Chapitre 55 : Les quatre qui formaient un

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Nerva ouvrit la porte en se composant un air serein.
- Je suis là, dit-il à Zacharie. Tu as besoin de quelque chose ?
Il aurait aimé se gifler. Il n'ignorait pas ce que son paternel cherchait en venant jusqu'à lui.
- Tu as un petit moment à m'accorder ? J'aimerais que nous discutions.
La douceur habituelle de Zacharie le rassura. Plus aucune trace de haine, rien que sa tendresse coutumière. Kalam se racla la gorge et lança :
- Je vais visiter un peu la cour. Prenez votre temps.
Il s'esquiva après un dernier regard d'encouragement à Nerva et celui-ci se sentit vaguement abandonné. La présence de Kalam à ses côtés le remplissait de force et d'assurance. Chaque fois qu'il s'éloignait, il avait l'impression qu'on lui retirait un morceau de son âme.
- Kalam est quelqu'un de prévenant, dit Zacharie en entrant.
- Oui...
- Il a l'air de beaucoup tenir à toi.
- C'est le cas...
Nerva, mal à l'aise, ne parvenait pas à comprendre où son père espérait en venir. Finalement, Zacharie prit une grande inspiration et déclara :
- Pardon Nerva. J'ai été terriblement injuste et rude envers toi, après la tempête de neige. J'ai surréagi, je n'ai pas pris la peine d'écouter tes angoisses, tes doutes et de mieux analyser la situation. Excuse-moi.
Une vague d'émotion traversa Nerva. Il contint ses larmes et essaya de sourire. Sa tentative se solda par une grimace. Son père lui ouvrit les bras et il se réfugia dans son étreinte comme un enfant en quête de réconfort. Il avait eu si peur de gâcher leur relation à jamais !
- Kalam est venu me voir pour clarifier la situation, continua Zacharie. Je suis tellement désolé d'avoir douté de toi, de t'avoir traité comme un monstre. Je n'ai pas été digne de ta confiance.
- Ce n'est pas grave, c'est du passé...Je me suis mal exprimé ce jour-là et je pensais vraiment être un moins que rien...
- Si, c'est grave Nerva. Je n'ai pas soutenu mon fils, je t'ai tourné le dos. Pire que ça : je n'ai pas cherché à avoir le fin mot de l'histoire une fois calmé. J'avais trop peur d'apprendre que tout était vrai, ce qui est encore pire car tu ne serais jamais capable d'un acte aussi ignoble.
Les excuses de son père lui firent un bien fou. Elles renouaient un lien devenu fragile, un fil en train de se disloquer. Nerva remercia les dieux d'avoir placé Kalam sur sa route. Son compagnon se démenait pour lui rendre la vie plus facile, pour lui offrir des parcelles de bonheur. Sans son intervention, Nerva serait encore en froid avec son père.
- J'ai de la chance d'avoir un fils comme toi, lui dit Zacharie en lui frottant le dos.
- Même s'il aime un homme ?
Son père rit tout bas.
- Qui suis-je pour te juger ? Il n'y a pas qu'une forme d'amour dans la vie Nerva. Nous nous pensons intelligents mais nous sommes loin d'avoir tout compris dans ce domaine. Il y a autant de façon d'aimer que d'humains dans le monde. C'est un sentiment très personnel, on ne le vit pas tous pareil.
Nerva comprenait parfaitement ce qu'il essayait de lui dire. Il n'était en harmonie qu'avec Kalam, ils formaient un tout. Il n'avait besoin que de son appui et de sa présence car l'ancien Hérance était le seul être dans ce monde qui était parvenu à le convaincre qu'il n'était pas que le jumeau du dragon noir de la prophétie.
- Merci. Je suis désolé de ne pas être venu te voir avant, marmonna Nerva.
- Ce n'était pas à toi de le faire. Maintenant repose-toi un peu : les jours à venir vont être éprouvants. Est-ce que ça te dirait qu'on mange ensemble ce soir ? Avec Kalam, bien entendu.
Cette proposition réchauffa le cœur de Nerva. Elle sonnait comme la fin du froid qui planait entre son paternel et lui. Il accepta joyeusement tandis que Zacharie se retirait pour lui accorder un peu de tranquillité.
En dépit de la disparition inquiétante de sa jumelle et du dragon blanc, Nerva eut la sensation que tous ses problèmes se résolvaient et qu'il n'avait plus à s'inquiéter. Il sifflota et vérifia le tranchant de sa lance à double tête en attendant le retour de Kalam. Il remercierait son compagnon pour son coup de main de la manière la plus exquise possible.
Il cligna des yeux et se retrouva soudain en plein milieu d'une ruelle glacée, de nuit. Le vent giflait ses joues engourdies et ses cheveux voltigeaient autour de lui. Il ne tenait plus son arme et sentait le poids de son sac dans son dos. Umbriel se dressait à ses côtés, immobile comme une statue de glace et les sourcils froncés.
Nerva effectua un tour sur lui-même, perdu. Les maisons en pierre et aux toits en pente, pressées les unes contre les autres, ne ressemblaient pas à celles d'Hangaï. De la neige sale tapissait les rues et masquait les pavés verglacés. Au loin, l'ombre d'une montagne se découpait dans le ciel nocturne et surplombait la ville.
- Nous sommes à Ronto ?! s'exclama Nerva.
Il tourna sur lui-même une seconde fois dans l'espoir d'apercevoir un membre du groupe, n'importe qui. Mais il n'y avait qu'Umbriel et lui planté au milieu de cette rue sombre et étroite. Il constata que son jumeau portait des vêtements légers, ceux qu'il revêtait après une transformation, et qu'il tremblait de froid. Nerva retira son manteau et le posa sur les épaules de son jumeau, l'esprit confus.
- Trouvons une auberge encore ouverte pour nous abriter, décida-t-il.
Umbriel approuva gravement. Ils arpentèrent les rues battues par le vent du nord et désertes. Le quartier, assez modeste, n'avait rien d'un ghetto pour autant. Il devait être tard car pas une lumière ne brillait derrière les fenêtres. C'était pourtant la fin de l'après-midi à Hangaï, songea Nerva. Puis il réfléchit. Impossible de se déplacer du sud au nord en un claquement de doigt. Il avait certainement volé avec Umbriel, seuls. Mais quand et pourquoi ? Il ne se souvenait de rien !
- Tu sais comment nous sommes arrivés là ? demanda-t-il à son frère.
- Non. Je lisais dans ma chambre à Hangaï et le temps de battre des paupières, nous étions là. Et toi ?
- Pareil. Est-ce que ça t'est déjà arrivé avant ?
Umbriel hésita puis répondit :
- Une fois. Le jour de la tempête de neige. J'étais en train d'écrire dans ma chambre et la seconde suivante, je marchais pieds nus dans la cour enneigée.
Un léger malaise gonfla dans le ventre de Nerva. Kalam lui avait décrit un phénomène similaire, celui responsable de sa chute dans le ravin dont il ne se souvenait pas. Que leur arrivait-il ? Ils pataugeaient dans la neige crasseuse lorsque l'instinct de Nerva lui ordonna de bifurquer à droite. Il plissa les yeux pour inspecter la ruelle miteuse vers laquelle son pressentiment le poussait.
- Toi aussi tu sens qu'il faut aller par-là ? s'enquit Umbriel.
- Oui mais j'ai comme un doute...Ce n'est clairement pas l'endroit le plus recommandable de Ronto...
- On s'en fiche. Rien ne nous arrivera tant que nous restons ensemble. Dépêchons-nous avant de geler sur place.
Nerva accorda sa confiance à son jumeau et ils suivirent leur pressentiment. Ils s'enfoncèrent vers les quartiers les plus pauvres de la capitale de Notterey, exactement ce que le jeune homme cherchait à éviter. Mais, étrangement, il ressentait un sentiment de sécurité et d'impatience. Umbriel trépignait lui aussi et ils courraient presque entre les maisons branlantes et suintantes de désespoir. Leur marche prit fin devant un établissement à a façade crasseuse. De la lumière brillait derrière les fenêtres graisseuses et le brouhaha des conversations leur parvint.
Nerva n'hésita pas et poussa la porte qui grinça sur ses gonds. L'odeur piquante du nord céda la place à celle de la viande trop cuite, de la bière et de la sueur. Beaucoup de clients, des hommes pour la plupart, occupaient la salle principale de la taverne de tous les côtés. Assis ou debout, ils fumaient et buvaient en discutant tous plus forts les uns que les autres.
Un feu de cheminée brûlait dans un âtre crasseux face auquel trois vieillards à la mine patibulaire jouaient aux dominos, à même le sol. Peu de tables et de chaises meublaient l'endroit, qui aurait mérité une bonne rénovation. Les murs noirs de suie conservaient la trace des imprudents qui s'étaient adossés à eux et le parquet tâché collait sous les pieds.
Une femme ronde derrière le comptoir lança à Nerva et Umbriel :
- Je peux vous servir ou vous allez bloquer le passage toute la nuit ?
- Deux bières s'il vous plaît, osa réclamer Nerva pour ne pas paraître impoli.
- Hé l'autre, il a dit s'il vous plaît ! ricana d'un homme qui n'en était clairement pas à sa première chope.
Certains clients les dévisagèrent longuement. L'un d'eux déclara même :
- Mignons comme ils sont ces deux-là, ils viennent sûrement de la rue rouge ! Désolé mes petits gars, ici on préfère les femmes !
Les compagnons de beuverie de l'auteur de ce trait d'humour douteux éclatèrent d'un rire gras en se frappant les cuisses et en renversant un peu d'alcool sur leur table à cause de leurs gesticulations. Nerva et Umbriel ne relevèrent pas la pique, toujours plongés dans l'observation des occupants de la salle enfumée.
C'est alors que le jeune homme les repéra. Deux silhouettes encapuchonnées dans le fond de la salle occupaient une table en retrait, dissimulée dans l'obscurité. Un frisson le hérissa car il eut la sensation qu'elles les épiaient aussi.
- Hé les mignons, vos bières, lança la tenancière.
Ils prirent leur commande en réprimant une grimace. Les chopes étaient d'une propreté douteuse, tout comme l'origine de la bière. Ils demeurèrent debout en évitant de se plaquer aux murs, faute de places assises. Les clients se désintéressèrent bientôt d'eux pour reprendre beuveries, parties de cartes ou échanges de ragots.
Nerva n'arrivait pas à ignorer les personnes encapuchonnées. Son regard déviait en particulier vers celui avec une cape en fourrure blanche, sans doute du renard polaire. Il en oublia de tremper les lèvres dans sa bière. C'est comme si une force invisible faisait pression sur lui pour qu'il marche dans cette direction, pour qu'il rejoigne cet inconnu.
A sa grande surprise, la personne avec une cape en fourrure plus sombre leur fit signe d'approcher d'un geste de la main presque impérieux. Il consulta Umbriel du regard : la même détermination que la sienne flambait dans les prunelles de son jumeau.
Ils atteignirent la table avant de s'en rendre compte. Un étrange apaisement mêlé d'émotion étreignait Nerva. Il aurait pu pleurer face à ces deux inconnus, comme s'il retrouvait des proches perdus depuis longtemps.
- Tu es finalement là, souffla Umbriel à la personne qui venait de les inviter.
C'est la première fois que Nerva percevait autant d'intensité et de joie dans la voix de son frère. La personne à la cape sombre repoussa sa capuche et Nerva eut un mouvement de recul. Son double lui faisait face. C'était lui, trait pour trait ! Les seules différences provenaient des cheveux courts de l'individu, de son sourire canaille et de la flamme brûlante dans ses yeux mordorés.
- Je ne pensais pas rencontrer mes frères pour la première fois dans une taverne sordide, dit l'inconnu avec une pointe de sarcasme.
C'est uniquement au son de sa voix que Nerva comprit qu'il s'agissait d'une femme et que la lumière se fit dans son esprit.
- Meng Yi ?
- Elle-même. Et toi c'est Nerva, pas vrai ?
Il acquiesça, la bouche sèche. L'attention de sa jumelle se reporta sur Umbriel. Son regard étincela avec plus d'intensité. Elle se leva, effectua le tour de la table d'un pas aussi lourd que déterminé et se planta face au dragon noir.
- Je t'ai enfin retrouvé, soupira celui-ci. J'ignorais même que je t'avais perdu.
Ils se sourirent et se jetèrent l'un dans les bras de l'autre. Nerva n'en revenait pas. Son frère, toucher une inconnue ? Ça ne ressemblait pas au Umbriel qu'il connaissait. Un mouvement de la personne à la cape blanche détourna son regard.
Il reconnut aussitôt une femme à cause des mains blanches aux longs doigts gracieux qui repoussèrent la capuche sur ses épaules. Un visage de porcelaine encadré par une cascade de cheveux d'un blond presque blanc s'exposa dans la pénombre. Deux grands yeux d'un jaune translucide brillaient au milieu de cet ovale si rayonnant qu'il chassait les ténèbres. Les lèvres de l'inconnue s'étirèrent dans un sourire d'une douceur infinie qui dévoila ses dents blanches comme des perles.
- Nerva, dit-elle dans un souffle.
Quelque chose se renoua en lui lorsqu'il entendit cette voix caressante comme une brise prononcer son prénom. Un vieux lien enterré et qu'il croyait disparu se tendit comme la corde d'un arc. Il sut aussitôt qui elle était. Il tendit sa main sur laquelle elle posa la sienne, chaude comme un rayon de soleil printanier. Il l'aida à se lever, le cœur gonflé de joie. Enfin ! Après toutes ces années, il la retrouvait ! Il serra contre lui sa véritable sœur d'âme dont on l'avait si longtemps privé.
- Je suis si heureux de te rencontrer à nouveau, chuchota-t-il en tâchant de maîtriser les tremblements dans sa voix.
- C'est fini maintenant, ils ne nous sépareront plus, dit-elle avec tant de confiance qu'il la crut aussitôt.

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant