Chapitre 58 : La marque

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Willow revint à Ronto avec la sensation de tourner en rond. Il n'aimait pas jouer les messagers : il préférait être en première ligne, au cœur de l'action. A une heure de marche de l'enceinte de la capitale de Notterey, il laissa Aurélius reprendre forme humaine.
Ils contournèrent les grandes portes où les gardes arrêtaient tous les voyageurs entrants pour vérifier leur identité sans se faire repérer.
Nous ne passons pas par l'entrée principale ? l'interrogea Aurélius.
Willow secoua la tête. Ils avaient suivi le protocole en arrivant avec Aymeric et le reste du groupe. Résultat : on les avait laissé entrer après une journée entière de négociation. Willow n'avait pas de temps à perdre en argumentation inutile.
- Je connais un autre chemin. La ligue des assassins l'utilise pour pénétrer dans la ville ou la fuir en toute discrétion.
Il repéra bientôt un mur plus bas et plus vieux que les autres. Aucun garde, grâce au magnifique pouvoir de la corruption, ne patrouillait dans les environs. Les pierres effritées et cassées du mur permettaient de l'escalader facilement, pour peu d'avoir l'œil.
- Regarde bien où je pose les mains et les pieds et imite mes gestes, recommanda Willow à son jumeau. Si tu as des difficultés ou que tu vas lâcher prise, dis-le-moi.
Son frère d'âme hocha la tête sans manifester le moindre signe d'anxiété. Willow se demandait parfois s'il ressentait l'inquiétude ou le doute tant il débordait de confiance et de sérénité. Le jeune homme grimpa le mur avec aisance. Il se hissa souplement au sommet, les muscles à peine échauffés par l'effort. Aurélius le rejoignit, rayonnant de fierté après sa réussite facile. Sans son caractère trop doux et innocent, il aurait fait un excellent assassin.
Ils se plongèrent dans l'agitation de la ville et remontèrent jusqu'à une auberge située non loin du palais royal. Proprette et appréciée des marchands de passage, elle sentait bon le parquet ciré et le feu de cheminée. Willow repéra tout de suite Aymeric parmi la clientèle bruyante qui s'offrait une pause ou marchandait autour d'un verre.
Seul à une table à côté de la fenêtre, le chevalier dragon paraissait préoccupé. L'absence du reste de leur petite expédition n'étonna pas Willow. Ils devaient encore chercher Meng Yi et Liorah partout en ville. L'annonce de l'apparition de trois dragons et le vent de panique que cela avait engendré ne devaient pas faciliter leur travail. Le demi-dieu le repéra avant qu'il atteigne sa table. Il se leva d'un bond et rugit :
- Où est-ce que vous étiez passés tous les deux ?
La bonne humeur dans l'auberge se suspendit. Les yeux indiscrets se rivèrent sur eux mais l'attitude détachée de Willow ainsi que le visage tranquille d'Aurélius rassurèrent les clients. Ils reprirent vite leurs conversations, comme si de rien n'était.
- Nous avons trouvé les trois Valseryes, avoua Willow le plus tranquillement du monde.
- Quoi ?! s'exclama Aymeric. Où sont-elles ?
- En route vers la forteresse d'Amaris, avec les chevaliers dragons envoyés à Hangaï. Et le meilleur dans tout ça : les deux étrangères n'étaient autres que Meng Yi et le dragon blanc, Liorah.
L'air perdu d'Aymeric lui fit comprendre que de solides explications étaient nécessaires. Willow brida son exaspération et souffla :
- Allons chercher les autres, je résumerais cette situation compliquée lorsque nous serons tous ensemble. Je n'ai pas envie de me répéter dix fois.
Il sortit de l'auberge sans vérifier si le chevalier dragon le suivait. Il savait qu'Aymeric ne le lâcherait pas d'une semelle.
- Ils enquêtent près de la rue rouge. Il y a eu du grabuge par là-bas hier. Certains habitants parlaient de dragons et de fin du monde...C'était vous ?
- Nous avons eu un départ quelque peu spectaculaire, je dois le reconnaître. Ça avait le mérite d'être divertissant.
Ils n'ajoutèrent rien jusqu'à ce qu'ils rejoignent les autres, près de la rue rouge. Sa mère lui sauta au cou et le serra contre elle comme s'il n'avait encore que dix ans.
- Tu es de retour Willow ! J'ai eu si peur lorsque tu n'es pas rentré hier...
- J'ai une bonne explication mais c'est une histoire qui mérite d'être racontée autour d'un verre plutôt que dans une rue où des oreilles indiscrètes peuvent traîner...
Dans le brouhaha ambiant de l'auberge, il expliqua les moindres détails de leur courte aventure. Omphale eut un sourire amusé.
- Finalement nos routes n'ont fait que s'éloigner pour mieux se croiser et converger vers un même objectif.
- Hâtons-nous de rentrer. Le dragon noir et le blanc sont réunis, la prophétie arrive presque à son terme et une foule de préparatifs nous attendent si nous voulons avoir une chance que la seconde fonctionne, décida Aymeric.
- Et les Valseryes ? demanda Alaman. Qui va les prévenir du sauvetage de leurs guerrières ?
- Moi, lança Willow sans réfléchir.
Des yeux écarquillés le fixèrent. Lui-même se questionnait sur la raison de son volontariat. Ne détestait-il pas jouer au messager ? A vrai dire il savait pourquoi il désirait regagner les terres des Valseryes mais il ne l'avouerait pour rien au monde. Sa raison possédait des cheveux de jais, des yeux émeraude et une voix qui le mettait à genoux.
- Si je m'éloigne de la forteresse d'Amaris, je retarderais un peu la prophétie. Elle ne peut s'accomplir que si le dieu endormi est là pour séparer Noximence et Phosphoméra de leur progéniture, n'est-ce pas ? Je vous offre du temps et je respecte notre part du marché avec les Valseryes.
- Très bien mais tu ne pars pas là-bas seul. Alya et Hydronoé vont venir avec toi, décida Aymeric.
Il ne tenta pas de discuter les ordres du demi-dieu. Alya parlait beaucoup mais était de bonne compagnie. Quant à Hydronoé, il se montait plus discret mais tout aussi jovial.
Ils atteignirent le territoire des Valseryes plus vite qu'il ne l'espérait. Les guerrières du nord se montèrent moins sur leurs gardes que lors de leur visite précédente, sans doute à cause de leur nombre réduit et de l'absence d'Aymeric. Seule la chef du clan et son escorte les accueillirent.
- J'espère que vous apportez de bonnes nouvelles, dit la dirigeante en les scrutant de son regard sans fond.
- Mère, nous avons retrouvé vos guerrières. Elles sont sous bonne garde à la forteresse d'Amaris car deux d'entre elles ont un rôle important dans la prophétie. Est-ce que vous le saviez ?
- Non, répondit cette dernière sans manifester la moindre surprise. Tu m'expliqueras tout ceci ce soir dans ma tente ma fille, face à un repas. Viens avec ton époux, j'apprécie sa présence.
De sa bouche cela ressemblait à un éloge, si on exceptait le fait qu'Hydronoé se dressait derrière Alya et que le chef des guerrières du nord aurait très bien pu lui adresser la parole directement. Elle jeta ensuite une œillade dédaigneuse vers Willow et Aurélius.
- Vous occuperez la même tente que lors de votre précédent séjour. Je suppose que nous n'avons pas besoin de vous montrer le chemin et de vous ordonner de ne pas en bouger sous peine de représailles ?
- Nous serons sages comme des images, répondit Willow avec un sourire en coin.
- L'insolence des hommes du sud est absolument stupéfiante, siffla la dirigeante des Valseryes.
Willow s'éloigna avec Aurélius avant qu'elle ait la bonne idée de le mettre aux fers. Son jumeau, sous sa forme de dragon, trépignait sur place.
- Laisse-moi deviner : tu préfères te balader sur les terres gelées plutôt que de t'enfermer sous une tente sans bouger ?
Tu commences à bien me connaître. Mais j'ai quelques remords à l'idée de t'abandonner seul avec l'ennui...
- Quand est-ce que tu comprendras que tu es libre de faire ce qui te chante sans te soucier de mes états d'âme ? se moqua Willow. Suis tes envies, amuse-toi. Je peux très bien me glisser dans ton esprit pour profiter un temps du monde extérieur.
Je ne pouvais pas rêver d'un meilleur frère d'âme, le remercia Aurélius en lui donnant un coup sur l'épaule du bout du museau.
Il s'éloigna en courant. Ses gigantesques pattes griffues laissaient des trous dans l'épaisse couche de neige. Il ressemblait à un enfant qui partait jouer dans la poudreuse immaculée, impatient. L'image arracha un sourire à Willow. Il prit tout son temps pour regagner la tente dédiée aux étrangers célibataires de sexe masculin. Certaines Valseryes dardaient sur lui des regards de braise ou noirs. Il n'aperçut pas une mèche de celle dont la voix le hantait.
Un brin déçu, il se prépara à de longues heures d'ennui et aux meilleurs moyens de les combler. Une odeur de fleurs séchées et de feu de bois figea ses pensées alors qu'il pénétrait dans la tente. Elle l'attendait, assise derrière le feu. Elle portait une robe blanche, peut-être la même que lors de leur première rencontre.
- Tu as pris ton temps, dit-elle en remuant les braises à l'aide d'un tisonnier.
Des étincelles s'échappèrent des flammes et s'éteignirent dans l'air tiède après un vol éphémère.
- Je pensais trouver mon bonheur dehors plutôt que dans cette tente. Si j'avais su, je me serais dépêché.
Elle lui décocha une œillade indéchiffrable avant de se concentrer à nouveau sur le feu. Willow s'assit face à elle sans un mot. Plongés dans leur silence respectif, ils laissèrent filer le temps sans que cela les gêne.
- C'est la dernière fois, déclara finalement Freya.
- Oui. Je suis désolé.
- Les prophéties sont cruelles. Elles exigent plus que ce que l'être humain est prêt à céder, le futur nous teste sans cesse et prend parfois des chemins inattendus. Il m'arrive de douter que Libraca les connaisse tous. Tu pourrais vivre.
- Je pourrais comme je ne pourrais pas. Au risque de te vexer, je n'ai pas foi dans les prophéties. Ce ne sont pas les mots qui forgent le destin des Hommes : ce sont leurs actes.
Freya inclina doucement la tête avant de se replonger dans la contemplation des flammes.
- Est-ce que tu as gardé mon pendentif ?
- Je le porte nuit et jour.
- C'est bien.
Willow écouta le vent qui hurlait dehors et des fouettait les peaux de la tente. Freya demanda soudain :
- Que feras-tu si tu survis ?
- Je ne sais pas. Je n'ai pas pensé aussi loin. Demain est un autre jour, ce n'est pas bon de tout planifier à l'avance.
- Est-ce que tu reviendrais ici ?
- J'y ai laissé un tiers de mon cœur, il faudra bien que je vienne le récupérer avant de me rendre malheureux, soupira t-il.
Freya haussa les sourcils et le questionna sans la moindre contrariété :
- A qui appartiennent les deux autres tiers de ton cœur ? A ta famille ? Au dieu endormi ?
- Non : à la guerre et à la mort.
La prêtresse se leva pour s'installer à ses côtés. La chaleur de sa peau remplaça celle du feu et son parfum devint presque physique. Il devina qu'elle ne le quittait pas des yeux tandis qu'il se concentrait sur la danse hypnotique des flammes.
- Tu n'ignores pas que nous tatouons les hommes de notre clan pour marquer leur appartenance à leur famille d'origine ou à celle de leur femme dans le cas des étrangers. Je voudrais te tatouer mais pas sur le visage, ni pour t'imposer la marque de ma lignée.
- Qu'est-ce que tu aimerais graver sur ma peau alors ?
- Une prière. Un vœu fou.
Il se détourna du feu pour mieux rencontrer deux yeux verts, brillants de détermination et d'une autre émotion qui fit cogner son cœur plus rapidement dans sa cage thoracique. Le bon sens lui dictait de dire non. Se faire tatouer par une Valserye était synonyme d'asservissement pour n'importe quel homme sain d'esprit.
Sauf pour Willow. Il avait connu le vrai asservissement, le jour où on lui avait mis de force une lame entre les mains, où on l'avait entraîné dans la violence. Le moindre sanglot était puni, la faiblesse prohibée. Il se souvenait ce que c'était d'être un outil sans volonté, une moitié d'humain qui ne s'éveillait que pour obéir aux ordres.
Amagmalion n'avait pas marqué sa peau mais son âme. Il ne pourrait jamais se défaire totalement de lui. Freya lui proposait elle aussi un souvenir d'elle qui le suivrait jusqu'à ce que Bouklipon l'arrache à son corps pour le domaine des morts. Un souvenir qui s'accompagnerait de chants, de chaleur et d'intensité plutôt que de douleur, de soumission et de sang.
- Fais-le, dit-il avec une pointe d'urgence dans la voix.
Elle prit un pot sur une étagère, ainsi qu'une tige de bois terminée par un aiguillon d'une grande finesse. Willow n'avait vu ni l'un ni l'autre lors de sa première visite.
- Tu avais tout prévu ?
- Dans l'éventualité absurde où tu accepterais. Ce que tu as fait sans hésiter. Enlève ton haut.
Il se dévêtit sans pudeur pour exposer son torse balafré. Elle glissa une œillade gourmande sur ce dernier avant de reprendre son sérieux.
- Puis-je réaliser ton tatouage ici ? demanda-t-elle en pointant son biceps droit.
- Dessine-le où tu voudras. Est-ce que je peux savoir ce que tu vas inscrire dans ma chair ?
- Non. Si tu veux renoncer, c'est ta dernière chance.
Il n'émit aucune objection et lui présenta son bras. Elle s'assit et le posa sur ses genoux repliés. Elle ouvrit le pot, rempli d'encre noire et luisante. Il admira ses doigts blancs s'emparer de l'aiguillon et tremper la pointe dans le mélange aussi obscur que l'océan lors d'une nuit sans lune. L'aiguillon lui mordit la peau et pénétra sous sa chair pour en ressortir presque aussitôt. Il ne se crispa pas, la respiration calme.
Point par point, Freya inscrivit des lettres issues d'un alphabet inconnu dans son épiderme. Elles prirent forme avec délicatesse, s'enroulèrent autour de son bras pour former une boucle discrète d'inscriptions noires.
Freya, le front plissé de concentration, n'avait jamais été aussi belle qu'à cet instant. Il n'osa pas la déranger pour partager son observation avec elle. Elle acheva le tatouage alors que la nuit tombait et de la sueur perlait de son front.
- Je vais appliquer un peu de baume dessus pour soulager ta peau. Il ne faudra pas que tu l'exposes à l'eau durant quelques jours et encore moins au soleil dans le mois à venir. C'est important pour la cicatrisation.
- Je respecterais tes consignes à la lettre. Est-ce que je peux savoir ce que tu as marqué maintenant ?
- C'est en langue primordiale, la langue utilisée par les prêtresses pour rédiger l'histoire des Valseryes depuis des siècles. Il est écrit : La voix du nord ravira son cœur volé par la guerre et la mort car elle seule est digne de régner sur lui.
Willow sourit tandis qu'une chaleur agréable se répandait dans tout son corps. La poésie de ces mots lui échappait un peu mais, prononcés par la voix profonde de Freya, ils gagnaient une valeur presque mystique, comme une prédiction.
- Il est l'heure pour moi de rejoindre les autres prêtresses, souffla Freya. Il ne faut pas qu'on me découvre en ta compagnie. Je reviendrais t'apporter de quoi manger.
Elle déposa un baiser sur son front et quitta latente d'un pas léger, aussi blanche et fluide qu'un spectre. Willow caressa distraitement le tatouage qui ornait son bras. Sa noirceur contrastait avec le blanc de ses balafres. Gravé dans sa peau à vie, tous comme ses cicatrices, il différait parce qu'on le lui avait apposé avec tendresse et application. Il s'allongea à côté du feu, plus léger. 

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant