Chapitre 38 : La dernière pierre de l'édifice

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Sept ans plus tard...

Omphale acheva de lasser le corsage de sa robe, achetée spécialement pour le jour de l'inauguration. Elle était magnifique, digne d'un vêtement de dame de la haute noblesse. Ses parents l'avaient payé pour elle, ils connaissaient son amour pour les beaux habits. En dépit de sa coquetterie, elle n'en oubliait pas la prudence et attacha un discret petit poignard au niveau de son mollet.
La journée n'était pas propice à une attaque mais il valait mieux prévenir que guérir. Elle vérifia une dernière fois l'état de sa coiffure dans le miroir de poche qu'elle transportait avec elle lors des voyages. Pas un cheveu ne dépassait de son épais chignon entouré par une tresse.
- Tu es prête Omphale ? demanda Willow en frappant à sa porte.
- J'arrive dans une seconde, répondit-elle en tirant une paire de boucle d'oreille et un collier de sa boîte à bijoux.
Le soupir impatient de son jumeau l'amusa. Willow ignorait tout de l'importance d'une belle allure en société. Il portait toujours des habits sobres et reniait jusqu'à l'existence du peigne. Omphale acheva sa préparation avec une discrète touche de parfum à la rose sur les poignets et derrière les oreilles.
Willow haussa un sourcil dubitatif lorsqu'elle le rejoignit.
- Tu t'es prise pour la reine d'Ondre ? se moqua-t-il.
- Et toi pour l'ermite de la forêt ?
Il baissa les yeux sur sa tunique bleu clair qui s'arrêtait à mi-cuisse et son pantalon en toile couleur crème dont le bout disparaissait dans une paire de botte en cuir.
- Il y a un problème avec mes vêtements ? Ils couvrent pourtant ce qu'ils ont à couvrir. Ce qui n'est pas vraiment le cas de ta robe, dit-il en pointant son décolleté.
Elle lui donna une tape sur l'épaule, agacée. A entendre son frère, elle s'exhibait dans une tenue provocante ! C'était se moquer du monde car son jumeau avec tendance à s'entraîner aux armes avec Nerva, tous les deux torses nus. Les jeunes femmes du château des gardes en profitaient pour se rincer l'œil, étrangement nombreuses dans les environs où les jeunes hommes s'affrontaient.
- Tu pourrais au moins te coiffer, lui reprocha-t-elle en essayant de lisser certaines de ses mèches.
Elle n'avait même pas besoin de se hisser sur la pointe des pieds pour atteindre le haut du crâne de son frère. Il mesurait la même taille que leur père et elle n'était pas loin derrière, à trois centimètres près. Elle dépassait toutes les femmes de son âge, ce qui la dérangeait souvent. On la remarquait bien assez avec sa chevelure couleur neige !
Willow aussi avait changé depuis leur première rencontre. Le petit garçon au physique sec et nerveux avait laissé place à un jeune homme à la forte musculature et aux traits durs. Grâce à Nerva, devenu son plus proche confident, il s'était ouvert au monde.
Il ressemblait à n'importe quel garçon de dix-huit ans, si on exceptait l'ombre tapie dans le fond de son regard glacé et sa démarche souple de prédateur. L'assassin vivait encore, endormi au fond de lui. Il suffirait d'un rien pour le réveiller, un drame qu'Omphale craignait en secret.
Ils essayèrent de retrouver la sortie dans le dédale des couloirs. Cet endroit était un vrai labyrinthe avec tous ses étages et toutes ses ailes ! Surnommée la forteresse d'Amaris par les peuples des divers royaumes, la dernière pierre avait été posée moins d'un mois auparavant, achevant ainsi un long chantier.
Le roi d'Alembras et de Talenza organisaient aujourd'hui même une inauguration en grande pompe pour inaugurer la mise en activité de cette bâtisse gigantesque digne d'être la demeure d'un souverain.
Festin, musiciens, tout était prévu pour accueillir des invités de marque mais aussi des curieux désireux de visiter les lieux. Omphale et sa famille avaient été personnellement invités par le roi Alaric. Arrivés à dos de dragon la veille, ils se perdaient encore dans cette construction aussi grande qu'un village.
Omphale et Willow regagnèrent la cour après de multiples tours et détours. Elle grouillait déjà de monde alors que l'inauguration n'avait pas débuté. Des serviteurs pressés dressaient les tables, un violoniste accordait son instrument et des artificiers consultaient une fois de plus le plan concernant le lancement des feux d'artifice. Cette nouveauté, qui provenait d'Hangaï et c'était répandue à travers le continent comme une traînée de poudre, fascinait Omphale. Les couleurs qui éclataient dans le ciel avec un bruit d'explosion la plongeaient dans un état de contemplation intense.
Nerva les aperçut et se dirigea vers eux d'un pas tranquille. Contrairement à Willow, il avait revêtu une tenue appropriée à l'événement qu'ils fêtaient. Sa tunique rouge, aux manches et au col brodé de fil dorés, était agrémentée d'une ceinture en cuir qui soulignait sa taille. Son pantalon noir et ses cuissardes accentuaient sa prestance naturelle.
Moins grand que Willow ou Omphale, il possédait un visage d'une finesse exquise que bien des femmes lui enviaient. En revanche sa musculature n'avait rien à envier à celle de son ami. Il avait attaché sa longue chevelure de jais en queue de cheval haute alors qu'il préférait la laisser flotter librement dans son dos le reste du temps.
- Tu es très élégante Omphale, la complimenta t-il.
Elle exécuta une petite révérence pour le remercier du compliment. Il la lui rendit avec une grâce presque royale. Willow toussota pour rappeler sa présence.
- Et pas un petit mot gentil pour moi ? demanda-t-il en croisant les bras.
- Eh bien...On peut dire que tu restes fidèle à toi-même !
Les trois amis éclatèrent de rire. Ils passèrent la matinée à observer les préparatifs pour l'inauguration. Omphale regrettait un peu d'avoir délaissé ses livres et ses recherches pour perdre son temps à surveiller le travail des pauvres serviteurs empressés. Heureusement les chamailleries entre Willow et Nerva la distrayaient assez pour qu'elle oublie ses tracas.
Cette fête était une bouffée d'air frais au milieu de ce climat instable devenu anxiogène. Les catastrophes se multipliaient à travers le continent ces dernières années.
Des tsunamis qui dévastaient des villages entiers, des invasions d'insectes qui ruinaient les récoltes, des hivers d'une rudesse mortelle et des étés trop chauds qui poussaient la nature à dépérir. Tout était détraqué et chacun voyait dans ses phénomènes l'arrivée imminente des dieux démiurges.
Le roi d'Ondre et de Talenza arrivèrent en début d'après-midi, entourés par une foule de courtisans. Le souverain Alaric s'accrochait au bras de son petit-fils pour marcher. Le poids des années pesait sur ses épaules et blanchissaient sa chevelure. Il tombait souvent malade et on racontait qu'il n'en avait plus pour longtemps. Il ne se déplaçait plus sans son héritier au trône et lui confiait déjà certaines charges royales.
Le roi Médéril, arrivé la veille, les rejoignit en compagnie de la reine des Sylphes. Pour des dirigeants dont les deux peuples qui se haïssaient farouchement, ils conversaient avec un calme qui trompait tout le monde. Mais Omphale n'était pas dupe : il s'agissait d'une diplomatie de façade, d'une union contrainte en ces temps troublés.
Le roi d'Hangaï et celui de Notterey ne se joindraient pas à eux. Le premier avait rejoint le domaine des morts cinq ans plus tôt et le second il y a deux ans. Les nouveaux souverains à la tête de ces royaumes considéraient la forteresse d'Amaris comme une vaste blague qui avait vidé les caisses. Impactés par les multiples dévastations survenues sur leurs territoires, ils peinaient à subvenir aux besoins de leurs habitants. Des voix contestataires s'élevaient de plus en plus et la révolte grondait dans certaines parties du continent.
Les quatre souverains se réunirent devant les portes grandes ouvertes de la forteresse d'Amaris. Une foule compacte se massa autour d'eux, impatiente d'écouter leur discours. Omphale n'y prêta attention que d'une oreille.
Elle dévisagea surtout Médéril, son cher grand-père. Les années ne l'avaient pas épargné. Il régnait toujours mais son peuple s'inquiétait. Son unique héritier n'était pas marié et, par-dessus tout, on murmurait qu'il était homosexuel. Il restait Liwen, le frère cadet de Médéril, mais il n'avait aucun enfant non plus.
Cette situation inquiétait aussi Médéril. Elle l'angoissait tellement qu'il avait fait parvenir une lettre à Aymeric, pour lui demander la permission de le reconnaître comme son enfant. Le père d'Omphale avait catégoriquement refusé. Il ne désirait pas qu'on le note sur la liste de succession, lui et ses enfants. Cette situation épineuse plaçait Médéril dans une posture délicate.
Après un long éloge du travail des artisans et de l'utilité de la forteresse d'Alembras, les quatre souverains déclarèrent les festivités ouvertes. Omphale soupira de soulagement. Avec la chaleur qui régnait dans la cour, elle rêvait d'un verre ! Nerva devança son désir et lui apporta un verre de jus de fruit mélangé avec une pointe d'alcool fort.
Willow avait disparu, sans doute à la recherche de leur grand-mère du côté paternel. Un ou deux ans après son retour, Praeslia avait commencé à lui apparaître fréquemment. Elle l'entraînait à manier toutes les armes existantes, à pratiquer tous les types de combat au corps à corps. Elle autorisait Omphale à assister aux séances, même si la jeune femme insistait pour ne pas participer. Elle était une intellectuelle, pas une guerrière.
Ces petits rendez-vous demeuraient un secret entre eux trois. Aymeric n'aimait pas que ses enfants, et surtout son fils, manifestent trop d'intérêt pour la guerre. Une campagne de recrutement pour l'armée du continent se profilait et il craignait qu'Omphale et Willow s'engagent. Son frère le ferait, au même titre que Nerva. En revanche Omphale aimait trop les livres pour les tromper avec une épée.
Elle songeait à devenir historienne, pour écrire l'épreuve qui attendait Amaris et la façon dont le continent la surmonterait. Elle espérait seulement que leur extinction ne se produirait pas sinon personne ne pourrait la lire.
Elle laissa ses soucis de côté pour se divertir en compagnie de Nerva. Ils gouttèrent des fruits confits délicieux au buffet, qui se vidait sous les assauts des invités. Elle grignotait une tranche de pain grillée au four et recouverte de fromage aux herbes lorsque Willow daigna refaire surface.
- Viens voir Nerva, j'ai trouvé un truc incroyable à l'arrière du château !
- Quoi donc, encore un joli papillon ou une branche d'arbre avec une forme improbable ? se moqua Omphale. On dirait que tu as toujours quatre ans.
- Très spirituel mademoiselle la surdouée. Rien ne t'émerveille en dehors de tes vieux bouquins jaunis écrits par d'illustres inconnus qui sont déjà six pieds sous terre !
Il attrapa Nerva par le poignet et bouscula les invités sans ménagement. Son ami s'excusa pour lui. Omphale dissimula son sourire amusé en buvant une gorgée de sa boisson qui se réchauffait déjà. Elle profitait de la musique discrète de l'orchestre pour se distraire, plongée dans ses pensées. C'est un «bonjour» doux qui la tira de ses réflexions à propos de l'influence de la lune sur les êtres vivants.
Elle mit un peu de temps à reconnaître Vivien. Ils ne s'étaient pas vus depuis des années ! Chaque fois qu'Omphale et sa famille se rendaient au palais d'Ondre, il était toujours occupé à telle ou telle activité princière et ils ne se croisaient qu'en coup de vent, sans échanger plus que des politesses banales. Quel âge avait-il à présent ? Aux alentours de quinze ans si sa mémoire ne lui faisait pas défaut. Il paraissait plus vieux, sans doute à cause de son air impeccable et de son maintien royal.
- Bonjour mon prince. Comment allez-vous ?
Il haussa les sourcils.
- Nous nous vouvoyons maintenant ?
- Comme vous voulez, dit-elle avec un sourire.
- Je te connais depuis toujours, ce n'est pas la peine de respecter l'étiquette. C'est un jour de fête, je peux oublier mon rôle d'héritier quelques heures.
- Méfie-toi quand même. Tes futurs sujets gardent un œil sur toi, tu ne peux pas te permettre un écart.
La mine du jeune homme s'assombrit. Il marmonna :
- Je jurerais entendre ma grand-mère. Au lieu de parler de moi et de la couronne, raconte-moi ce que tu deviens.
- Excellente question. Je ne le sais pas bien moi-même. J'étudie énormément, je rédige des lignes et des lignes qui ne seront sans doute jamais lues et dont le contenu est parfois insipide. J'envisage de rejoindre la garde des explorateurs. Alya me dit que j'ai tout ce qu'il faut et cette perspective me tente. Je pourrais ainsi participer à la prochaine expédition vers Sal'Honta.
- Ça te conviendrait parfaitement ! Alaric ne cesse de parler de cette future expédition. Selon lui, c'est à moi qu'incombera la tâche de la mener à bien. Je partage son enthousiasme mais je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il y a plus urgent...Le dernier hiver a presque vidé l'intégralité des greniers de la capitale et ce n'est pas avec cet été sec qu'ils vont se remplir. Nous risquons une famine. Nos relations avec Notterey se sont aussi considérablement dégradées. Le roi actuel nous accuse d'avoir manipulé son prédécesseur pour lui extorquer des richesses, ce qui a conduit son peuple à la misère. Son accusation fonctionne et le nord devient de plus en plus hostile à notre égard. Je ne parlerais pas d'un risque de guerre mais si nos relations continuent de s'envenimer, nous pourrions bien y venir...Avec toutes les catastrophes qui nous frappent, les gens perdent confiance. Ils en veulent aux dieux, ils les renient. En partant de la capitale, nous avons croisé ces drôles de personnages qui se font appeler les enfants du soleil. Ils prétendent que les dieux sont une supercherie et qu'il n'existe qu'une seule divinité digne de vénération : l'astre solaire. C'est une bande d'illuminés mais le peuple leur prête une oreille de plus en plus attentive.
Omphale mémorisa soigneusement les paroles de Vivien, aussi fascinée qu'inquiète. Elle avait vaguement conscience des troubles qui agitaient le continent mais elle s'apercevait qu'elle en minimisait la gravité. Le château des gardes était une bulle de sérénité au sein de cet océan de problèmes. Les gardes vivaient et se préparaient pour protéger le continent de l'affrontement entre les dieux démiurges et leurs enfants sans se soucier du chaos ambiant.
Concentrés sur cet unique objectif, ils en oubliaient le reste du monde qui évoluait en leur absence. S'ils parvenaient à sauver le continent de la fin du monde, qu'est-ce qui les attendrait après ? Des guerres ? Des révoltes ? Le continent vivait dans la paix depuis la dernière grande guerre entre Alembras et Hangaï mais cet équilibre fragile vacillait sous le poids de la misère qui s'étendait sur tous les territoires.
- L'avenir s'annonce sombre, conclut-elle. Toutes ces perturbations devraient prendre fin après notre victoire. C'est l'arrivée de Phosphoméra et Noximence qui perturbent les saisons et la nature tout entière : les cycles naturels rentreront dans l'ordre après leur départ et les cœurs s'apaiseront, ainsi que les tensions.
- J'espère que tu as raison...soupira Vivien. Je suis désolé de t'importuner avec mes histoires pessimistes. C'est un jour de célébration : la forteresse d'Amaris est un symbole fort, une preuve de l'unité du continent...
Il vida son verre, un pli soucieux au milieu du front.
- Tu as le droit de boire de l'alcool à ton âge ? se moqua Omphale.
- Il est dilué, on ne le sent presque pas, répondit-il avec un sourire qui frôlait l'insolence. Et puis je suis le prince héritier. Mes sujets ne devraient pas critiquer ma façon de vivre sinon je pourrais les emprisonner !
- Tu me jetterais dans une geôle humide et froide ? s'offusqua faussement la jeune femme.
- Peut-être que oui, peut-être que non. Dans ma grande bonté je pourrais te pardonner si tu me présentais des excuses.
- Je suis désolée pour mon insolente offense, ô votre excellente grandeur ! Veuillez excuser l'esprit simple que je suis et qui n'est pas digne de votre radieuse existence !
Vivien éclata de rire. Omphale pouffa pour éviter qu'encore plus de regards indiscrets les épient. Le prince reprit son sérieux en essuyant ses yeux humides de larmes. Il dit d'un ton badin :
- Je t'ai vu en compagnie de Nerva tout à l'heure. Vous avez l'air proches. Est-ce que vous...
Omphale le détrompa aussitôt, avec un empressement qu'elle s'expliquait mal :
- Non, non ! Nous sommes de bons amis, juste des amis : il n'y a rien entre nous.
A vrai dire Nerva et elle s'étaient déjà embrassés lors de leur seize ans. Un baiser agréable mais sans plus. C'est ce jour-là qu'ils avaient statué qu'ils préféraient rester amis. Même Willow ignorait cet épisode : il s'agissait d'un petit secret entre elle et le jeune homme. Vivien s'exclama :
- Oh ! D'accord ! Pardon, ma question était déplacée. Vous aviez l'air proches alors j'ai sauté aux conclusions un peu rapidement...
- Ce n'est pas grave ! Tu n'es pas le seul à imaginer que nous avons des sentiments l'un pour l'autre. Nos parents sont persuadés que nous nous aimons d'un amour inconditionnel depuis des années alors qu'il est simplement mon meilleur ami. Et celui de Willow.
- Vous formez un beau trio, approuva Vivien avec un sourire lumineux. Je regrette souvent de ne pas avoir grandi au château des gardes...Je me souviens parfois de l'ambiance qui régnait là-bas. J'avais l'impression de vivre au sein d'une grande famille, c'est très différent du palais royal.
Ils parlèrent de la vie de Vivien à Ondre au point d'oublier le soleil qui cognait le sommet de leur crâne. Lisbeth les interrompit alors qu'ils échangeaient de bonnes blagues sur la noblesse, à voix basse pour que les oreilles indiscrètes de ladite noblesse ne s'offusquent pas.
La princesse d'Alembras demeurait une belle femme, même si l'âge commençait à marquer ses traits. Elle teignait ses rares cheveux blancs, ce qui faisait bien rire son mari. Il n'y avait que des hauts et des bas avec ces deux-là : ils se disputaient, menaçaient de se séparer, se réconciliaient et recommençaient.
Vivien serra sa mère dans ses bras, si heureux de la voir qu'il lançait l'étiquette de la cour aux oubliettes.
- Tu m'as manqué mon trésor. Tu vas bien ? Tu as encore grandi depuis la dernière fois ! s'exclama Lisbeth avec une joie rare à observer chez elle. Excuse-moi Omphale, je te l'emprunte. Son père et sa sœur veulent passer la journée avec lui.
- On se voit ce soir Omphale ?
- Seulement si tu m'accordes une danse.
Vivien rougit et bafouilla un oui maladroit avant d'emboîter le pas à sa mère.
- Alors comme ça on tente de séduire l'héritier au trône d'Alembras ?
Elle pivota vers son grand-père, Médéril. Elle répondit avec le plus grand sérieux :
- Je ne séduisais pas. C'était une proposition innocente pour s'amuser entre amis, rien de plus.
Son grand-père n'insista pas et changea de sujet.
- La forteresse a fière allure. Je suis heureux d'avoir vu ça de mon vivant.
- Oui, c'est une vraie merveille. Ce n'est pas étonnant qu'on la considère déjà comme le joyau du continent.
- Je suppose que tu vas venir t'établir ici avec ton frère et Nerva.
- Vous devinez bien. Ils aiment trop la guerre pour que je ne garde pas un œil attentif sur eux. Sinon ils feront des bêtises, ces deux irresponsables.
Médéril rit tout bas puis déclara :
- J'ai l'impression que tu as les qualités de meneur de ton père. Tu veilles toujours sur ceux qui t'entourent avec attention, prête à résoudre le moindre problème. Tu ne désires pas combattre avec eux ?
- Je n'aime pas la guerre. J'admire les armes et l'art du combat mais ça s'arrête là. J'ai des ambitions plus intellectuelles.
- Omphale...Je ne devrais pas aborder le sujet comme ton père a été très catégorique là-dessus mais mon temps n'est pas infini. Je ne peux contraindre Ezimaël à prendre une épouse, Liwen et Héléna ne parviennent pas à concevoir un nouvel héritier. Ton père ne veut être rien d'autre qu'un chevalier dragon à la vie simple, ton frère l'imite. Et toi ?
Omphale pinça les lèvres. Elle se doutait que son grand-père la consulterait tôt ou tard à propos de la succession. Elle réfléchissait à la question mais elle ne possédait toujours pas l'ombre d'une réponse. Une femme à la tête d'un pays ? Pourquoi pas, cela s'était déjà vu au cours de l'histoire et surtout chez les Sylphes. Mais ce chemin serait semé d'embûches.
On tenterait de lui imposer un roi, de l'obliger à enfanter pour perpétuer la lignée. Les plus fourbes essaieraient de lui faire croire qu'elle n'avait pas les épaules pour régner, de la manipuler, de gouverner à sa place. Les détracteurs s'infiltreraient à travers les failles, guetteraient le moindre faux pas. Elle n'avait pas encore la carrure pour ça : elle était trop jeune, trop inexpérimentée.
Pourtant, accepter la proposition de Médéril la titillait. Elle voulait montrer au monde ce qu'elle valait, le progrès qu'elle apporterait avec un règne juste et réfléchi. Elle joua la carte de la prudence et répondit :
- Je dois réfléchir. Ce n'est pas une décision à prendre à la légère.
- Prendre le temps de peser le pour et le contre face à un choix important est une preuve de sagesse et de maturité, déclara Médéril. Le trône est un siège compliqué à occuper pour une femme. Il y a toujours un ramassis de vieux croulants qui penseront qu'une reine n'est bonne qu'à enfanter. Je ne suis pas de cet avis.
- Vous êtes un roi très souple, fit-elle remarquer.
Elle essayait de vouvoyer son grand-père lorsqu'ils étaient en public car le peuple ignorait tout des liens du sang entre eux. Elle baissa un peu la voix et demanda :
- Praeslia n'est pas là ?
- Avec tous les troubles qui agitent Amaris, elle est occupée. Je la vois de moins en moins au château et je m'interroge parfois : est-ce que j'ai un jour eu une femme ?
Ils rirent tout bas. Médéril ajouta :
- Je vais te laisser t'amuser en compagnie des jeunes de ton âge. Tu es la bienvenue au royaume des Dragons, ne l'oublie jamais.
Il alla à la rencontre d'un noble qu'il connaissait et laissa derrière lui une Omphale songeuse. Elle n'était pas bête. Son grand-père avait d'abord considéré toutes les options avant de songer à lui proposer le trône. Mais comme aucun des hommes de la famille ne désirait ou n'était apte à reprendre la couronne...Elle était le dernier choix, l'option de secours. Elle l'acceptait : le monde fonctionnait ainsi.
Elle s'éloigna de la foule qui s'agglutinait autour du banquet. Les jumeaux d'Hydronoé et Alya, Dalmar et Kendal, la bousculèrent. Leur tignasse rousse attirait les rayons du soleil. Kendal, le moins sauvage des deux, lança :
- Pardon Omphale ! On chasse un monstre !
- Il est gros ? le questionna la jeune femme avec amusement.
- Énorme ! Encore plus que papa sous sa forme de dragon !
Ils avaient onze ans mais conservaient une imagination débordante. Ils jouaient toujours ensemble et on ne les différenciait que grâce à leur caractère. Ils filèrent entre les convives, véloces. Omphale monta au sommet de la muraille qui encerclait la forteresse d'Amaris. De là-haut, elle avait une vue imprenable sur le château de trois étages et les innombrables petites structures qui se massaient devant. L'endroit ressemblait à une ville miniature.
Les rires et la musique lui parvenaient de loin, à peine audible. Le cliquetis des armes et les ordres criés les remplaceraient bientôt, elle le pressentait. Les temps changeaient, le vent tournait et la fin du monde approchait.

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant