Ses soucis à propos de l'enfant et du dragon noir le poursuivirent jusqu'à ce que le château des gardes se dévoile enfin à ses yeux impatients. Enfin de retour à la maison ! Comme il lui tardait de serrer sa fille dans ses bras ! Ils se posèrent tant bien que mal dans la cour à cause des nombreux soldats rassemblés pour observer leur atterrissage.
Une foule compacte les entoura bientôt, bien plus enjouée que lors de leur retour de Sal'Honta. Aymeric dévisagea ces visages familiers avec ravissement. Il serra des mains, distribua des accolades. Son foyer lui avait tellement manqué ! Un éclat roux se faufila à travers la foule et se jeta contre le cou sinueux d'Hydronoé.
- Tu es rentré pile à l'heure ! s'exclama Alya.
- A l'heure pour quoi ? s'étonna le dragon.
- Nos retrouvailles, gros nigaud !
Elle éclata de rire. Beaucoup d'habitants du château s'extasièrent face au ventre rebondi de Lisbeth alors que cette dernière tentait de le dissimuler sous son ample manteau.
- Félicitations, lançaient-ils spontanément à Alaman.
Leur attention dévia ensuite sur le bambin et son dragon noir, respectivement dans les bras de Kardia et Zacharie.
- C'est un des enfants de la prophétie ?
- Il est absolument adorable !
- J'imaginais son dragon plus gros...
- Comment est-ce qu'ils s'appellent ces deux petits ?
- Nous...l'ignorons encore, répondit Zacharie avec un sourire crispé.
Personne n'émit le moindre commentaire. Aymeric et Lysange se détachèrent de la foule avide de détails croustillants sur leur voyage pour prendre le chemin de leur maison avec empressement. Ils courraient presque sur le chemin de terre ombragé par les arbres qui menait au hameau. Aymeric cria dès qu'il ouvrit la porte :
- Omphale, ma chérie ! Papa et maman sont rentrés !
Zolan sursauta, penché sur la marmite qui frémissait au-dessus d'un feu léger.
- Vous êtes là ! s'exclama-t-il en lâchant sa louche. Bon sang, j'ai failli crever d'inquiétude ! Vous êtes partis si longtemps ! On avait presque aucune nouvelle en dehors des courts rapports que le roi daignait nous transmettre pour tenir le château au courant de l'avancée de votre foutue mission !
- Où est Omphale ? s'inquiéta Lysange.
- Sans doute en train de s'entraîner à l'arrière de la maison, comme chaque jour. C'est devenu son nouveau passe-temps, en plus de la lecture.
- La lecture ? répéta Aymeric qui pensait avoir mal entendu. Omphale est trop jeune pour savoir lire, elle n'a pas encore trois ans !
- Jeune, oui. Mais bête ? Certainement pas. Elle a appris l'alphabet avec moi en moins de temps qu'il en faut pour dire « ouf ». Cette gamine est un prodige, on peut le comprendre rien qu'à sa façon de s'exprimer pour son âge. Elle commence déjà à écumer la bibliothèque du château et elle vient me faire la lecture pendant que je travaille dans les cuisines, pour que je l'aide à améliorer sa prononciation ou que je lui explique la signification de certains mots ! Ces derniers temps elle préfère donner des coups d'épée dans l'épouvantail que j'ai planté à l'arrière de chez vous pour elle, ce qui n'est pas plus mal. Elle prend l'air en s'exerçant, à défaut de jouer avec les autres enfants.
- Par épée, tu parles bien d'un jouet ? s'inquiéta Lysange.
- Malheureusement non. Ne me regardez pas comme ça ! Plains-toi auprès de ta mère Aymeric, c'est elle qui est venue un beau matin avec une dague parfaite pour Omphale ! Je n'ai pas osé la contrarier, elle me regardait très mal et sa hache était très dissuasive !
- Ma mère est venue ici en notre absence ? s'étonna Aymeric.
- Hé oui, il s'en est passé des choses en presque un an ! Va d'abord voir ta fille, elle vous attend depuis trop longtemps. Je vous raconterais le reste plus tard, autour d'un bon verre.
Ils se précipitèrent vers le jardin. Omphale faisait face à un adversaire de bois, de toile et de paille qu'elle tailladait sans répit, vive et précise. Sa chevelure pâle attachée en couette lui balayait la nuque. D'un bond prodigieux pour une enfant de cet âge, elle planta son arme dans la jugulaire imaginaire de l'épouvantail.
Aymeric applaudit sa performance en dépit de son inquiétude, provoquée par la lame tranchante entre les mains tendres de la fillette, accompagné par une Lysange plus modérée. Omphale sursauta et se retourna d'un bond, le visage couvert de sueur et les joues rouges. Ses yeux s'agrandirent et un sourire illumina son visage rond.
- Maman ! Papa !
Elle se rua sur eux à une vitesse stupéfiante, impatiente après ces longs mois de séparation. Aymeric la cueillit dans sa course, la fit tournoyer en l'air et la déposa dans les bras de sa compagne. Elle avait encore tellement grandi en leur absence ! Elle couvrit leur visage de bisous humides puis déclara d'un ton qui se voulait mature :
- J'ai été très sage. Vous pouvez demander à oncle Zolan.
- Il nous l'a déjà dit ma puce, s'amusa Lysange en épongeant son petit front. On dirait que tu t'entraînes dur.
- Oui, je veux être guerrière ! Comme toi, comme papa et comme grand-mère Praeslia !
- C'est elle qui t'a offert cette petite dague que je vois briller dans le cou de ta pauvre victime ? s'enquit Aymeric.
- Oui, c'est moi qui en voulais une ! Une vraie qui tranche, pas une en bois !
- Pourquoi ?
- Pour apprendre à me battre et aller vous chercher si vous ne rentriez pas !
- Tu es une petite fille très courageuse, dit Aymeric en caressant ses cheveux doux comme de la soie. Mais comme papa et maman sont rentrés, il faudrait que tu ailles ranger ton arme.
Elle obéit sagement et regagna le logis en leur compagnie, ravie de leur retour. Ourania arriva quand ils dressaient le couvert, accompagnée d'Alya et Hydronoé.
- Toute la petite compagnie va dîner là ce soir ? s'étonna Zolan. Heureusement que j'ai prévu de faire à manger pour un régiment. Omphale est un estomac sur pattes lorsqu'elle revient de son entraînement.
Ils dînèrent dans une humeur joyeuse. Omphale vida trois assiettes, confirmant les dires de Zolan. Hydronoé et Alya n'arrêtaient de se lancer des regards qui auraient même enflammé de la glace. Ourania et Zolan ne cessèrent de s'effleurer plus ou moins accidentellement durant tout le repas, sans oser trop de parler. L'une parce que ce n'était pas dans ses habitudes et l'autre par fierté mal placée.
- Je sens qu'Alaman ne sera le seul à être père s'ils continuent à cette allure, lui glissa Lysange.
- Sur qui tu paris en premier ? demanda Aymeric en étouffant un rire.
- Hydronoé et Alya. Tu ne vas pas tarder à être tonton.
Ils pouffèrent tout bas et Omphale les interrogea avec un ton conspirateur :
- Pourquoi vous rigolez ?
- Pour des affaires de grands ma puce, répondit Lysange.
- Mais je suis grande !
- Nous en reparlerons dans une dizaine d'années, conclut Aymeric.
Exceptionnellement, ils laissèrent Omphale dormir entre eux dans leur lit ce soir-là. Elle leur réclama trois histoires du soir au lieu d'une.
- Vous devriez m'en lire beaucoup plus vu le nombre de soir où vous ne m'avez pas lu mon histoire.
- Oncle Zolan ne t'a pas fait la lecture ? la questionna Lysange.
- Si mais oncle Zolan n'est pas vous.
Que répondre à cela ? Aymeric rattrapa le sommeil qui lui manquait et se réveilla dans l'après-midi, dans une forme éclatante. La maison était vide mais des biscuits l'attendaient sur la table, une préparation signée Zolan, Lysange et sans doute Omphale à en juger par l'aspect un peu difforme de certains gâteaux.
Il grignota dehors pour profiter de la belle journée qui s'annonçait. Il salua certains de ses voisins qu'ils n'avaient pas vu depuis longtemps et leur résuma leurs aventures sur les îles inconnues. Omphale et sa mère revinrent alors qu'ils terminaient de ranger les sacs de voyage.
- Vous étiez au château ?
- Oui, je me renseignais sur ce qu'il advenait de Nerva, expliqua Lysange.
- Nerva ? Qui est Nerva ?
- C'est comme ça que Zacharie a nommé le petit en attendant une lettre de ses parents. Cela signifie « courageux » dans le dialecte des Hérances.
- C'est lui qui s'occupe de l'enfant et du dragon ?
- Je dirais plutôt que c'est Nerva et son jumeau qui ne laissent personne d'autre s'occuper d'eux. Ils se plaignent dès que Zacharie s'éloigne. Tu le verrais courir partout pour prendre soin d'eux, c'est adorable !
Bien, c'était donc Zacharie qui héritait de la lourde tâche de s'occuper des enfants. Aymeric songea qu'il s'en sortirait à merveille et son pressentiment se confirma dans les jours à venir. Ils installèrent la chambre de Nerva et son frère à côté de celle de Zacharie.
Le chevalier à la peau sombre choisit les meubles, qu'il fit venir d'Ondre, et les déplaça mille fois avant que la pièce soit à sa convenance. Les autres chevaliers dragons lui prêtèrent main forte et avouèrent volontiers que le petit garçon de sang royal et son jumeau ne manqueraient de rien.
- Tu n'as pas un peu exagéré avec les jouets ? demanda Alaman en plaçant une énième peluche sur une commode.
- Je ne pense pas. Quoique, peut-être que si. C'est que je n'en ai jamais eu durant mon enfance alors je ne voulais pas que ça leur manque...
- Aucun risque là-dessus, le rassura Gébald. Avec toi pour veiller sur eux, ils ne manqueront jamais de rien. Où est-ce que je place la malle avec les vêtements ?
- Là, au pied du lit de Nerva.
C'est ainsi que le château accueillit deux résidents de plus. Comment on pouvait s'y attendre, certaines critiques, parfois très virulentes, ne tardèrent pas à fuser à propos de Zacharie et de ses petits protégés. Aymeric les entendait souvent à table ou dans les couloirs, dès que les mauvaises langues pensaient que leurs propos venimeux n'atteindraient pas les oreilles.
- Un homme qui élève des enfants seuls, ce n'est pas très équilibré. Un garçon a besoin d'une présence féminine pour se grandir convenablement. Pourquoi Zacharie ne choisit-il pas une compagne pour l'épauler dans sa tâche ? J'ai entendu dire que Kardia aimait beaucoup ces deux petits elle aussi. Elle est un peu vieille pour Zacharie mais ils formeraient un couple très affectueux et les enfants ne manqueraient de rien.
- J'ai entendu dire que c'est parce qu'il aimait les hommes. Des rumeurs courent à propos d'une potentielle liaison qu'il entretiendrait avec le prince Ezimaël du Dragon. Je l'ai entendu de la bouche de la comtesse d'Aiguevive car elle était au mariage du prince et de notre princesse, celui qui a tourné au fiasco. Et elle m'affirme que Zacharie s'est levé pour s'opposer à cette union mais que ce n'est pas Lisbeth d'Ondre qu'il regardait avec passion !
- De mieux en mieux ! Ce n'est pas un bon modèle pour des enfants. Imaginez s'ils prenaient exemple sur lui et développaient les mêmes mœurs malsaines ?
- Dans ce cas-là, nous ferions mieux de surveiller étroitement nos garçons. Je n'ai pas envie que mes fils soient victimes d'un dégénéré qui ne sait pas contenir ses pulsions immorales !
Aymeric fit mine de ne rien entendre mais grava méticuleusement dans son esprit les visages de ceux qui prononçaient de telles atrocités. Il évita aussi de rapporter ces petits échanges à Zacharie. Son ami n'ignorait pas qu'on parlait dans son dos mais il était tellement heureux de s'occuper de Nerva et son frère qu'il faisait la sourde oreille.
Deux semaines après leur retour, le roi d'Ondre leur rendit visite. Aymeric remarqua aussitôt la fatigue creusait ses traits et dessinait des poches noires sous ses yeux. Le souverain souriait malgré cela et gardait la tête droite.
- Veuillez excuser mon arrivée tardive. Je me trouvais encore une fois à Notterey, pour régler un léger souci d'ordre financier, dit-il aux chevaliers dragons.
- Les caisses du royaume se portent mal ? s'inquiéta Gordon.
- Assurément pas mon bon ami ! C'est simplement que ce très cher roi du nord essayait d'amoindrir les fonds qu'il devait verser à un projet de la plus haute importance que j'essaie de réaliser depuis des années. Mais passons, je vous en parlerais prochainement. Où est l'enfant au dragon noir ?
- Il se repose dans sa chambre avec son jumeau, c'est l'heure de leur sieste, expliqua Zacharie.
- Je vois lequel d'entre vous se porte garant de l'éducation de ces petits, sourit le souverain. Me voilà rassuré. Zacharie, pourrais-je vous voir seul à seul ce soir, après le banquet ?
- Bien entendu mon roi.
- Parfait ! Maintenant laissez-moi vous parlez d'un projet qui va mobiliser Amaris tout entière pour voir le...Où est ma fille ?
Les prunelles grises du souverain se promenèrent sur les chevaliers dragons et s'arrêtèrent rapidement sur Alaman. Le rouquin bafouilla :
- Elle...Elle se repose aussi.
- Serait-elle souffrante ? s'enquit le roi Alaric.
- Non...Juste enceinte.
Le dirigeant d'Alembras eut une réaction qui n'avait rien de royale. Il perdit ses couleurs, entrouvrit la bouche et se rua dans le château à la vitesse d'un cheval au galop. Le demi-dieu se tourna vers son ami en croisant les bras.
- Ne me dis pas que tu as oublié de prévenir le roi pour la grossesse de sa fille ?
- C'est Lisbeth qui ne voulait pas qu'on lui envoie une lettre ! Elle ne savait pas comment lui annoncer et elle préférait le faire plus tard et en personne.
- Plus tard quand ? Lors des dix ans de votre enfant ? se moqua Gébald.
- Au moins maintenant c'est fait, soupira l'homme aux joues tatoués. J'espère juste que je ne vais pas terminer mes jours dans une cellule humide pour avoir fait un enfant à la princesse héritière du pays hors-mariage...
- Tu devrais te méfier de la reine plutôt que du roi, lui suggéra Ourania. Avec son horrible caractère, on ne sait pas ce qu'elle pourrait te faire.
Le rouquin déglutit, prodigieusement angoissé. Brazidas lui tapota le dos en guise de réconfort tandis que Firenza se retenait très fort de ne pas pouffer. Ils attendirent le retour de leur souverain, incertains. Ils refusaient catégoriquement d'abandonner Alaman à son triste sort, quelle que soit la réaction du futur grand-père.
Pour sa part Aymeric ne s'angoissait pas trop. Le roi Alaric avait prouvé plus d'une fois qu'il ne désapprouvait pas l'intérêt qu'Alaman et Lisbeth se portaient. Cependant entre éprouver de l'attirance et concevoir un enfant, le gouffre était gigantesque ! Lorsque le monarque revint, son visage affichait un sérieux tranquille. Il posa une main ferme sur l'épaule d'Alaman et lança :
- Viens avec moi. Nous allons prier Gaïara ensemble, pour qu'elle favorise l'accouchement de Lisbeth. Quant à vous mes chers chevaliers, nous nous verrons ce soir au banquet. Je parlerais à toutes les gardes de ce grand projet qui est en train de voir le jour.
Il entraîna le rouquin peu rassuré vers l'arrière du château, en direction de la chapelle. Si seulement il savait qu'Alaman brûlait une bougie chaque jour sous le vitrail qui représentait la déesse de la fertilité et de l'amour ! Aymeric le cachait un peu aux autres mais il en allumait souvent une pour cette déesse aussi, afin qu'elle veille sur Willow.
Alaman refit surface à l'heure des bains, sans le roi à ses côtés. Aymeric, qui prenait son temps dans un bassin à la température tiède, demanda :
- Alors ? Il veut te pendre haut et court ?
- Pas du tout. Il avait l'air assez détendu, comme si la nouvelle ne l'atteignait pas. Il voulait savoir si je préférais une fille ou un garçon, c'est pour te dire à quel point ça lui passait au-dessus ! Je parie qu'il devait s'y préparer !
- Lisbeth et toi n'étiez pas très discrets...Et sinon, fille ou garçon ?
- Une fille, sans l'ombre d'une hésitation ! Sauf que Lisbeth veut désespérément un garçon...Je n'ai pas envie qu'elle soit déçue.
- Et si c'est bel et bien un garçon ? insista Aymeric tandis que son ami s'immergeait dans le bassin.
- Alors je l'aimerais aussi ! Je prendrais ce que Gaïara aura la générosité de nous donner. Dans le fond, homme ou femme, ça importe peu. Notre enfant sera élevé de la même manière, c'est un point sur lequel Lisbeth et moi sommes entièrement d'accord. C'est un fait assez rare pour être signalé.
Aymeric l'écouta parler de sa future paternité et de ses choix en matière d'éducation avec envie. Il aurait adoré tenir ce genre de discussion avec Lysange, s'angoisser comme son ami. Sauf qu'on lui avait volé cette chance et, à présent, il se demandait de plus en plus souvent s'il aurait au moins la chance de connaître son fils...
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Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'Amaris
FantasyDepuis la disparition de Lysange, Aymeric n'a qu'une idée en tête : la retrouver. Cela l'amènera à coopérer avec une vieille connaissance afin d'infiltrer le repaire du dragon rouge et sauver sa compagne. Cependant le temps presse et la fin du monde...