Chapitre 11 : L'île

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Aymeric sursauta et se précipita à l'avant du navire. Il plissa les yeux sans rien distinguer d'autre que les eaux calmes qui les cernaient.
- Terre ! répéta le matelot.
On alla réveiller le reste de l'équipage et le pont ne tarda pas à fourmiller d'activité. Alya se posta à côté d'Aymeric.
- Il est encore trop tôt pour que nous soyons arrivés à destination, affirma-t-elle. D'après les détails à l'arrière de la carte, nous ne sommes qu'à la moitié du chemin.
- Il s'agit d'une île, leur apprit Gébald. Elle n'est pas très grande, environ de la taille d'Ondre.
Il parlait d'un ton légèrement absent, comme si son esprit était ailleurs, concentrée sur ce bout de terre lointain et encore indiscernable.
- Nous l'accosterons dans une heure ou deux, si les vents nous sont favorables.
Aerine se mit aussitôt à l'ouvrage en convoquant ses pouvoirs. L'air siffla et s'engouffra dans les voiles en les tendant à l'extrême. Dans un sursaut, le bateau gagna en vitesse. Ils se pressèrent tous à l'avant du navire pour admirer la tâche d'un bleu opaque qui se dessinait à l'horizon et qui n'appartenait ni à la mer, ni au ciel. La terre...
Un sentiment de soulagement étreignit Aymeric. Le sol lui avait manqué, il s'en rendait compte à présent. Le fouler à nouveau, ne plus sentir les oscillations de l'océan...Il en rêvait. L'excitation grimpait à mesure qu'ils approchaient. Bientôt ils distinguèrent le sable qui brillait sous le soleil d'un éclat presque blanc, les flancs de pierre grise d'une petite montagne parsemée de végétation d'un vert émeraude. Enfin autre chose que du bleu ! Le jeune homme eut envie de danser de joie sur le pont.
Aerine arrêta d'augmenter la puissance du vent sur un ordre du capitaine et l'équipage s'arracha à sa contemplation pour préparer le navire à accoster. Ils jetèrent l'ancre en eau peu profonde puis mirent les chaloupes à la mer. Ils ramèrent jusqu'à la plage, où ils tirèrent les embarcations pour que la marée ne les emporte pas. Gébald se laissa tomber à genoux dans le sable et plongea les mains dans les grains dorés, presque imité par Sandor.
- Laissez-moi ici, supplia le dragon de terre. Vous me récupérerez au retour !
- Nous avons besoin de toi pour la mission, essaya de le raisonner Zacharie. Tu n'as pas envie de découvrir une nouvelle terre avec nous ?
- J'ai découvert une île, c'est très bien aussi ! Mais, par pitié, je ne veux pas retourner sur le rafiot !
- Ne t'inquiète pas Gébald, intervint Aymeric. Je pense que nous allons rester ici pour la journée.
Le capitaine concrétisa son intuition en criant :
- Nous allons faire le tour de cette île. Ramenez de la nourriture si vous en trouvez. Ne goûtez pas ce que vous ne connaissez pas et méfiez-vous des plantes et des animaux. Même chose pour l'eau. Ne la buvez pas et ne vous baignez pas si vous n'êtes pas certain qu'elle est potable. Compris ?
Les membres de l'équipage acquiescèrent et se dispersèrent sur l'île par petits groupes pour explorer les alentours. Comme Hydronoé s'en alla batifoler avec Alya, Aymeric se promena en solitaire. Il marcha le long de la plage, sous un soleil de plomb, avant de s'éloigner vers le centre de l'île pour trouver un peu de fraîcheur. Il escalada la roche grise et fissurée qui offrait des prises faciles. La végétation de l'île lui rappela celle de la jungle située dans le royaume de Talenza, celle qui finissait par se transformer en marais à mesure qu'elle approchait de la frontière de Notterey.
Il terminait son ascension quand il tomba nez à nez avec un drôle d'animal. La créature ressemblait à une dinde avec un plumage gris clair et sable par endroit. Il possédait un bec volumineux et un petit plumet blanc au niveau du croupion. Le volatile dévisagea Aymeric de son œil rond. Le chevalier dragon tendit la main vers l'animal, qui s'écarta simplement pour éviter le contact. Si cette bête n'avait pas peur de lui en dépit de sa taille, c'est qu'elle ne devait pas avoir de prédateurs. Le volatile se désintéressa de lui et gratta le sol du bout de ses pattes, à la recherche de nourriture. Aymeric le laissa tranquille et poursuivit sa route.
Il croisa la route de nombreux autres volatiles semblable au premier. Puis il entendit des cris, comme si une dispute se déroulait non loin d'ici. Il marcha dans cette direction et déboucha dans une clairière. Byron se tenait là aux côtés de Firenza, face à deux marins. L'un d'eux tenait un des gros oiseaux par le cou. L'animal ne bougeait pas, sans doute déjà mort, le cou brisé.
- Vous n'aviez pas le droit ! protesta Byron. C'est une nouvelle espèce, comment pouvez-vous les massacrer comme ça ?
- Du calme mon gars. On voulait juste un peu de viande à mettre sur le feu ce soir. Cette bestiole doit avoir un goût de poulet. Ne te fâche pas, on ne va pas tous les massacrer !
- Vous êtes inconscients ! s'énerva l'explorateur. Cet animal est peut-être endémique !
- Byron, ils n'ont tué que l'un d'entre eux, tempéra Firenza. Il en reste beaucoup d'autres.
Le jeune homme prit une grande inspiration. Son visage rouge retrouva une teinte ordinaire et il se détourna sans un mot.
- Ne lui en voulez pas, glissa la dragonne de feu aux marins. Il est très tatillon à propos du respect de la faune et de la flore. Pour ma part, je ne serais pas contre le fait de goûter cette drôle de bête ce soir.
De fait, quatre des gros volatiles paisibles rôtirent au-dessus d'un grand feu de camp le soir-même. Byron bouda une petite heure, jusqu'à ce que les marins déclarent :
- Un explorateur qui ne goûte pas aux spécialités du pays est-il digne d'être un explorateur ?
Ils proposèrent un morceau de viande au jeune homme et promirent de ne plus chasser un seul de ces oiseaux étranges. Byron accepta, satisfait par l'effort des marins. Il termina la soirée en buvant avec eux et en racontant des anecdotes sur ses nombreux voyages à travers Amaris.
Ils dormirent sur la plage, à côté du feu et sous les étoiles. Enfoncé dans le sable et enroulé dans une couverture, Aymeric se sentit mieux que dans son étroite cabine qui tanguait à droite et à gauche. Seul le capitaine et son second étaient retournés sur le bateau pour la nuit. Alors que des ronflements s'élevaient un peu partout autour de lui, le jeune homme tarda à trouver le sommeil.
Les yeux rivés vers le ciel piqueté d'éclats aveuglants, il songeait à Lysange et Omphale. Finalement il se leva et s'éloigna plus loin sur la plage, pour marcher un peu. Il finit par découvrir un tronc d'arbre qui gisait sur le sable. Il s'installa dessus, plus seul que jamais, dos à l'océan pour observer la nature paisible de l'île. Alors qu'il poussait un soupir à en fendre l'âme, une voix déclara dans son dos :
- On a le mal du pays ?
Il se tourna vers sa mère avec un sursaut de surprise. Debout et les bras croisés sur la poitrine, elle portait une armure qui augmentait sa carrure et une lance à double pointe, comme celle des Hérances. Elle s'installa aux côtés d'Aymeric avec une grâce un peu sauvage, son expression indéchiffrable. Il trouvait surréaliste qu'elle arrive à côté de lui d'un coup d'un seul alors qu'elle se situait à des kilomètres de lui une seconde plus tôt. Pourtant, son apparition subite lui fit un bien fou et il ressentit le besoin pressant de se confier à elle.
- Lysange et Omphale me manquent, avoua-t-il. Je sais que mon devoir en tant que chevalier dragon prime sur tout le reste mais j'ai l'impression de les avoir abandonnés...
- Elles se portent bien, si c'est ce qui t'inquiète. Lysange est d'un courage exemplaire et Omphale est une enfant sage. Je dirige souvent mon regard vers elles, surtout quand elles me prient.
- Elles te prient ? s'étonna Aymeric.
- Depuis ton départ. Tout comme toi, Lysange me demande de te donner du courage pour surmonter la peine de la séparation mais aussi pour éloigner les dangers de ton chemin. Quant à ta fille...Je n'ai rien contre le fait qu'elle me surnomme grand-mère dans ses prières et qu'elle me promette des sucreries en échange d'un retour rapide de ta part mais elle devrait d'avantage s'adresser à Aquibos ou Windavic.
Aymeric sourit en imaginant Omphale avec un air très concentré en train de réciter ses demandes à Praeslia.
- Tu veux que je leur confie tes lettres ? demanda sa mère, le prenant au dépourvu. Je sais que tu en transportes presque un sac entier dorénavant. Il serait temps de les transmettre à Lysange et Omphale.
- Tu voudrais bien jouer la messagère ?
- Ce n'est pas dans mes attributions mais, en tant que mère, je peux bien rendre ce service à mon fils. Au moins, cela ne modifiera pas la destinée de ce monde.
- Comment ça ?
- Je voulais raccourcir le voyage en utilisant mes pouvoirs pour vous transporter plus vite mais Libraca me l'a interdit. Dans la branche du futur où le monde ne sombre pas vers sa fin, vous gagnez Sal'Honta en bateau. Mon intervention, même si elle partait d'un bon sentiment, aurait bouleversé l'avenir vers une voie funeste.
- Sal'Honta ? C'est le nom de la terre vers laquelle nous voguons ?
- Oui. Les habitants la nomment ainsi.
- Elle est habitée ?! s'exclama Aymeric.
- Bien entendu. Par des peuples proches et différentes de vous à la fois. Ne compte pas sur moi pour t'en dire plus, je ne voudrais pas gâcher ta surprise. Sache juste que Sal'Honta est un continent où la religion a une place primordiale dans la société. Les gens là-bas sont plus croyants et respectueux des dieux que ceux d'Alembras. Bien, maintenant donne-moi tes lettres. Je veux bien jouer le pigeon voyageur mais que ça ne prenne pas toute la nuit !
Aymeric sourit, retourna au campement sur la pointe des pieds et fouilla dans son sac, qu'il utilisait comme oreiller. Il tira un amas de feuilles assez conséquent pour rédiger trois livres et le tendit à sa mère. Cette dernière haussa un sourcil face à sa correspondance et marmonna :
- Heureusement que Médéril s'adressait pas moi à travers des prières durant nos années de séparation, je n'aurais jamais eu la patience de lire tout ça...
Aymeric fit mine de n'avoir rien entendu et la remercia à voix basse. Sa mère hocha la tête puis le serra brièvement contre elle.
- Soit fort Aymeric. Ce voyage est essentiel pour l'avenir de ce monde, tu peux le comprendre mieux que quiconque. Ne baisse pas les bras et souviens toi : à Sal'Honta, tu pourras te vanter de ton ascendance sans crainte.
Ils se dirent au revoir et elle disparut, comme arrachée du paysage. Un poids s'ôta des épaules du chevalier dragon. Il se recoucha et imagina Lysange qui découvrirait ses lettres au petit matin, sur la table. Elle les lirait avec Omphale sur les genoux et la petite s'émerveillerait devant les dessins d'Aymeric. Il s'endormit avec cette vision lumineuse à l'esprit.
Il se réveilla débordant d'énergie, prêt à reprendre le voyage jusqu'à Sal'Honta. Après son bref échange avec sa mère, il mourrait d'envie de fouler cette terre et de voir à quoi ressemblaient les habitants. Il repensa à toutes les difficultés auxquelles ils feraient face dès leur débarquement : leur méconnaissance du terrain, la barrière de la langue mais aussi celle de la culture. Cependant, d'après Praeslia, ils pourraient trouver un terrain d'entente avec les autochtones grâce à la religion. Si les habitants de Sal'Honta s'apercevaient que des dragons les accompagnaient, ils se montreraient sans doute plus accueillants.
Il garda sa théorie pour lui tandis qu'ils remontaient à bord du bateau. Ils levèrent l'ancre, déployèrent les voiles et firent leurs adieux à l'île. Un des gros oiseaux les observa quitter la plage, intrigué par leur imposant navire. Ils repartaient avec quelques fruits exotiques dans la cale, qu'ils s'empresseraient de manger avant qu'ils pourrissent.
La routine quotidienne recommença mais le début d'abattement qui oppressait Aymeric s'était envolé. Il motiva ses compagnons jour après jour, plus actif que jamais.
- Tu es excité comme un enfant le jour de son anniversaire, déclara Alaman un soir.
Ils jouaient aux cartes dans leur cabine en compagnie de Zacharie et Gébald car une fine pluie tombait dehors.
- J'ai la sensation que nous naviguons vers un lieu formidable, dit le demi-dieu.
- En tous cas ce lieu formidable est encore loin, soupira Gébald. Je ne sens pas la moindre parcelle de terre aux alentours, rien que de l'eau, de l'eau et encore de l'eau.
- Nous finirons bien par arriver un jour ou l'autre, le rassura Zacharie. Nous sommes déjà à mi-chemin d'après les indications de la carte, garde courage.
Ils engloutirent de la distance jour après jour mais essuyèrent deux petites tempêtes et restèrent trois jours sans bouger à cause du vent qui était retombé. Cela rallongea le voyage mais Aymeric ne désespéra pas. Il attendit patiemment, jusqu'au jour où un membre de l'équipage s'écria depuis le haut du mât :
- Terre à l'horizon ! Terre !
Le chevalier dragon ne résista pas à la tentation et grimpa les cordages jusqu'au nid de pie. Il prit place au côté du matelot qui venait de donner l'information. Ce dernier, fébrile, lui désigna l'imposante tâche bleu foncé qui grossissait dans le lointain.
- Sal'Honta, murmura Aymeric.

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant