Il gelait.
Il souffla sur ses mains engourdies et les bloqua sous ses aisselles pour les réchauffer. Il ne craignait pas les basses températures, du moins celles du sud d'Amaris. A la nuit tombée, le désert se refroidissait si vite que les voyageurs mal préparés mourraient de froid au cœur des dunes.
Mais ici, il y avait l'humidité et la neige. Elles s'infiltraient sous son épaisse couche de vêtements pour glacer sa peau. Il demeurait en bonne santé malgré cela, un miracle ! Il adressait une prière de remerciement à Gaïara chaque soir car il était persuadé que c'était elle, ainsi que sa volonté inflexible, qui le maintenait en un seul morceau !
Il regrettait l'été à Amaris. Il se souvenait encore des rayons doux qui caressaient son visage, du bruissement du vent dans les feuillages verts et drus ! L'hiver, rien d'aussi beau ne frappait son regard. Les branches dénudées des arbres se tendaient vers le ciel gris plomb tels des doigts rachitiques. La neige l'aveuglait et étouffait les sons : il avait l'impression de marcher dans un rêve blanc.Il progressait pourtant sans gémir, sa lance en métal solidement accrochée dans le dos. Il brûlait de mettre un pied hors du désert depuis des années et il préférait l'étendue neigeuse à celle sablonneuse des dunes. Il marchait vaillamment en tête du groupe, pour tracer un sillon dans la poudreuse.
Ses compagnons, en file indienne, marchaient dans ses pas pour économiser leurs forces. Ils avaient plus ou moins son âge et laissaient tous le désert derrière eux pour prêter main forte à l'armée commune de la forteresse d'Amaris. Kalam était le plus déterminé de leur groupe.
Il luttait contre sa fatigue, plein d'ardeur. Il rêvait de ce voyage, il ne laisserait pas la neige saper son moral et sa détermination. Son impatience enflait pas après pas, à mesure qu'il réduisait la distance entre la forteresse et lui.
- Kalam, ralentis ! cria une voix autoritaire au bout de la file.
Il serra les poings et obéit à contre-coeur. Son père participait à leur expédition, encore. Kalam ne s'en étonnait pas. Son géniteur voulait probablement convaincre ce pauvre Zacharie de le reprendre. Il lui faisait pitié.
Il attendit que ses compagnons reviennent à sa hauteur, trépignant d'impatience mal contenue. Il mourrait d'envie de bondir dans la neige compacte, d'effectuer de larges bonds pour avancer plus vite. Il s'efforça de brider son impulsivité. Leur voyage touchait bientôt à son terme, ses camarades puisaient dans leurs dernières ressources. La plupart, fiévreux, avançait d'un pas lourd.
- Faisons une pause, ordonna Reydan.
Ils soupirèrent tous de soulagement, à l'exception de Kalam. Il déblaya la neige autour de lui et s'assit en tailleur sur la terre gelée. Il but un peu d'eau dans l'outre qu'il gardait contre son corps pour qu'elle ne gèle pas. Il avait compris cette astuce très vite, à l'inverse de certains de ses compagnons. Il grignota des dates séchées du bout des dents. Il en conservait encore une poignée, qu'il comptait bien manger après son arrivée à la forteresse d'Amaris pour fêter sa victoire sur les éléments.
Il bondit sur ses pieds dès que Reydan annonça qu'ils repartaient. Il ignora la protestation de ses muscles et redoubla d'efforts. La nuit tomberait vite, il fallait marcher le plus possible avant le déclin du soleil. Les autres Hérances grognèrent à cause du rythme qu'il imposait mais il préféra les ignorer.
Son géniteur lui avait enseigné à ne jamais se plaindre, à supporter la fatigue, la faim et la soif. Kalam était à présent le meilleur guerrier de sa tribu en dépit de son jeune âge. Les pères de famille se disputaient pour lui offrir la main de leurs filles, les anciens le respectaient. Il battait son paternel en combat amical, ce dont il n'était pas peu fier et dont il retirait une sorte de joie vengeresse.
Le soleil sombrait trop vite à l'horizon, ils progressaient trop lentement. Une nouvelle nuit tomberait avant qu'ils atteignent les remparts de la forteresse ! Pourtant, d'après les paysans interrogés le matin même, elle n'était pas loin ! Kalam allongea ses enjambées. Son père lui ordonna de ralentir mais le jeune homme l'ignora.
Son cœur tambourinait dans sa poitrine, respirer lui brûlait les poumons, son corps hurlait de douleur. Il s'acharna encore : il ne flancherait pas avant d'arriver et il arriverait aujourd'hui ! Le crépuscule projetait des éclats jaune pâle sur la neige quand il la vit enfin. Là, juste en bas de la colline, au beau milieu de la plaine enneigée ! Grise et fière, elle déployait sa masse gigantesque sur la terre gelée. Quel esprit de génie rempli de la folie des grandeurs avait conçu cette merveille ?
Un rire lui échappa sans qu'il parvienne à l'étouffer. Il oublia toute sa retenue et se mit à courir. La fatigue s'envola face à sa trouvaille. La forteresse d'Amaris ! Enfin ! Les hurlements de son père s'estompèrent à mesure qu'il approchait de cette construction incroyable. Des gardes l'arrêtèrent avant qu'ils atteignent les grandes portes et il se présenta dans la langue commune, presque sans que son accent ne transparaisse.
- Je suis Kalam Amayaz, de la tribu des Hérances. Nous venons mettre notre force au service de votre armée. Je suis venu en éclaireur, mes compagnons sont derrière moi.
Ils accompagnèrent Kalam jusqu'à une étrange porte en bois dont le haut était percé par des chaînes, dans le coin droit et gauche. Le jeune homme n'avait pas de nom à mettre là-dessus mais cette chose lui rappelait le grand pont qui autorisait les passages par-dessus la rivière, non loin du château des gardes. Il demeura bouche bée lorsque la porte s'abaissa, uniquement retenue par les chaînes.
- C'est un pont-levis, expliqua l'un des soldats face à sa stupéfaction.
Ils pénétrèrent dans une cour si vaste qu'elle pouvait accueillir vingt fois la tribu de Kalam sans manquer de place. Des hommes et des femmes s'exerçaient à l'épée à divers endroits, surveillés par des anciens qui avaient sans doute été des combattants aguerris dans leur jeunesse.
Un des soldats ordonna qu'on envoie un détachement de cavaliers ramener les Hérances dans la forteresse avant la tombée de la nuit. Kalam s'adossa contre une muraille pour soulager son corps épuisé. Au sein de la forteresse, le vent glacé soufflait moins fort.
Il profita de ce moment de répit pour observer la tête de chaque soldat dans la cour mais il ne trouva pas celui qu'il cherchait. Il fouilla dans la poche de son pantalon épais, enfilé par-dessus des bas en laine, et retira un morceau d'étoffe satinée. Il la déplia en prenant garde à ce que le vent n'emporte pas son précieux contenu.
Une fleur violette, sèche et ratatinée, reposait au creux du tissu. Il la gardait depuis des années comme un talisman porte-bonheur. Les anciens prétendaient qu'il n'existait pas de grigris capables d'attirer la chance mais ils ignoraient tout de l'importance que Kalam donnait à cette petite fleur. La contempler le ramenait des années en arrière, lors d'un été frais sous les frondaisons, en compagnie d'un enfant avec une tâche en forme de croissant de lune sur la cheville.
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Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'Amaris
FantasyDepuis la disparition de Lysange, Aymeric n'a qu'une idée en tête : la retrouver. Cela l'amènera à coopérer avec une vieille connaissance afin d'infiltrer le repaire du dragon rouge et sauver sa compagne. Cependant le temps presse et la fin du monde...