Chapitre 10 : Coexistence

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Aymeric se détacha avec mille précautions et lui emboîta le pas. Une fois dans les entrailles du navire, il n'entendit plus que le crépitement de la pluie. Des membres de l'équipage couraient ici et là pour sécuriser les réserves entreposées dans les cales. Aymeric croisa le chemin d'Hermas et de Mirzal et leur fit signe de venir. Le duo échangea une œillade avant de s'exécuter. Ils ne rencontrèrent pas le reste de leurs compagnons durant le trajet jusqu'à la cabine du capitaine.
Cette dernière, plus grande que celle d'Aymeric, était aussi bien plus encombrée. Une grande table se dressait au centre, couverte de cartes et d'instruments de mesure. Une couchette aux draps défaits occupait un mur, ainsi qu'un grand coffre fixé au plancher.
Le reste de la pièce était ordonnée, rien ne dépassait. Aymeric s'attendait à voir une ou deux bouteilles vides traîner ici et là ou encore des vêtements en désordre mais rien. Il se sentit bête de considérer leur capitaine comme un ivrogne désordonné. Cet homme avait été choisi par le roi de Talenza en personne, il était forcément irréprochable !
Le second ferma la porte derrière eux, ombre silencieuse de son supérieur. Le capitaine resta debout malgré le roulis du bateau démultiplié par la tempête, droit et raide, les mains croisées dans le dos. Une ride de contrariété barrait son front.
- Qu'est-ce que c'était que ça sur le pont ?
Hermas et Mirzal interrogèrent Aymeric d'un regard.
- Il a vu Hydronoé sans son camouflage, résuma le demi-dieu.
Ses aînés plissèrent les lèvres et Hermas, diplomate dans l'âme, rompit le silence le premier pour clarifier cette situation épineuse.
- Comme vous le savez, nous sommes des chevaliers dragons.
- Oui, oui, je sais. Le roi de Talenza m'a déjà expliqué. Vous êtes les meilleurs soldats du royaume d'Alembras, chacun d'entre vous vaut dix hommes, je suis au courant. Mais là, sur le pont...
- C'est ce que j'essaie de vous expliquer. C'est un secret très bien gardé mais il ne le sera plus pour longtemps, j'en ai peur. Certains d'entre nous ne sont pas des humains mais des dragons. Ils vivent parmi nous et ils nous ressemblent, à quelques exceptions près. Heureusement ils se fondent dans la société en cachant leurs particularités. Ce que vous avez vu sur le pont était un dragon, sous sa forme humanisée.
Le capitaine haussa un sourcil, se tourna vers son second et émit un ricanement qui témoignait de son scepticisme.
- Et après c'est moi qui bois, grommela t-il.
Mirzal soupira. En un battement de cœur ses ailes jaillirent, tout comme ses cornes et sa queue. Ses cheveux bleuirent, ses ongles s'épaissirent et se noircirent, ses yeux prirent la couleur de l'or et ses pupilles s'étrécirent comme celles des serpents. Cette fois le capitaine se laissa tomber sur une chaise, fauché par le choc. Son second recula jusqu'au fond de la cabine, bouche bée.
- Vous n'avez pas halluciné et nous ne mentons pas, déclara le dragon d'eau. Nous existons bel et bien.
- Combien y en a-t-il à bord ? demanda le vieil homme en passant une main dans ses cheveux gris.
- Huit, répondit Hermas.
Le capitaine tira sa flasque de son manteau et but une grande rasade avant de la tendre à son second qui la vida d'une traite.
- Comment est-ce que je vais expliquer ça à mes hommes ? se questionna le vieux loup de mer. Je ne peux définitivement pas leur mentir, surtout après ce qui s'est passé...Mais de là à avouer que des dragons sont à bord...Des dragons ! Pourquoi pas les dieux pendant que nous y sommes ?
Aymeric garda le silence. Le capitaine ne savait pas quelles étaient les vraies raisons de leur voyage vers cette terre inconnue. Ils allaient ramener un dieu endormi avec eux, le transporter sur le bateau et le débarquer à Amaris. Est-ce que l'équipage serait d'accord avec cela s'il l'apprenait ? Le jeune homme décida d'attendre et d'observer : la suite dépendrait de la réaction des matelots face à l'existence et à la présence de dragons à bord.
- Si vous ne voulez pas mentir à vos hommes, nous le comprendrons, lui assura Hermas. Cependant nous ne voulons pas de problèmes. Vous avez été engagés et payés pour nous mener jusqu'à notre destination, peu importe les difficultés. Veuillez considérer cette nouvelle comme une difficulté à surmonter et rien de plus.
L'ancien mentor de Zacharie salua les deux marins avant de tourner les talons en compagnie de son jumeau, qui reprit une apparence entièrement humaine. Aymeric gratifia le capitaine et le second d'un signe de la tête.
- Si vous avez des questions à propos des dragons, vous pouvez nous interroger librement.
Une fois hors de la cabine, Aymeric se dirigea vers celles de ses compagnons. Alya partageait la sienne avec trois autres femmes de la garde des explorateurs. Il passa devant la sienne et entendit Lisbeth s'écrier :
- Alaman, calme-toi un peu ! Ce n'était rien de dramatique !
- Rien de dramatique ? Rien de dramatique ? Si tu avais vu la façon dont ils l'embrassaient, tu aurais trouvé ça dramatique !
- Tu ne vas quand même pas en vouloir à Hydronoé pour une histoire de baiser ?
- C'est de ma petite sœur qu'il s'agit ! Et puis il y a aussi la différence d'âge ! Et le fait que le moment n'était pas du tout propice à ce qu'il l'embrasse ! Elle a manqué de se noyer !
- De ce que j'ai vu, c'est elle qui l'a embrassé plutôt que l'inverse...Tu es trop protecteur avec elle. C'est une grande fille, et une Valserye. J'ai constaté que les femmes de votre peuple ont tendance à faire le premier pas. Au lieu de t'emporter contre Hydronoé, félicite-toi qu'il soit l'heureux élu. Il est gentil et très attentionné : ta sœur sera heureuse avec lui.
- Arrête de parler comme ça, s'énerva Alaman. On dirait que tu les vois déjà marié et entouré d'une tripotée de gamins !
- Ça, c'est à eux de voir. Au moins ils osent se montrer au grand jour sans craindre le regard des autres, contrairement à certains...
Aymeric s'apprêtait à passer son chemin comme la conversation ne concernait plus son jumeau mais la réponse d'Alaman le cloua sur place :
- Les autres n'ont pas besoin de savoir que nous sommes ensemble.
Le jeune homme s'étonna en son for intérieur. Alaman et Lisbeth, ensemble ? Ils se tournaient autour depuis des mois mais de là à ce qu'ils forment un couple...
- Tu es un cas désespéré Alaman, se hérissa la princesse d'Alembras. Je veux plus que des parties de jambes en l'air au beau milieu de la nuit avant que tu regagnes ta chambre sur la pointe des pieds ! Je veux pouvoir t'embrasser, te tenir la main, t'exprimer mon affection devant tout le monde ! De quoi est-ce que tu as peur exactement ? De perdre ton titre de tombeur ? Ou celui de célibataire endurci ? Très bien. Continue sur cette lancée et c'est moi que tu vas perdre !
- Lisbeth ! Ne dis pas ça ! Je t'aime !
- Prouve le !
Aymeric perçut un déplacement dans la cabine, puis le silence. Bientôt des bruits de baisers humides et des expirations bruyantes lui parvinrent. Il s'éloigna, gêné. Pas étonnant qu'il trouvait Alaman si sage et si silencieux à propos de ses conquêtes ces derniers temps ! Il avait succombé au charme de Lisbeth. Dire qu'au début ces deux-là se détestaient à en mourir...Il n'y avait pas à dire : Gaïra, la déesse de l'amour, formait des couples surprenants.
En parlant d'amoureux atypiques, Hydronoé tenait amoureusement la main d'Alya en la couvant d'un regard tendre lorsque le demi-dieu entra dans la cabine de la jeune femme. Son jumeau la lâcha à regret lors de son arrivée.
- Comment tu te sens ? demanda Aymeric à Alya.
- Mieux depuis que j'ai changé de vêtements et que je suis enroulée dans une couette. Je n'ai définitivement pas de chance avec l'eau...Heureusement, Hydronoé est là pour veiller sur moi.
Les deux amoureux se sourirent et Aymeric leva les yeux au ciel, aussi excédé qu'attendri.
- Tu as semé la panique en te transformant, dit-il à son jumeau.
- Je suis désolé, j'ai agi sur le coup de la peur. J'ai oublié tout ce qui m'entourait quand j'ai vu Alya sombrer...
- Il fallait que ça arrive tôt ou tard. J'espère juste que les conséquences ne seront pas trop désastreuses...Fais attention quand tu sortiras, d'accord ?
Aymeric s'attendait au pire mais le pire ne se produisit pas. Les soldats d'Alembras s'expliquèrent face à l'équipage au grand complet dès le lendemain, une fois la tempête apaisée. Les marins prêtèrent une oreille attentive à leurs révélations puis les pressèrent de questions auxquelles ils répondirent patiemment. La méfiance régna durant un jour ou deux puis se dissipa naturellement. Les matelots toisaient souvent les chevaliers dragons, comme pour déterminer qui était un dragon ou non. Ravik fut plus direct. Après un repas plutôt silencieux, il aborda Aymeric avec un :
- Tu es un dragon ?
- Seulement à moitié, répondit honnêtement le demi-dieu.
- Les dragons peuvent avoir des enfants ?
- Naturellement.
- Donc tu peux avoir des ailes et des cornes bleues aussi ?
- Dans mon cas elles sont rouge sombre et noires, avoua le chevalier dragon.
Ravik jeta un œil à son front et à son dos puis glissa sur un ton de conspirateur :
- Je peux les voir ?
Au début, Aymeric hésita. C'était le soir et la plupart des membres de l'équipage jouaient aux cartes dans la cuisine. Quelques-uns se promenaient sur le pont, assez loin. Le second tenait la barre pendant que le capitaine se reposait dans sa cabine, les yeux rivés sur l'horizon. Personne ne le verrait. Aymeric retira sa chemise en lin pour ne pas la déchirer et se concentra. Il ne s'exerçait pas très souvent mais sa nature profonde répondit à son appel : il sentit un poids alourdir son front et ses ailes se déployer en tirant sur des muscles encore faibles dans son dos. Ravik poussa un sifflement, impressionné.
- Tu peux voler avec ?
- Je ne me suis pas entraîné pour...
- Pourquoi ? L'autre dragon, Hydronoé, a bien volé pour regagner le navire !
- Je n'ai pas mes ailes depuis très longtemps et je n'ai pas eu le loisir de m'entraîner pour ça...
- Du temps, ce n'est pas ça qui manque ici, ricana son ami. Et au moins tu seras une bonne distraction.
Distraction, c'est le mot qui convenait. Les réticences des marins à l'égard des dragons se mua en curiosité. Loin de mal vivre l'idée d'être considéré comme des bêtes de foire, leurs frères et sœurs s'exhibèrent fièrement. Ils ne montrèrent pas que leur apparence à moitié humaine mais aussi leurs pouvoirs.
Aerine augmentait la force des vents pour gonfler les voiles et accélérer leur allure. Mirzal et Hydronoé soulevaient des masses d'eau salée considérables, que Sandor et Gébald traitaient ensuite pour la rendre douce. Cette eau servait à des toilettes plus régulières dont personne ne se plaignit. Ils cessèrent aussi d'utiliser du bois pour alimenter les fourneaux en cuisine grâce à Firenza et Brazidas qui se chargeaient de maintenir le feu allumé sous les marmites. Ils gagnèrent en popularité à tel point que les membres de l'équipage les respectèrent presque comme des dieux vivants.
Aymeric, encouragé par Ravik, décida d'apprendre à voler. Les autres dragons s'improvisèrent professeurs, sous les regards curieux des matelots qui essayaient tant bien que mal de vaquer à leurs occupations malgré ce spectacle étonnant. Le demi-dieu ne s'était jamais douté que voler s'avérait si complexe. Tout d'abord on l'obligea à renforcer les muscles à la base de ses ailes. Il s'en tira avec des courbatures abominables mais ne broncha pas.
Ensuite il apprit à atterrir, la partie la plus complexe de toutes car, si décoller ne lui posa pas de problème, se poser devint une épreuve du combattant. Il s'écrasa sur le pont plus d'une fois et, fort heureusement pour son amour propre, ni ses compagnons, ni le reste de l'équipage n'osèrent rire de ses échecs à cause de la violence de ses chutes. Ils se précipitaient pour l'aider à se relever ou lui adressaient des encouragements au lieu de s'esclaffer. Le regard noir d'Aymeric y était sûrement pour quelque chose.
Il gagna peu à peu en hauteur et commença à apprivoiser les vents. L'inclinaison des ailes avait toute son importance et son instinct développé l'aidait à les positionner dans la bonne direction. Il écrivait chacun de ses progrès dans ses lettres qui ne parviendraient jamais à sa famille et se réconforta en songeant qu'il pourrait bientôt voler en portant Omphale dans ses bras. Sa fille adorerait l'expérience, il l'imaginait s'émerveiller du monde depuis le ciel.
En dehors de ces leçons de vol, il imposa à ses compagnons un entraînement quotidien sur le pont, pour qu'ils conservent leur forme physique et leurs réflexes.
Il les entraînait surtout à l'épée et ils organisèrent des tournois amicaux pour passer le temps et conserver leur motivation. Les explorateurs se joignirent à eux, ainsi qu'une poignée de marins assez expérimentés avec une lame entre les mains. Le chevalier dragon les exerça mais personne ne croisa jamais le fer avec lui car il se plaçait toujours en arbitre des affrontements. Un matin Ravik, qui prenait part à tous les tournois et qui se débrouillait bien avec une épée entre les mains, lança :
- Et toi, pourquoi tu ne viens jamais te mesurer à nous ?
Sa question déclencha l'hilarité des chevaliers dragons et des explorateurs. Alaman répondit :
- Un humain ordinaire n'a aucune chance de le vaincre. Même un demi-dieu ne pourrait pas en venir à bout ! C'est la plus fine lame du continent. Inutile qu'il se mesure à nous : il l'emportera quoi qu'il arrive.
Ravik insista encore et Aymeric lui accorda un duel. Il para chaque attaque sans effort et laissa doucement le marin s'épuiser avant d'attaquer avec la vitesse d'un éclair. Il lui suffit d'un seul coup pour le désarmer sans effort. L'épée de Ravik rebondit sur le pont et le matelot cligna des yeux à plusieurs reprises, la bouche arrondie pour former un O surpris. Aymeric lui donna quelques conseils pour améliorer son jeu de jambes et la précision de ses coups, puis alla boire un peu d'eau. Le capitaine, qui observait les affrontements amicaux adossé contre un mât, dit à son passage :
- Les ailes noires, des cornes sanglantes, un incroyable facilité avec le maniement des armes et des yeux plus froids que la glace...Tu as un lien avec Praeslia, je me trompe ?
- Vous pensez bien, dit tranquillement Aymeric.
- Tu n'as pas l'air comme les autres dragons...Tu leur ressembles mais il y a quelque chose...Enfin bon, ça me regarde pas. Je suis là pour vous mener à bon port, à supposer qu'un port nous attende là où nous allons. C'est plus rassurant d'avoir un dragon expert de la guerre avec nous que contre nous.
Il se détourna et relaya son second, qui tenait la barre.
La vie à bord se poursuivit selon ce schéma, jusqu'à une semaine plus tard. Ils avaient essuyé un orage la veille, ridicule à côté de la première tempête. Aymeric se leva avec l'aurore et arpenta le pont en agitant ses ailes pour réchauffer ses muscles. Il ne prenait plus la peine de les cacher désormais et s'endormait enroulé dedans, à la manière d'Hydronoé. Soudain, un matelot hurla depuis le nid-de-pie :
- Terre !

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant