Chapitre 8 : Prendre le large

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Aymeric visitait Zolan chaque matin, avant de travailler dans les champs. L'ancien assassin se remettait doucement de ses blessures mais n'émergeait pas de son profond sommeil. Il lui arrivait de regagner conscience mais il n'avait plus toute sa raison dans ces moments-là. Aymeric avait été témoin d'un de ces réveils, aussi glaçant que déstabilisant à cause des hurlements hystériques du jeune homme brûlé.
Zolan s'était débattu sur son lit et avait ouvert des yeux à moitié révulsés. Il avait agrippé Aymeric par le bras avant de s'écrier :
- Il faut les sauver Aymeric ! Il faut les secourir ! Tout brûle, partout ! Les papillons ardents...Qu'est-ce que nous faisons là ? Où sont les petits ?! Le feu Aymeric, le feu ! C'est douloureux, partout ! Ça éclate et le sang...Il y a trop de sang ! Ils sont venus la nuit et j'ai rampé, mais vers où ? Où ?! J'ai mal, j'ai tellement mal ! C'était de la jalousie Aymeric, on ne savait pas...Les petits...Les petits...On m'a tout pris...
Puis Zolan s'était évanoui. Les médecins avaient compté six autres crises de ce genre-là, plus ou moins violentes, ponctuées de propos toujours aussi incompréhensibles. La première avait duré dix minutes et trois personnes s'étaient mobilisées pour maintenir Zolan plaqué contre le matelas.
Aujourd'hui, le jeune homme dormait sereinement. Ses blessures cicatrisaient bien mais Aymeric se demanda comment réagirait Zolan face à son corps brûlé. Personne n'était en mesure de réparer la chair fondue de son côté gauche, qui montait jusque dans son cou. Elles pouvaient se camoufler sous des vêtements mais cela n'empêcherait pas Zolan d'avoir conscience de leur existence. Aujourd'hui le demi-dieu resta à son chevet un long moment, sans rien dire. Les bruits du château qui s'éveillait lui parvenaient depuis la fenêtre ouverte qui charriait un courant d'air tiède de début de matinée.
Il repassa les divers discours de Zolan dans son esprit, la plupart rapportés par ceux qui s'occupaient des soins de l'ancien assassin. Il était évidemment traumatisé par l'incendie de leur demeure et la mort tragique de leurs frères et sœurs mais il clamait haut et fort dans son délire qu'il s'agissait d'une action préméditée, d'un meurtre. Causé par qui ? Zolan lui-même semblait ne pas le savoir exactement. Aymeric, en lisant entre les lignes, avait compris entre les lignes que les coupables s'avéraient sans doute être des miséreux d'Ondre, jaloux du privilège accordé par le roi à un groupe d'orphelins plutôt qu'à eux.
Le demi-dieu tenait un début d'explication sur l'enrôlement de Zolan parmi les assassins. Son frère, rescapé d'un incendie volontaire allumé pour camoufler les meurtres de leur famille entière, avait cherché les coupables. Il avait croisé la route des assassins à ce moment-là et le convaincre de les rejoindre en échange d'une vengeance n'avait sans doute été qu'un détail. Par la suite, il était trop tard : une fois dans leurs rangs, Zolan ne pouvait plus partir sans craindre des représailles, il avait atteint le point de non-retour. Aymeric soupira pour chasser cette conclusion déplaisante, se leva et laissa Zolan dans son sommeil imperturbable.
Il faillit percuter Ourania en sortant. La petite dragonne venait chaque jour veiller sur l'ancien assassin. Elle s'installait à ses côtés de longues heures, sans dire un mot, sans le toucher. Elle conservait un œil attentif sur lui, surtout quand les médecins s'approchaient pour changer les bandages ou le nourrir de force. D'ailleurs elle les aidait souvent, ce qui en étonnait plus d'un parmi les chevaliers dragons.
- Tu viens encore veiller sur Zolan ?
- Chaque jour jusqu'à ce qu'il se réveille, répondit Ourania.
Ils se saluèrent d'un signe de la tête et chacun regagna sa place. Aymeric s'en voulait de consacrer plus de temps aux moissons qu'à sa compagne et sa fille. C'est pour cela qu'il avait invité ses parents et ceux de Lysange. Il espérait qu'elle se sentait moins seule, moins délaissée. L'arrivée prochaine du roi de Talenza le préoccupait également. Les missions lui manquaient mais il culpabilisait de laisser Lysange se charger de leur fille pendant qu'il partirait loin de la maison. Il fauchait depuis une bonne partie de la journée lorsque Gordon vint le chercher.
- Le roi de Talenza vient de poser un pied dans le château et sa gracieuse majesté veut nous voir dans la salle du conseil aussi vite que possible.
Aymeric ignora l'ironie de son ancien mentor, essuya son front poisseux et prit le chemin du château. Si sa mémoire ne lui faisait pas défaut, le dernier Jour des tablettes était en lien avec un dieu endormi. Mais endormi où ? Et quel dieu ? Comment le réveiller ? Les réponses viendraient sans doute au cours de leur rencontre avec le souverain du sud d'Amaris. Le demi-dieu pénétra dans la salle du conseil encore vide en dehors de lui, du roi de Talenza et d'Orion. Le général le salua avec un sourire cordial auquel il répondit.
- Pardonnez-moi de me présenter à vous dans cette tenue. Nous vous attendions plus tard.
Le roi Lothaire balaya sa remarque d'un geste de la main. Comme toujours il prenait ses aises, assis sur une chaise en bout de table.
- Nous avons chevauché sans relâche depuis Ondre, où je me suis entretenu avec Alaric. Lz situation est urgente alors peu m'importe votre accoutrement. Quand arriveront les autres chevaliers dragons ?
- Aussi vite que possible, répondit Aymeric alors qu'il ignorait absolument si c'était vrai ou non. Comment va votre femme ?
- Bien. Elle est enchantée chaque fois qu'elle reçoit une de vos lettres. Elle adorerait que vous veniez nous rendre visite un jour, surtout depuis qu'elle sait que vous êtes père. Elle serait d'ailleurs ravie d'accueillir Lysange et votre fille à Talenza lorsque vous serez en mission.
- J'en toucherais un mot à ma compagne et je remercie la reine pour cette généreuse proposition.
Ils s'interrompirent dans leur conversation courtoise car la porte s'ouvrit pour livrer le passage aux chevaliers dragons des deux générations. Il ne manquait que Lysange et Ourania. Aymeric eut un pincement au cœur car cette fois la mission ne concernait pas les deux femmes. Il savait d'avance que la jumelle de sa compagne préférerait rester aux côtés de sa sœur. Il adressa un signe de tête au roi Lothaire, qui débuta la réunion.
- L'énigme du troisième et dernier jour a été résolue, à la suite d'une longue réflexion sur le sens des tablettes et à une fouille minutieuse des archives de la bibliothèque royale de Talenza qui a permis de retrouver ceci.
Le souverain de Talenza tira délicatement un rouleau hors d'un étui en cuir usé et la déroula sur la table avec mille précautions. Le papier jauni, grignoté par endroits, et l'encre un peu délavée indiquait que le document n'était plus de première jeunesse. Il s'agissait d'une carte, assez grossière. Aymeric pensa reconnaître la côte sud d'Amaris, l'océan et, bien plus loin, une terre inconnue.
- Que représente cette carte ? s'enquit Gébald. On dirait presque...un autre continent ?
- C'est le cas, affirma le roi Lothaire. Nous pensons que cette carte mène à une terre encore inexplorée, une terre où repose le dieu endormi.
- Attendez une minute, intervint Alaman. Si cette terre est inexplorée alors comment est-ce que nous connaissons son existence et pourquoi est-ce que nous avons une carte pour nous rendre là-bas ? Et surtout : pourquoi personne n'a jamais tenté l'expédition et pourquoi cette carte s'est-elle perdue dans les méandres de votre bibliothèque ?
- Vos questions sont pertinentes. Nous ignorons qui a dessiné cette carte. Le plus étrange, ce sont les explications au dos qui indiquent les passages dangereux à éviter. Il est évident que quelqu'un a déjà effectué le voyage mais qui et à quelle époque ? Un vieil écrit dans nos archives fait vaguement allusion à des explorations massives au-delà de l'océan du sud, bien après la création de cette carte. Cependant il semble que personne n'en est jamais revenu, expliqua Lothaire.
- Donc vous voulez qu'on aille sur un continent dont on ne sait rien et d'où personne n'est jamais revenu pour trouver un dieu endormi, le tout à l'aide d'une vieille carte aux origines douteuses ? récapitula Brazidas. C'est un peu vague et surtout dangereux.
- En tant que chevaliers dragons, votre mission est de servir le continent. Le dieu endormi est mentionné dans la prophétie. Il est le seul à pouvoir empêcher la fin de notre monde. Sans lui, nous courrons droit à notre perte. Cette expédition sera périlleuse mais si elle n'a pas lieu, cela reviendrait à abandonner les innocents d'Amaris. Il est forcément là-bas. Les tablettes mentionnent « une terre étrangère au-delà des chaudes étendues salées, où le sol est aussi rouge que les rayons du soleil couchant».
- Nous serons les seuls à nous rendre là-bas ? interrogea Firenza. Et la garde des explorateurs ?
- J'en ai discuté avec le roi. Il veut effectivement envoyer une partie des explorateurs en votre compagnie. Je suppose qu'il vous donnera de plus amples informations le temps venu. Pour l'instant vous avez simplement besoin de savoir que nous recrutons déjà des marins volontaires pour une telle expédition et qu'un port, ainsi qu'un bateau, sont en cours de construction, au pied des falaises à l'extrême sud d'Amaris.
- Vous allez construire un port au pied des falaises des terres ressuscitées ? S'étonna Hermas. Le chantier sera long.
- Les meilleurs artisans d'Alembras et de Talenza ont été mobilisés, leur apprit le roi. Nous allons tout mettre en œuvre pour que ce voyage soit couronné de succès.
- Quand est-ce que le chantier prendra fin ? le questionna Thaha.
- Dans six mois, sinon plus.
Ils échangèrent tous des regards entendus. Le temps pressait et la fin des temps les précipitait tout droit vers une terre lointaine et inconnue dont ils ignoraient tout mais ils n'avaient pas le choix : le sort d'Amaris dépendait de ce voyage.

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant