Chapitre 48 : Embuscade

198 43 7
                                    


Willow ne revint pas dans la demeure glacée après le repas du soir et préféra emprunter une ancienne chambre d'apprenti pour dormir. Enroulé dans une couette sur un petit lit, il cauchemarda. Il avançait dans une pièce sombre et haute de plafond. Il devinait les murs somptueusement taillés en dépit de l'obscurité. Le sol sous ses pieds nus était aussi froid que de la glace.
Une lueur rouge brillait dans le lointain et palpitait comme un cœur géant. Deux yeux jaunes, aussi vifs que de l'or en fusion, s'allumèrent au-dessus de la faible lumière rougeâtre. Willow s'arrêta et se mit à genoux, les mains sagement posées sur les cuisses.
- Tu es revenu, dit une voix grondante.
Willow eut envie d'effectuer demi-tour, de fuir loin de cette pièce. Les murs se rapprochaient, le plafond descendait et Amagmalion approchait. Le dragon rouge s'arrêta à deux pas de Willow, le cou dressé de toute sa hauteur.
- Tu as été décevant Willow. Capricieux, égoïste : un vrai traître. Je t'ai répété mille fois que je détestais les traîtres, je t'ai montré le sort que je leur réservais. Mais tu n'as pas réussi à t'en empêcher. Je plaçais tous mes espoirs en toi, tu allais devenir le meilleur ! Désormais, il est trop tard.
Amagmalion fondit sur lui sans que Willow arrive à lever le petit doigt. Il se raidit alors que la gueule du dragon se refermait autour de son corps ramassé. Il pensait que les dents le déchiquetteraient, que la chaleur l'asphyxierait. Au lieu de ça, il atterrit dans une autre pièce, bien loin de la menace d'Amagmalion. Il était allongé contre un gigantesque corps chaud qui s'enroulait tout autour de lui à la manière d'un serpent géant.
- Willow, chuchota la voix la plus douce qu'il ait jamais entendu. Willow...
Il se réveilla dans sa petite chambre, couvert de sueur et entortillé dans sa couette. Nerva se tenait au-dessus le lui, le front barré d'une ride soucieuse.
- Willow, je n'arrivais pas à te réveiller ! Tu m'as fait une peur bleue !
- Le voyage m'a épuisé plus que je le pensais, répondit Willow en haussant les épaules. Il est l'heure de reprendre la route ?
- Oui, après une légère collation. L'œuf est déjà empaqueté et attaché à un charriot. Nous n'avons plus qu'à garder un œil sur lui jusqu'à notre retour à la forteresse.
Willow s'habilla et mangea en hâte pour ne pas retarder le groupe. Nerva minimisait le soin avec lequel l'œuf avait été attaché à la charrette qui le transporterait durant des jours. Des dizaines de cordes s'enroulaient autour d'un caisson en bois sculpté. Il ne risquait pas de bouger d'un pouce ! Willow regretta presque que cet entrelacs de liens l'empêche de soulever le couvercle du coffre pour jeter un œil à l'œuf. D'après les rumeurs, il brillait comme le soleil.
Conformément aux ordres des soldats qui dirigeaient leur petite troupe de recrues, ils se placèrent autour du véhicule, de façon à contrer une attaque venant de n'importe quel côté. Willow eut la chance de garder le flanc gauche du charriot tiré par deux chevaux de trait puissants. Nerva montait la garde à droite et Kalam chevauchait à l'arrière, entre deux autres jeunes soldats qui ne lui adressaient pas un mot.
Le voyage de retour dura plus longtemps que l'aller. La charrette ralentissait leur groupe et peinait à progresser dans la neige. Les roues se bloquaient souvent dans des trous et il fallut déneiger la route plus d'une fois.
Le roi d'Alembras n'aurait pas pu attendre le printemps pour leur confier cette mission ? Pourquoi déplacer le dieu endormi avec tant de précipitation ? Plus Willow y réfléchissait, plus il se disait qu'il y avait anguille sous roche. On ne leur avouait pas tout et ça lui plaisait moyennement. Il avait passé l'âge d'obéir aveuglément à des ordres. Ses doutes se concrétisèrent alors qu'ils n'étaient qu'à deux jours de la forteresse d'Amaris.
Ils progressaient avec une lenteur exaspérante à travers une forêt où la proximité entre les arbres rendait l'avancée de la charrette complexe. Ils changeaient sans cesse leur itinéraire et leur formation pour esquiver les troncs. Willow demeurait obstinément collé au flanc gauche du véhicule que les chevaux tractaient avec de plus en plus d'efforts.
Un mauvais pressentiment flottait en lui depuis leurs premiers pas dans cette forêt trop silencieuse à son goût. Sur ses gardes, il tira son poignard hors de sa gaine et le garda à la main, dissimulé sous sa cape. Le danger se tapissait tout près. Il aurait aimé prévenir ses supérieurs mais il refusait d'abandonner son poste. De plus, crier à une attaque risquait de précipiter celle-ci et déstabiliser les troupes.
Il attendit le moment fatidique, impatient d'en découdre. Il guettait le moindre mouvement derrière les arbres, le plus infime son suspect. Ils atteindraient bientôt la sortie de la forêt : on les attaquerait d'une seconde à l'autre. Alors qu'il se questionnait sur la stratégie de leurs adversaires, son instinct cria : en haut !
Il leva la tête au moment où une ombre le percuta. Il se laissa tomber de cheval avec son opposant. Il combattrait mieux au sol, sans avoir à gérer une monture capricieuse dans un espace restreint. Il cria tout en brandissant son poignard :
- On nous attaque !
Son hurlement brisa la stupeur qui s'était abattue sur le groupe. Les ordres fusaient tandis que des silhouettes noires semaient le chaos en chutant des branchages. Willow serra les dents. Il reconnaissait ces vêtements sombres, cette manière de se déplacer avec la souplesse d'un félin. Des assassins !
Il jeta son attitude de bon soldat aux oubliettes quand la première corde qui emprisonnait le coffre de bois céda, tranchée par un de leurs attaquants. Un de ses poignards fusa et se planta dans le dos de l'assassin qui s'était jeté sur lui, jusqu'à la garde. Sa victime s'effondra avec un cri de stupeur et son sang se répandit dans la neige immaculée. Willow saisit deux autres poignard, attachés au niveau de ses cuisses.
Leurs opposants étaient nombreux, plus d'une trentaine. Cette attaque organisée ne pouvait être que l'œuvre d'Amagmalion. Le dragon rouge désirait le dieu endormi, pour une raison obscure. Willow allait se faire un plaisir de contrarier ses plans. Il bondit vers la charrette et sa précieuse cargaison, les sens en feu.
Son monde s'élargit, gagna en intensité mais perdit en vitesse. Il percevait les déplacements de ses ennemis avant qu'ils se produisent, prévoyaient leur stratégie avant qu'ils l'appliquent. Il oublia sa retenue, son humanité et même son nom. Il n'existait plus que pour les éliminer et protéger le dieu endormi.
Il était le poignard qui tranchait les chairs, l'ombre qui répandait la mort dans son sillage. Il vibrait sous l'appel de la guerre, sous la pression qui le précipitait au cœur d'un danger palpitant et faisait vibrer toutes les fibres de son corps.
Il se fraya un chemin jusqu'à l'œuf doré. Deux cordes empêchaient encore les assassins d'ouvrir le caisson pour s'emparer de son précieux contenu et elles ne tiendraient pas longtemps. Il sauta auprès du dieu endormi et siffla trois fois. Un long, un court, un long.
Les assassins pivotèrent tous dans sa direction. Ils reconnaissaient tous l'appel de l'un des leurs, ce code simple comme bonjour qui permettait aux assassins de s'identifier entre eux. Ils avisèrent les corps sans vie autour de la charrette qui se vidaient de leur sang, déjà froids.
- L'ombre blanche ! s'exclama l'un d'eux.
Un frisson dévala la colonne vertébrale de Willow. Il y avait des années qu'on ne l'avait pas surnommé ainsi...A l'époque où il travaillait pour la confrérie des assassins, il avait acquis une réputation dont n'importe quel humain avec toute sa tête rougirait. Mais lui, un peu monstre au fond de son être, en concevait une immense fierté. Son surnom semait la terreur chez les honnêtes gens comme chez les autres assassins.
L'ombre blanche, le meurtrier sans sentiments qui frappait à toute heure du jour et de la nuit, sans une once d'hésitation. L'ombre blanche, celui qui fauchait des vies sans accepter d'argent, pour assouvir son désir de sang. L'ombre blanche, le protégé d'Amagmalion à qui rien ne résistait car il avait été forgé dans la tourmente.
Les assassins frémirent et convergèrent vers Willow, comme il s'y attendait. Désormais il était l'ennemi public numéro un de son ancienne confrérie. Il avait trahi Amagmalion et n'importe quel assassin rêvait de rapporter sa tête au dragon rouge pour obtenir une gloire éphémère.
Sans parler du fait qu'ils ne mettraient jamais la main sur l'œuf tant qu'il respirerait. Le reste du groupe n'était que du menu fretin à leurs yeux et seuls cinq assassins se chargèrent de semer le chaos parmi les chevaux et les soldats.
Willow accueillit ses anciens compagnons avec joie. Il rêvait depuis longtemps de tous les voir morts, les yeux exorbités et la bouche grande ouverte. Il déploya ses talents pour atteindre les sommets de son art. Il dansait avec ses adversaires, le moindre de ses mouvements provoquaient une effusion de sang. Les râles de douleur et d'agonie enflaient après son passage. Malgré son efficacité, une corde céda. Trois assassins rendirent leur dernier souffle à cause de sa rage contrôlée.
Ils essayèrent de le faire chuter, de le toucher aux jambes. Il esquivait habilement sans glisser sur le liquide rouge qui maculait les planches, ainsi que le caisson de bois. La dernière corde lâcha en dépit de sa vigilance et claqua dans l'air comme une note funeste. Les assassins eurent un regain d'énergie et acculèrent Willow contre la boîte de l'œuf d'or.
Il ne restait qu'une dizaine d'entre eux à abattre avant que le dieu endormi soit en sécurité. Ses compagnons d'armes ne lui étaient pas d'une grande aide. Tenus en respect par les cinq assassins, ils n'arrivaient pas à approcher du véhicule. Le cadavre de certaines recrues refroidissait déjà dans la neige.
Kalam se jeta de sa monture pour attraper un homme en noir. Il lui trancha la gorge sans une hésitation, la main ferme et le bras puissant. Nerva le rejoignit aussitôt au sol et utilisa sa lance pour maintenir les autres assassins à une distance respectueuse de ses compagnons.
Willow se concentra sur sa tâche car les assassins se rapprochaient trop du dieu endormi pour qu'il s'autorise la plus infime distraction. Il protégea l'œuf d'or avec une hargne qu'il ne soupçonnait pas posséder. Chose étrange, c'était la première fois qu'il se battait pour une vie autre que la sienne.
Un assassin se glissa derrière lui mais Willow pivota et plongea un de ses poignards dans son cœur. Ses doigts glissaient sur le manche de ses armes rougis par le sang. Deux autres profitèrent de la mort de leur confrère pour retirer le couvercle qui épargnait le dieu endormi des horreurs du monde extérieur.
Willow oublia la violence, l'ébullition dans ses veines et son désir de vaincre à la vision de ce gigantesque œuf doré. Il se dégageait de lui une lueur rassurante qui invitait à abandonner ses soucis. Il était bien plus splendide que ce que les rumeurs disaient, une merveille parmi les merveilles !
Un assassin profita de son moment d'absence pour l'attaquer. Willow para avec un temps de retard et la lame transperça son avant-bras. Il ne cria pas, trop dévoré par le feu de l'action pour ressentir la moindre douleur. Il serra le poignet de son adversaire jusqu'à ce qu'il lâche son arme et l'envoya voler parmi les autres meurtriers. Un autre tira profil de sa faiblesse pour essayer de lui porter un coup mortel mais il n'abaissa jamais sa lame sur Willow.
Une tête de lance lui transperça la poitrine. Willow remercia Nerva d'un signe de la tête. Son ami, le bras encore tendu après son lancer prodigieux, porta une main à sa bouche avant de vomir. Le jeune homme à la chevelure immaculée compatissait : lui aussi avait vomi et pleuré après son premier meurtre. Puis il avait appris à se détacher de tout ça. La vie d'un Homme valait autant que celle d'une bête et il chassait les deux à égalité.
Il combattait en faisant barrage entre les assassins et le dieu endormi lorsqu'un craquement dans son dos fit bondir son cœur. Il se détoura du combat, ce que le plus inexpérimenté des assassins considérerait comme une erreur de débutant. Ses adversaires, eux aussi alertés par ce son de mauvais augure, oublièrent un temps leurs intentions belliqueuses.
Une large fissure fendait la surface dorée de l'œuf. Willow imagina tout de suite le pire : les assassins venaient de le briser ! Sa rage grimpa en flèche et il se planta face à eux avec un visage de bête enragée.
- Vous l'avez cassé ! hurla-t-il.
Hébétés, aucun des assassins ne répondit. Un nouveau craquement retentit dans le caisson qui accueillait le dieu endormi. Willow pensa mourir d'anxiété. Le futur sauveur du monde, tué dans l'œuf par la ligue des assassins ! Il ne pouvait pas laisser ça se produire, il existait forcément un moyen de colmater la fissure de l'œuf pour l'empêcher de se briser !
Willow se précipita vers le caisson au troisième craquement. Il n'était pas un grand sensible mais il pensa tourner de l'œil devant l'étendue des dégâts qui fracturaient la magnifique coquille. Il s'en serait arraché les cheveux ! Démuni face à ce spectacle tragique, il chercha de l'aide du regard.
Tout le monde retenait son souffle, les assassins comme les soldats. Aucun ne levait le petit doigt, ce qui l'irrita davantage.
- Ils ont brisé l'œuf, j'ai besoin d'aide !
On ne lui répondit pas. Il se demanda si ses compagnons d'arme n'étaient pas tous devenus sourds ou privés de cervelle. L'œuf éclata sous ses yeux impuissants. Des morceaux de coquille volèrent un peu partout dans la neige mais les plus gros demeurèrent dans le caisson, autour d'un être nu qui se débattait vainement dans un magma transparent visqueux.
Willow écarquilla les yeux. Après un temps de surprise, sa colère se changea en soulagement. Le dieu endormi n'était pas mort ! Un des assassins dit tout bas :
- Échec de la mission. Replions-nous.
Willow s'apprêtait à se lancer à leur poursuite mais une voix claire comme de l'eau de roche retentit dans son esprit et interrompit dans son élan vengeur :
Willow.
Arrêté net, il se pencha vers le caisson. L'être ressemblait à n'importe quel dragon lié à un humain sous sa forme intermédiaire. Tout son physique ressemblait à celui d'un jeune adulte, sauf qu'il possédait aussi des cornes, des ailes, une queue et des yeux dorés avec une pupille fendue. Il frissonnait, nu et recroquevillé sur lui-même.
Willow retira aussitôt son manteau pour le poser sur ses épaules, soucieux à cause du froid. Les yeux dorés du dragon se plongèrent dans les siens. Un sentiment familier se répandit dans tout l'être de Willow. C'était le même que lorsqu'il se tenait aux côtés d'Omphale : de l'amour fraternel. 

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant