Chapitre 9 : Bienvenus à bord

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Aymeric descendit jusqu'aux cabines où il partageait la sienne avec Alaman, Zachary et Gébald. L'endroit était exigu et comportait des couchettes superposées installées contre le mur droit et gauche. Une échelle permettait d'accéder à celle du haut, un peu trop proche du plafond au goût d'Aymeric. Une étagère pour déposer leurs sacs et un petit bureau avec une cruche et une lampe à huile constituait le reste du mobilier.
Ses compagnons avaient déjà déposé leurs affaires. Gébald et Zachary avaient choisi les couchettes de gauche, comme le démontrait leur sac posé sur les draps fins pour marquer leur appropriation. Quant à Alaman, il s'était octroyé le lit du bas, à droite. Aymeric se résigna à prendre le couchage du haut et pria pour que son front soit relativement épargné lors des réveils. Il rangea rapidement ses affaires dans un casier de l'étagère, avant de retourner à l'air libre.
La plupart des chevaliers dragons arpentaient le pont, excités par le voyage. Tous sauf un. Gébald se pencha par-dessus le pont et rendit le contenu de son estomac. Zacharie lui tapota le dos avec une grimace.
- Pourquoi est-ce que ça bouge autant ? gémit le dragon de terre. Je vais mourir !
- J'ai un médicament pour apaiser le mal de mer. Je vais aller le chercher, proposa son jumeau.
- Tu me sauves la vie Zach'...
Le chevalier dragon originaire du désert descendit dans les entrailles du navire, à la recherche du précieux remède. A l'aide du lien, Aymeric repéra son propre jumeau à l'avant du bateau. Il passa à côté du capitaine, à la barre, qu'il salua d'un signe de la tête. Son frère, accoudé au bastingage, admirait l'eau qui s'étendait à perte de vue.
- Ce voyage va être incroyable ! dit-il avec enthousiasme.
- Est-ce que ton enthousiasme à un rapport avec la présence d'Alya à bord ?
La jeune femme avait eu la permission du roi d'Alembras pour les accompagner. Elle avait envoyé certaines de ses recherches à Alaric qui, impressionné par ses réflexions, l'avait invité au palais. Elle avait fait bonne impression au roi mais aussi aux savants de la cour. Elle était revenue gonflée de fierté et avec une lettre du souverain qui l'autorisait à intégrer la garde des explorateurs. Elle s'était portée volontaire pour l'expédition, malgré les mises en garde d'Alaman. C'est ainsi qu'elle se retrouvait dans le groupe des gardes explorateurs, composé de dix membres.
- C'est vrai que je suis heureux qu'elle nous accompagne. Cette mission lui tenait à cœur, elle souhaite tellement découvrir cette nouvelle terre ! Mais moi ce qui m'enchante encore plus, c'est l'océan. Le son de l'eau qui frappe contre la coque ressemble à un chant, tu ne trouves pas ?
Aymeric supposa que c'était le propre des dragons d'eau d'être enthousiasmés par la proximité d'une si gigantesque étendue aqueuse. Mirzal partageait sans doute l'excitation d'Hydronoé. Gordon vint les rejoindre pendant qu'ils discutaient et passa une main sur son menton mal rasé avant de déclarer :
- Les dragons de terre ne sont pas à l'aise avec les voyages maritimes. Nous sommes partis depuis moins d'une heure et Sandor est déjà en train de rendre le contenu de son estomac par-dessus bord.
- Gébald aussi. Zacharie a un remède contre le mal de mer si tu veux.
- C'est une bonne idée ça. Hermas aussi a un don pour confectionner de quoi soigner nos tracas avec des plantes ou des fleurs mais je dois admettre que Zacharie est un cran au-dessus de lui.
L'ancien mentor d'Aymeric s'éloigna à la recherche du jeune homme et le demi-dieu demanda à son frère :
- Tu dors avec Brazidas et deux gardes explorateurs, c'est ça ?
- Oui, dans la cabine juste à côté de la tienne ! D'ailleurs l'un des deux gardes est Byron. Tu sais, c'est le compagnon de Firenza.
Aymeric se souvint du jeune blondinet aux yeux gris, au visage rond et aux traits doux. Il occupait souvent la bibliothèque et sa proximité avec la dragonne de feu n'étonnait plus personne depuis des années, même s'ils n'officialisaient toujours pas leur relation.
Au fil des jours, une routine s'installa à bord du navire. Le temps, au beau fixe, leur permettait de progresser rapidement sur les eaux calmes. Les chevaliers dragons comme les explorateurs s'ennuyaient et commencèrent à aider l'équipage pour s'occuper. Aymeric s'aperçut qu'il possédait le pied marin et apprit rapidement à faire des nœuds et à grimper aux cordages. Lisbeth aussi se découvrit une véritable passion pour l'escalade jusque dans les hauteurs, agile comme un singe.
Elle adopta d'ailleurs un style vestimentaire qui rappelait celui des pirates qui écumaient l'océan au large d'Alembras. Elle portait un veston en tissu avec de gros boutons dorés par-dessus une chemise blanche à manches bouffantes qui s'arrêtait au-dessus du nombril. Elle ajoutait à cela un pantalon en toile léger pour laisser respirer sa peau. Il s'arrêtait à mi-mollet et dévoilait les pieds nus de la jeune femme. Pour terminer, elle relevait ses cheveux en chignon pour dénuder sa nuque.
Les marins lorgnaient souvent dans sa direction et échangeaient des commentaires entre eux, souvent graveleux. Lisbeth les ignorait avec toute sa superbe de princesse mais pas Alaman. Le pauvre jeune homme ne savait plus où donner de la tête entre Lisbeth et Alya.
Sa petite sœur, toujours aussi curieuse, arpentait le bateau et harcelait chaque matelot de questions. Ces derniers, patients et sensibles au charme de ce petit brin de femme, répondaient avec plaisir et lui apprenaient leur savoir-faire pour profiter de sa compagnie plus longtemps. Aymeric pariait que, dans quelques semaines, Alya connaîtrait le métier de marin mieux que le capitaine.
Ce dernier, même s'il ronchonnait souvent dans sa barbe, se déridait à la tombée de la nuit. Il buvait toujours de l'alcool qu'il transportait dans une flasque pourtant son regard demeurait vif et alerte. Gordon et lui se rapprochèrent dès le premier repas sous les étoiles, à la lueur des lampes à huile.
Comme tous les autres marins, leur équipage adorait chanter. Il poussait surtout la chansonnette lors du nettoyage du navire, auquel Aymeric prenait part. Les membres de l'expédition apprirent une foule de chansons paillardes et d'autres, bien plus profondes, sur la beauté et la cruauté des océans. Le moral restait aussi lumineux que le ciel ensoleillé, même si la terre ferme manquait au demi-dieu, tout comme sa famille.
Pour maintenir un lien avec eux, il couchait le récit de chaque journée sur papier. Rédiger des lettres au milieu de l'océan ne rimait à rien mais ce rituel l'apaisait. Les feuilles agissaient comme un lien ténu entre lui et les siens. Il ajoutait des croquis et des dessins à l'intention d'Omphale. Parfois il se demandait s'il ne pouvait pas faire appel à sa mère pour qu'elle transporte le courrier jusqu'à Lysange. Puis il se raisonnait : sa mère était une déesse avec des occupations importantes, pas un pigeon voyageur ! Alors il rangeait ses écrits dans son sac et soufflait la mèche de la lampe à huile avant de se coucher.
Durant son sommeil, il entendait parfois Gébald gémir à cause du mal de mer ou Alaman marmonner des propos sans queue ni tête. Seul Zacharie demeurait incroyablement silencieux, c'est à peine s'il remuait dans son sommeil. D'ailleurs son ami à la peau sombre se levait toujours en même temps que lui, l'air parfaitement reposé. Il secondait le médecin de bord, un quarantenaire jovial qui racontait toujours mille légendes sur les océans et les mers lors des repas.
En parlant des repas, Aymeric remerciait les dieux d'avoir Hydronoé et Mirzal à bord. Les deux dragons d'eau avaient le don de repérer les bancs de poisson et de plonger avec des filets pour en récupérer quelques-uns. La première fois ils avaient causé la panique en se jetant par-dessus bord. Trois hommes de l'équipage avaient hurlé à l'unisson :
- Hommes à la mer !
Le capitaine s'apprêtait à lancer des cordages dans l'eau et à faire descendre une chaloupe quand les chevaliers dragons étaient intervenus. L'équipage s'était apaisé uniquement une fois Hydronoé et Mirzal à bord avec leurs prises. Depuis ce jour, leurs sauts prodigieux par-dessus le bastingage n'étonnaient plus personne. Au contraire, les matelots s'amusaient à parier sur celui qui exécuteraient la figure la plus prodigieuse ou sur celui qui ramènerait le plus de poissons. Mirzal, plus expérimenté, remportait souvent la compétition. Ces prises fraîches ravissaient tout le monde et permettaient d'économiser les réserves.
Alaman, qui s'était fait une place dans les cuisines en compagnie d'un jeune mousse, surveillait étroitement les stocks d'eau et de vivres. En tant qu'ancien Valserye il détestait le vol, surtout lorsque la nourriture se raréfiait. Personne parmi l'équipage n'osait le réprimander de voler cette tâche au second à cause de la qualité des repas qu'il servait. Les marins mangeaient toujours ses préparations avec un ravissement proche de la vénération.
Même leurs aînés, qui ignoraient encore son talent pour la cuisine, en dehors de Venerika et Aerine, le couvraient d'éloges à chaque repas. Souvent, après un dîner simple mais rassasiant, ils jouaient aux dés ou aux cartes par petits groupes. Avec le temps ils se mêlèrent plus volontiers les uns aux autres et nouèrent quelques amitiés avec certains membres de l'équipage.
Aymeric appréciait particulièrement Ravik. Originaire d'un petit village portuaire, il naviguait depuis qu'il était en âge de marcher. C'était un grand gaillard qui ne parlait pas beaucoup. Il aimait marcher le long du pont à la tombée de la nuit et boire un verre d'alcool en contemplant le ciel étoilé. En revanche, il s'animait dès le moment où il touchait un paquet de cartes. Il avait une chance insolente et Aymeric le soupçonnait de tricher. Il maniait les cartes avec une telle fluidité qu'en glisser une dans sa manche ne présentait pas une grande difficulté. Un soir, il s'adossa au bastingage et déclara :
- Cette traversée sera la dernière pour moi.
- Pourquoi ? Tu en as assez de la vie de marin ?
- Nan, penses-tu ! C'est juste que j'ai une fiancée. Elle m'attend sur la terre ferme, j'ai promis de l'épouser après un dernier voyage. Et c'est celui-là
- Qu'est-ce que tu vas faire une fois marié ? L'océan ne va pas te manquer ?
- L'océan c'est comme une mère pour moi. Elle a son caractère mais elle sait aussi se montrer généreuse. Je ne pourrais jamais couper les ponts avec elle. Je vais trouver un travail comme artisan sur les chantiers navals. J'ai assez d'expérience avec les coques de noix pour en fabriquer ou en rafistoler.
- Moi aussi j'ai une femme. Et deux enfants, avoua Aymeric.
- À ton âge ? Tu es plus jeune que moi. On vous encourage à pondre des petiots dans l'armée ?
- Non, pas du tout ! rit Aymeric. C'est une longue histoire...
- J'adore les longues histoires racontées depuis la bouche de celui qui les a vécus. Elles sont souvent meilleures que celles dans les bouquins et elles deviennent encore plus incroyable devant un bon verre. Viens Aymeric, raconte-moi tout ça avec un peu d'alcool entre les mains !
Et Aymeric raconta, un gobelet de rhum odorant sous le nez. À la fin, Ravik pleurait. Il avait un peu trop bu.
- J'espère que tu retrouveras ton petiot Aymeric. Tu es un gars bien !
- Merci Ravik. Pour ma part j'espère que tu seras très heureux lors de ton mariage avec ?
- Adriela.
Ils trinquèrent à la santé d'Adriela et à leurs futures années de bonheur. Le lendemain, Aymeric avait une légère gueule de bois. Ravik et Alaman se moquèrent de lui et, même si le jeune homme ne répondit pas à leurs provocations, il songea fortement que ses amis n'avaient pas le droit de le critiquer. Ravik pleurnichait la veille et il avait vu Alaman ivre mort assez souvent pour ne plus s'en étonner.
La vie à bord du navire se déroulait selon ce rythme tranquille où chacun se satisfaisait de son nouveau rôle, jusqu'au premier caprice de l'océan. En sortant sur le pont à l'aube à cause du roulis qui venait de le réveiller, Aymeric sentit l'orage avant même de voir les lourds nuages gris qui roulaient dans le ciel et donnaient une teinte sombre aux eaux salées. Ces dernières se soulevaient et remuaient le navire avec vigueur. Aymeric rejoignit le capitaine qui observait l'horizon, les yeux plissés pour percer l'obscurité.
- Une tempête se prépare. Une grosse.
Il donna des instructions claires et sèches à son second. Ce dernier alla tirer les marins de leur sommeil et ils se précipitaient sur le pont quand les premières gouttes tombèrent. Un éclair zébra le ciel à présent presque noir, comme si le jour ne s'était jamais levé. Aymeric s'agrippa à un cordage et se demanda si sa mère était en colère. Des vagues se formèrent au loin et grossirent rapidement avant de se fracasser contre la coque. Cette dernière montait et descendait en luttant contre les flots déchaînés et en malmenant ses passagers.
- Accrochez-vous, cria le capitaine. Si vous tombez, vous mourrez.
L'équipage, les explorateurs et les chevaliers-dragons obéirent. Les matelots les plus expérimentés bravèrent les vents pour replier les voiles. La pluie les giflait impitoyablement et trempait le pont. Hydronoé se rapprocha de son frère, nullement dérangé par l'humidité qui imbibait ses vêtements.
- La tempête sera violente mais brève, dit-il tranquillement.
Comme toujours, il avait raison. La pluie redoubla d'intensité : on ne voyait pas à deux pas devant soi et Aymeric se transforma en serpillière humaine. Il se cramponnait aux cordages pour ne pas passer par-dessus bord. Un grand nombre de matelots avaient disparu dans la cale pour vérifier que les provisions demeuraient bien sanglées : ils ne pouvaient pas se permettre de perdre leurs vivres.
Alya contemplait la tempête depuis l'avant du navire et le capitaine hurla de toute la force de ses cordes vocales pour surpasser la symphonie furieuse des éléments :
- Demoiselle, revenez ici ! C'est dangereux d'être si proche des vagues !
Alya lui fit signe qu'elle avait compris. Cette fois son visage n'affichait pas d'amusement ou de curiosité. Elle détacha la corde qui la retenait au bastingage, auquel elle se cramponna pour revenir au centre du navire. C'est alors qu'une vague heurta le bateau au côté droit. Le bois gémit, le navire tangua. La corde autour de la taille d'Aymeric tira d'un coup sec. Alya chuta par-dessus bord avec un cri, déstabilisée par l'impact.
Elle disparaissait à peine dans les flots bouillonnants qu'un hurlement inhumain ébranlait le pont. Un éclair bleu passa devant le regard d'Aymeric. L'inquiétude de son jumeau le percuta comme un coup de poing, sans qu'il ait besoin de se concentrer sur le lien. Un éclair illumina les cieux, suivi par le grondement roulant du tonnerre. De longues secondes passèrent, angoissantes. Le son de la pluie assourdissait Aymeric, qui ne quittait pas des yeux l'endroit où Hydronoé avait plongé à la suite d'Alya.
Son jumeau creva la surface dans une gerbe d'eau. Il portait une Alya aux yeux écarquillés dans ses bras. Dans la précipitation, il avait abandonné son apparence purement humaine. Il donna un puissant coup d'aile et atterrit souplement sur le pont. Ses yeux jaunes scrutaient Alya avec inquiétude et la jeune femme empoigna une de ses cornes pour le tirer vers elle. Leurs lèvres se rencontrèrent avec un peu de maladresse.
Aymeric se détourna : le moment n'était pas vraiment propice à des effusions de tendresse. Les marins qui avaient assisté à la scène dévisageaient Hydronoé avec une fascination mêlée de crainte et le demi-dieu grimaça. Il savait bien que le secret des dragons serait compliqué à conserver sur un bateau avec toute cette proximité mais il ne s'attendait pas à ce qu'il soit dévoilé si vite.
Hydronoé, emporte Alya dans sa cabine et reste à ses côtés jusqu'à ce que je vienne.
Son frère ne posa aucune question et obéit. Les matelots s'écartèrent sur son passage. Ils fixaient ses ailes, ses cornes, ses cheveux et sa queue bleutés. Hydronoé ne les remarqua pas, trop absorbé par le visage souriant d'Alya, pressée contre lui. La stupeur des marins surpassa leur peur de la tempête et ils se mirent à parler tous en même temps jusqu'à ce que le capitaine hurle :
- Ce n'était pas une sirène non plus alors au travail, bande de fainéants !
Le vieil homme se détacha de son gouvernail et se planta face à Aymeric, accompagné par son second.
- Je veux une explication, dans ma cabine avec vous ou vos aînés, peu m'importe. Maintenant.

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant