire pour s'engouffrer dans une autre faille.
- Elles sont laides ! commenta Brazidas avec un frisson. En plus elles...
Il acheva sa phrase dans un cri car son léger recul à cause de la répulsion entraîna son pied dans une crevasse, puis tout son corps. Il disparut dans une faille de sa taille avec un couinement désespéré qui s'acheva par des craquements.
- Braz' ! s'écria Lisbeth en se laissant tomber au bord du gouffre. Tu vas bien ?
Un hurlement d'effroi lui répondit. Le dragon de feu se hissa de lui-même hors du trou, le visage décomposé. Il se réfugia derrière sa jumelle en tremblant.
- Que t'arrive-t-il ? Tu es blessé ? Quelque chose t'a mordu ? le pressa la princesse.
Il secoua vivement la tête, les yeux écarquillés, et bégaya :
- L...Là ! Dans...le trou !
La jeune femme se pencha avant de reculer précipitamment, une grimace dégoûtée sur le visage. Aymeric jeta un œil à son tour et comprit la raison de leur répulsion. Un cadavre gisait au fond de la crevasse. Il ne restait déjà plus que les vêtements, l'armure et les os. Sa tenue vestimentaire ne laissait aucun doute sur son identité et sa profession : un soldat hanganien.
- Han Tian et Jiao Fang sont passés par ici, constata-t-il.
- Et ils ne sont visiblement plus là, soupira Gédéon. Examinons tout de même les crevasses, au cas où ils se terraient dedans.
Leurs recherches ne délogèrent que des chauves-souris, des serpents et autres insectes velus au potentiel mortel. Si le couple royal était passé par là, ils ne s'étaient pas établis dans les environs. Pressés par le temps, ils effectuèrent demi-tour. Les félins endormis remuèrent à leur passage et ils hâtèrent le pas pour rallier le camp.
Un chaudron bouillonnait au-dessus du brasero, dégageant un savoureux fumet de viande, de riz et de bouillon épicé, préparé par Firenza. La dragonne n'arpentait pas le campement, signe qu'elle veillait sur Byron.
Ils se servirent avec plus d'entrain que les jours précédents. Leur victoire sur les prédateurs aux longs crocs et leur découverte de la crevasse géante venaient remonter le moral des troupes. Ils échangèrent même quelques blagues autour du brasero, presque détendus. De grandes portions de la forêt demeuraient encore inexplorées et ils réitérèrent leur stratagème sur les fauves avec plus de confiance que la veille. Ils ne découvrirent rien en dehors d'une mare profonde où coassaient des centaines de grenouilles rouges et bleues.
Ils progressèrent peu à peu dans cet enfer vert et cartographièrent l'entièreté de la forêt en un mois. La présence des dragons les sauva plus d'une fois : ils repoussaient la faune hostile avec leurs pouvoirs, pour le plus grand bonheur des explorateurs. Comme une bonne nouvelle n'arrive jamais seule, l'état de Byron se stabilisa.
Sa fièvre retomba en même temps que la pluie. Ses blessures guérissaient correctement, sans suppurer. Les soins attentifs de Firenza, épaulée par Zacharie et Hermas, jouaient certainement en faveur de cette bonne guérison. Un rayon de soleil parvint à traverser la nappe nuageuse qui planaient sur les îles inconnues, pour la première fois depuis leur arrivée. Ils fêtèrent cette once de beau temps en vidant une bouteille de vin autour du feu. Les plus croyants adressèrent même des prières aux dieux pour les remercier.
L'absence des Hanganiens dans la forêt ne supposait plus qu'une chose : ils se cachaient sur la seule île que les soldats d'Alembras n'avaient pas exploré. Une petite île en rouge sur la carte que les explorateurs redoutaient.
- Il n'y a peut-être pas de carnivores géants là-bas mais on trouve beaucoup de plantes mortelles et souvent elles ne restent pas sagement inanimées ! Elles se jettent sur tout ce qui est vivant, peu importe la taille de leur proie. Et une fois qu'elles vous tiennent, il est impossible de s'en dépêtrer sans laisser des morceaux derrière, résuma Gédéon. Vous les reconnaîtrez facilement : elles poussent dans les arbres et leurs lianes pendent jusqu'au sol. Elles se rétractent dès qu'on les effleure, en nous emprisonnant au passage. Elles nous tractent jusqu'au cœur de la plante : une grosse fleur rouge avec une base violacée qui fait deux fois la taille d'un homme. Ses pétales s'ouvrent et elle vous avale avant de se fermer et de se remplir d'un suc digestif pour déguster sa prise ! Nous la surnommons gentiment la Grande Dévoreuse.
Aymeric l'écouta attentivement malgré sa lecture des rapports à ce sujet. Un petit rappel ne ferait pas de mal au groupe : il ne fallait pas se relâcher parce que la chance tournait enfin en leur faveur ! Ils confièrent le campement à Firenza, Gébald et Zacharie.
Le ciel s'obscurcit durant leur vol vers le dernier îlot, si gris qu'il en devint presque noir. Les vents forts qui les secouaient sur les dos de leurs jumeaux et les vagues qui se soulevaient de plus en plus haut pour frapper les falaises n'auguraient rien de bon.
Ils se posèrent avant que les premières gouttes de pluie s'écrasent sur la forêt torturée face à eux. Les arbres poussaient au milieu de pics rocheux couverts de mousses et de végétation grimpante d'un vert sombre suspect. Aymeric vérifia qu'aucune liane ne pendait des arbres avant de serpenter entre les troncs.
La première Grande dévoreuse qu'il aperçut avait eu un repas copieux ces derniers jours, comme l'indiquait le petit tas d'os blanchis à la base du tronc où elle avait élu domicile. Le chevalier dragon identifia avec étonnement un restant de crâne humain.
- Nous ne sommes pas les premiers à passer dans les parages, indiqua-t-il à ses compagnons.
- Qu'est-ce que ça signifie ? s'étonna Gordon. Des ossements récents ici, un cadavre dans une faille de l'autre île...
- Le prince et sa suite se déplacent, comprit Venerika. Ils savent que nous sommes sur leurs traces et ils bougent...C'est un jeu du chat et de la souris depuis le début !
- Ils vont d'une île à l'autre avec des nouveaux nés ? Et à pied ? s'étonna Alaman. Comment est-ce qu'ils arrivent à traverser entre les îles sans dragons ?
- Ils passent forcément par la mer, comme nous le faisons lors de nos explorations, réfléchit Gédéon. Les premiers gardes explorateurs d'Alembras ont balisés des chemins qui descendent le long des falaises et ont construit des embarcations de fortune pour aller d'un point à l'autre.
- De toute évidence ils ont découvert ses passages, dit sombrement Hermas.
- Ou alors ils les connaissaient déjà, suggéra Gédéon. Les rapports de nos explorations sont recopiés et envoyés aux nobles des quatre coins d'Amaris. Je ne serais pas surpris que le roi d'Hangaï possède des exemplaires dans la bibliothèque royale et que le prince Han Tian les ait lu.
- Alors ils peuvent nous filer entre les doigts dès qu'ils veulent, se désola Brazidas.
- Sauf si nous nous montrons plus malin qu'eux, intervint Taha avec un air malin. Nous pourrions surveiller les ports, en petits groupes, jusqu'à ce qu'ils ressentent le besoin de prendre la mer pour changer d'île.
L'idée ingénieuse de la fille de Libraca remporta leur approbation. Pour tous, il s'agissait de la solution la plus rapide pour débusquer les fugitifs et quitter ces îles de cauchemars.
- Se donner tout ce mal pour soustraire leurs enfants au décret...Pourquoi ? Ce n'est pas comme si nous allions les tuer ! fit remarquer Gordon.
- En tant que petite-fille du roi d'Hangai, je connais la mentalité de la famille royales. Les enfants sont au sein des stratégies politiques dès leur naissance. Ils entrent en lice pour accroître la puissance du royaume à travers des mariages. Et, par-dessus tout, chaque nouvel héritier en plus est une chance supplémentaire d'accéder au trône en cas de décès prématuré du prince héritier. Alors un garçon et une fille, vous n'imaginez pas la puissance que Tian Han et son épouse ont entre les mains. C'est la porte ouverte à plus de richesses, plus de prestige...C'est ainsi que ça fonctionne.
Aymeric médita là-dessus, un peu écœuré. Considérer sa progéniture comme une marchandise de luxe...Jamais il n'aurait pu fiancer sa petite Omphale dès le berceau ! Il échangea avec Lysange un regard qui en disait long.
Ils regagnèrent leur campement et partagèrent leur décision avec leurs amis restés aux côtés de Byron. L'époux de Firenza se reposait toujours mais reprenait des couleurs, de la vie. Ils se répartirent assez de nourriture pour un mois, limite qu'ils s'étaient imposés pour regagner le campement s'ils n'obtenaient pas de résultats.
Chaque chevalier dragon se sépara de son jumeau, pour qu'ils utilisent la télépathie afin de s'informer des situations des uns et des autres. Zacharie, Gébald et Firenza ne bougèrent pas du campement. Ainsi, si l'un des groupes de surveillance rencontrait un problème, les deux chevaliers dragons à la peau sombre interviendraient pour les épauler ou les ramener au campement dans le pire des cas.
Aymeric fit équipe avec Ourania, Thaviel et Kardia pour surveiller le port de l'île entièrement colorée de rouge sur la carte des explorateurs. Ils se postèrent dans un repli de la falaise qui surplombait un ensemble de planches bancales et deux bateaux assez grands pour contenir une dizaine de personnes, malmenés par les flots gris.
Le vent soufflait, ce qui les obligea à barricader l'entrée de leur petite grotte avec des pans de tentes. Ils ne laissèrent qu'un trou pour que la fumée de leur feu s'échappe et qu'ils ne meurent pas asphyxiés.
La place manquait une fois les couvertures déroulées, la caisse de nourriture installée et les sacs entreposés au fond de leur abri. Ils tenaient à peine autour du feu. Aymeric espéra que la proximité ne finirait pas par les rendre fous. Ils prirent l'habitude de surveiller l'extérieur à tour de rôle en s'installant sur le bord du promontoire qui bordait la grotte, de jour comme de nuit. Le demi-dieu savourait ces instants à l'extérieur, même s'il s'exposait à la fureur des éléments. Il respirait l'air vif et oubliait son enfermement sur ce bout de pierre.
Pour son plus grand bonheur, ses compagnons ne lui compliquèrent pas l'existence et ils débutèrent une cohabitation tranquille. Son coup de sang à propos des prédateurs devait être exceptionnel car Thaviel s'avéra être un compagnon jovial et curieux. Kardia et lui se connaissaient depuis leur apprentissage. Ils avaient déjà effectué quelques missions ensemble et discutaient comme de vieux amis.
Ils distrayaient Aymeric et Ourania avec leurs débats parfois enflammés sur divers sujets. Dans ces moments-là ils perdaient leur calme et haussaient le ton. Alors Aymeric s'isolait sur son couchage et se glissait dans l'esprit d'Hydronoé pour ne plus les entendre se crêper le chignon. Son jumeau surveillait le port de la plus grosse île, avec Gordon, Hermas, Gédéon et Brazidas.
Afin de s'occuper, Aymeric improvisa des séances d'entraînement malgré l'espace exigu de leur refuge et ses compagnons se joignirent à lui pour tromper l'ennui.
Il leur imposa deux heures d'exercice régulier par jour, exception faite pour la pauvre âme qui montait la garde dehors. Kardia se chargeait des repas car Aymeric cuisinait médiocrement, Ourania effectuait des mélanges suspects et Thaviel brûlait toujours les fonds de marmite. Le jeune homme regrettait la cuisine d'Alaman.
Les jours passaient et se ressemblaient. Lorsqu'ilse sentait sur le poids de craquer, Aymeric imaginait les activités d'Omphalesur le continent. Il l'imaginait jouer dans les feuilles mortes, déguster desgâteaux dans les cuisines ou dessiner le soir au coin du feu sous lasurveillance attentive de Zolan.
Dans son esprit, elle riait et attendait leurretour en questionnant son frère adoptif matin, midi et soir. Cela lui donnaitla force de supporter l'attente et réchauffait son cœur au milieu de l'humiditédes îles inconnues, mais pour combien de temps encore ?
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Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'Amaris
FantasyDepuis la disparition de Lysange, Aymeric n'a qu'une idée en tête : la retrouver. Cela l'amènera à coopérer avec une vieille connaissance afin d'infiltrer le repaire du dragon rouge et sauver sa compagne. Cependant le temps presse et la fin du monde...