Chapitre 32 : L'enfant perdu

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Son jumeau l'attira contre lui et plaqua une main sur sa bouche. Elle se retint de le mordre, par respect. Son hurlement avait sans doute déjà réveillé son père, ce n'était qu'une question de temps avant qu'il intervienne. Willow l'entraînait vers le château des gardes quand la porte s'ouvrit à la volée et que son paternel s'écria :
- Omphale !
Elle s'agita pour gêner les déplacements de Willow et parvint à hurler :
- Ici !
Repéré, Willow la lâcha aussitôt pour prendre la fuite. Elle attrapa sa cape pour le ralentir mais il tira si fort pour se dégager qu'elle se décrocha. Omphale chuta au sol et se réceptionna sur les coudes avec une grimace de douleur. Son père, ailes et cornes déployées, se pencha sur elle.
- Tout va bien ma chérie ? Tu es blessée ?
- Il faut le rattraper ! cria-t-elle en pointant son jumeau qui s'éloignait. C'est Willow !
Après une stupeur passagère, son paternel se lança à la poursuite du fuyard en déployant toute la vitesse qu'il possédait. Omphale se redressa en ignorant la douleur qui pulsait dans ses coudes et lui emboîta le pas. Ses pieds nus heurtaient le sentier en terre battue, la lune et les étoiles éclairaient son chemin.
Sa course la mena jusqu'à la cour pavée du château des gardes. Son père maîtrisait Willow en le plaquant au sol, le genou en travers de ses jambes et une main autour des poignets de son jumeau, ramenés dans son dos.
Son frère poussait des grognements de bête sauvage en montrant les dents. Il vrilla ses yeux écarquillés dans ceux d'Omphale : ils débordaient de fureur autant que de terreur. Il ressemblait à un tigre piégé par un chasseur. Il cria quand leur père le releva et rua pour lui donner un coup dans les parties génitales.
Leur paternel évita aisément l'attaque, prévisible pour lui. Des soldats qui montaient la garde, attirés par le bruit, se précipitèrent vers eux. Byron se trouvait parmi ce groupe et dévisagea ce trio inattendu avec stupeur.
- Aymeric ? Qu'est-ce qui se passe ? Qui est...
L'explorateur n'acheva pas sa phrase. Il blêmit en observant Willow de plus près. Le père d'Omphale lança :
- Aide-moi à le transporter jusqu'à la maison, il se tortille comme une anguille.
Byron lui prêta main forte et les grognements de Willow se transformèrent en cris aigus alors qu'il se débattait comme si on le menait à la mort. Omphale se précipita vers lui et posa une main rassurante sur son épaule. Il cessa de hurler mais respirait à toute vitesse, les yeux exorbités.
- Je suis là Willow, je reste avec toi. Nous rentrons et nous serons en sécurité, d'accord ?
Alors qu'ils cheminaient vers la maison, Omphale remarqua que son père pressait une main sur le côté gauche de son torse et qu'un liquide pourpre suintait entre ses doigts.
- Tu saignes ? s'inquiéta-t-elle.
- Ce n'est qu'une blessure superflue. Il m'a attaqué avec un poignard.
Elle n'en revint pas. Willow avait attaqué leur père ? Avec une arme ? Elle se mordilla la lèvre inférieure, soudainement consciente de sa bêtise. Son jumeau avait été élevé par Amagmalion, celui qui régnait en maître sur la ligue des assassins ! Il n'avait sans doute pas conservé Willow dans l'ignorance de l'art de l'assassinat.
Pourtant elle, naïve comme elle l'était, avait imaginé son frère doux comme un agneau, plus inoffensif qu'une fleur. Malgré tout l'amour qu'elle lui portait, il fallait qu'elle révise son jugement.
Sa mère attendait dans la pièce de vie, toujours en chemise de nuit. Elle se précipita sur Omphale dès que la petite fille franchit le seuil de la maison et l'étreignit dans ses bras, heureuse de la savoir saine et sauve. Son embrassade s'arrêta avec l'arrivée du trio. Willow se démenait toujours pour se soustraire à la poigne des deux hommes, désespéré.
Lysange porta une main à son cœur en découvrant ce petit être plein de hargne. Elle ouvrit la bouche mais aucun cri ne s'en échappa. Ses yeux se voilèrent de larmes alors que ceux de Willow se levaient vers elle. Il arrêta instantanément de se débattre pour contempler cette femme qui lui ressemblait tant.
Leur mère se laissa tomba à genoux face à lui, l'espoir inscrit sur son visage marqué par toutes sortes d'émotions.
- Attention Lysange, il est dangereux, la prévint Aymeric.
Elle n'écouta pas son avertissement et déposa ses mains de part et d'autre du visage de son fils avec une douceur inégalable. Willow n'essaya pas de s'esquiver, au contraire. Ils s'observèrent longuement durant ce moment qui n'appartenait qu'à eux et qu'Omphale jalousa sans vraiment savoir pourquoi.
Les lèvres de Willow tremblèrent et il éclata en sanglots. Lysange l'accueillit dans ses bras et le berça contre elle en caressant ses cheveux. Elle lui glissa à l'oreille mille paroles de réconfort et son fils s'agrippa à elle de toutes ses forces.
Pendant que Lysange s'employait à calmer Willow, Byron aida Aymeric à s'asseoir. Omphale alla cherche de l'alcool, du fil, une aiguille, des bandages et un baume apaisant pour qu'il soigne sa blessure. Il le fit sans un mot, songeur, son attention tournée vers sa femme et son fils. Byron retourna à son poste après une rapide vérification de l'état de son ami. Il lui souhaita courage avant de s'en aller. Aymeric but une longue rasade d'alcool, ce qui en disait long sur le choc qu'il éprouvait.
Omphale demeura en retrait. Elle se sentait inutile et elle détestait ce sentiment. Mais pouvait-elle faire de plus ? Sa mère câlinait son frère et son père peinait à se remettre de son affrontement avec son propre fils. Elle grimpa discrètement les escaliers pour leur laisser un peu d'intimité.
- Omphale ! cria craintivement son frère.
Il se dégagea des bras de leur mère pour la rejoindre et agrippa la manche de sa chemise de nuit. Elle lut dans ses yeux l'appréhension et la fatigue.
Leur père décréta :
- Il est tard. Est-ce que tu as faim Willow ?
Ce dernier ne répondit pas et se dissimula derrière sa sœur.
- Il a déjà mangé tout à l'heure, avoua Omphale. Dans ma chambre.
Son paternel lui adressa une œillade qui signifiait qu'ils reparleraient de cette affaire dès le lendemain, au petit-déjeuner.
- Un bain lui fera du bien, décida leur mère. Je m'occupe de l'eau.
- Et moi des vêtements ! ajouta Omphale.
Elle retourna dans sa chambre, Willow sur les talons. La petite fille farfouilla dans ses tiroirs et extirpa une de ses chemises de nuit. Blanche, sans motif pour que Willow ne se sente pas ridicule dedans.
- C'est tout ce que j'ai à te proposer comme vêtement de nuit. C'est le moins féminin que je possède et, comme nous faisons presque la même taille, tu ne devrais pas être trop à l'étroit dedans. Ça te va ?
Il examina brièvement le vêtement avant de hocher la tête.
- Pourquoi tu as blessé notre père ? l'interrogea-t-elle.
- Il m'empêchait de partir. C'était plus simple de le supprimer.
Supprimer. Ce mot lui fit froid dans le dos.
- On ne supprime pas les gens Willow. C'est mal. On appelle ça un meurtre et c'est puni par la loi.
Il la dévisagea d'un air absent, vide d'émotions. Son avertissement n'éveillait rien en lui. Est-ce qu'il avait déjà « supprimé » par le passé ? La possibilité que ses mains blanches soient couvertes de sang l'écœurait. Son jumeau ne pouvait pas être un meurtrier ! Seulement, nier cette possibilité aurait signifié fuir la réalité.
Elle le guida jusqu'à la salle de bain, dans laquelle leur mère remplissait le baquet d'eau. Willow, toujours caché derrière Omphale, admira l'eau brûlante qui se déversait dans le grand récipient en bois. Omphale demeura à ses côtés jusqu'à ce que le bain soit prêt. Willow plongea la main dans l'eau et la retira avec un petit cri.
- C'est trop chaud ? s'inquiéta leur mère.
Il secoua la tête. Planté face à la baignoire en bois, il attendait. Lysange déposa une serviette moelleuse et un pain de savon sur un petit tabouret.
- Il faut que tu ailles dans l'eau tant qu'elle est chaude, souffla Omphale à son frère.
Il se dandina d'un pied sur l'autre et Omphale se dit qu'il était intimidé par leur présence. Elle tira sa mère hors de la salle de bain mais Willow réclama :
- Reste Omphale.
Elle ne se sentait pas assez forte pour lui opposer un refus. Elle s'installa dans un coin, derrière un paravent. Elle regretta de ne pas avoir un livre pour s'occuper pendant que son frère se lavait. Elle l'entendit rentrer dans l'eau en poussant une discrète exclamation de surprise.
- Tu n'as jamais pris de bain chaud ou quoi ? se moqua-t-elle.
- Non, répondit-il avec le plus grand des sérieux.
Elle décida de garder ses commentaires pour elle à partir de maintenant. Willow n'avait pas vécu dans le même monde qu'elle. Il se lava dans un silence pesant uniquement perturbé par les clapotis et le ruissellement de l'eau. Le bruit augmenta quand son jumeau s'extirpa de la baignoire pour s'envelopper dans sa serviette. Omphale attendit encore dix minutes durant lesquelles rien ne bougea.
- Un problème Willow ? finit-elle par demander.
Il ne répondit pas et elle jeta un œil de l'autre côté du paravent. Son cœur se glaça. Il se tenait dos à elle, une main encore plongée dans l'eau fumante, comme s'il voulait en profiter plus longtemps. La perception de la petite fille se réduisit aux lignes blanchâtres et boursouflées qui zébraient le dos pâle de son frère, impitoyables. Les cicatrices ressemblaient à des marques de fouet ou encore à des coupures. Elle n'arriva pas à les compter car ses yeux s'emplirent de larmes.
Qui avait osé lui infliger ses blessures ? Qui pouvait être aussi violent avec un enfant ? Sa chair serait marquée jusqu'à sa mort, tout autant que sa conscience. Combien en cachait-il sur le reste de son corps ? Deux sillons brûlants et humides se tracèrent sur ses joues et elle renifla en essayant de dissimuler sa peine.
- Tu as mal ? l'interrogea Willow avec plus de perplexité que d'inquiétude.
Elle hocha la tête et essuya son visage trempée du dos de la main. Willow l'approcha avec méfiance et l'examina de la tête aux pieds.
- Où est-ce que tu es blessée ?
Omphale soupira, la gorge nouée, et toucha son cœur. Son jumeau fronça les sourcils, de plus en plus perdu.
- Tu ne saignes pas, constata t-il.
Une subite envie de le secouer la saisit. Le secouer et lui hurler qu'il ne comprenait rien, qu'il ne savait pas. Elle pleura de plus belle et se résigna à ne pas bondir son jumeau. Ce n'était pas sa faute. Il ignorait beaucoup, beaucoup trop de choses. Elle musela sa tristesse et lui dit avec autant de douceur que possible :
- Termine de te sécher et habille-toi : il est l'heure de dormir.
Il s'exécuta docilement puis la rejoignit. Il ne bougea pas d'un cheveu avant qu'elle ouvre la porte de la salle de bain pour prendre le chemin de sa chambre. Ses parents menaient une discussion mouvementée, elle les entendait de l'étage. Elle ouvrit la porte voisine de la sienne qui menait à une pièce simplement meublée avec un lit, un coffre en bois et une armoire vide. Il s'agissait de la chambre de Willow, jamais occupée jusqu'à cette nuit.
- Tu dormiras là, ça te va ?
Il pénétra dedans et effectua un tour du propriétaire en examinant chaque recoin. Alors qu'il s'installait sur son lit avec un air confus, Omphale décida de tourner les talons pour le laisser en paix.
- Ne pars pas ! supplia-t-il.
- Tu ne risques rien ici. C'est ta pièce privée, ton espace. Tu peux en faire ce que tu veux.
Il hésitait à ajouter quelque chose et se mordilla la lèvre inférieure. Finalement il souleva sa couette et se glissa dessous sans émettre de protestations supplémentaires. Omphale lui souhaita bonne nuit et il ne répondit rien.
Elle se coucha avec une légère appréhension. Et s'il profitait de la nuit pour prendre la poudre d'escampette ? Elle envisagea de veiller toute la soirée pour guetter le moindre bruit suspect mais avec ses parents qui parlaient si forts en bas, elle n'entendrait jamais Willow s'il décidait de s'enfuir !
Elle ferma l'œil pour quelques heures et se réveilla peu après l'aube. La maison silencieuse attisa ses craintes. Elle se planta face à la porte de son frère et toqua : aucune réponse ne lui parvint. Elle frappa plus fort : toujours rien. Paniquée, elle ouvrit la porte. Son cœur sombra dans sa poitrine quand elle découvrit le lit vide.
Mais quelle idiote ! Elle était si naïve ! Elle eut envie de se gifler. Elle croyait maîtriser la situation mais cette dernière lui échappait à chaque fois, surtout ces derniers jours ! La déception se disputait à la frustration et à l'abandon. Elle serra les poings, terrassée par sa propre bêtise.
Un détail lui sauta alors aux yeux. Tout d'abord, la fenêtre demeurait fermée. Ensuite, le lit était débarrassé des draps. Elle s'agenouilla et jeta un œil sous le lit. Deux yeux glacés et cernés la dévisageaient, entourés par les couvertures. Willow, recroquevillé, semblait avoir passé une mauvaise nuit. Omphale s'allongea sur le plancher, soulagée.
- En temps normal il faut dormir sur le lit, pas en dessous, soupira-t-elle.
Enfermé dans son mutisme, il n'ouvrit même pas la bouche. Il glissa hors de sa cachette, sa couette drapée autour de ses épaules. Omphale n'essaya pas de comprendre pourquoi il avait passé la nuit là-dessous.
- Tu as faim ?
Il hocha faiblement la tête. Elle descendit dans la pièce de vie, son frère sur les talons. Ses parents terminés de dresser la table et elle devina que son père était debout depuis longtemps à cause de son visage un peu tiré. Ils fixèrent Willow, qui se raidit et se tassa derrière sa sœur comme si elle était un bouclier infaillible entre lui et ce monde inconnu.
Elle le guida jusqu'à la table chargée de tout ce qu'il fallait pour un petit-déjeuner réussi et lui tendit divers aliments. Il n'en accepta aucun, n'en repoussa aucun.
- Qu'est-ce que tu aimes manger ? le questionna-t-elle en désespoir de cause. Tu as le droit de consommer tout ce qui est posé là.
Il tendit une main timide vers des figues, qu'il grignota debout alors que le banc se trouvait sous son nez. Omphale décida de donner l'exemple en s'asseyant. Elle mangea comme à son habitude tandis que ses parents scrutaient les faits et gestes de leur fils.
- Tu as bien dormi Willow ? demanda leur mère.
Il lui jeta un regard en biais et hocha lentement la tête. Il termina rapidement sa poignée de figues et s'installa aux côtés d'Omphale, presque collé à elle.
- Comment ça se fait qu'il t'accorde sa confiance à ce point ? demanda leur père avec un ton soupçonneux.
La petite fille allait ouvrir la bouche pour donner une réponse pleine de bon sens mais son jumeau la devança, à sa grande surprise :
- C'est ma sœur : elle est comme moi.
Il arrêta là son explication dont la logique n'appartenait qu'à lui. Leur père s'installa face à lui. Omphale sentit Willow se raidir, sur ses gardes et bien plus agressif. Leur paternel dit avec un calme qui n'était que de surface :
- Je vais inviter un ami à moi pour qu'il t'examine aujourd'hui, afin de nous assurer que tu es en bonne santé. D'accord ?
Omphale arrêta de mastiquer son morceau de pomme. Elle déglutit péniblement et lança :
- Ce n'est pas une bonne idée. Willow n'est pas habitué aux étrangers, il risque de paniquer et...
- Tout ira bien, la coupa son père. Zacharie sait gérer n'importe quel cas, même les plus récalcitrants. Il élève Umbriel après tout. Il pourra très bien ausculter ton frère sans risque.
A son ton autoritaire, elle comprit que la discussion était close et qu'il ne prendrait pas en compte la moindre protestation qu'elle émettrait. Il avait compris qu'elle ne disait pas toute la vérité à propos de sa rencontre avec Willow et ses petits secrets ne tarderaient pas à lui coûter cher...

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant