Interloqué, Nerva se tourna vers celui qui venait de l'interpeller. Il n'en crut pas ses yeux lorsqu'il découvrit Willow, accompagné par son jumeau dragon sous forme humaine. Le soulagement de retrouver son meilleur ami lui donna envie de s'agenouiller sur les pavés glacés pour prier un à un les dieux du panthéon.
- Mais qu'est-ce que tu fais là ? l'interrogea son ami en s'approchant. Tu n'étais pas à Hangaï ? Pourquoi est-ce que tu es seul ?
- C'est une longue histoire. Pour tout te dire...
Des cris de surprises et de panique résonnèrent dans la maison de plaisirs derrière lui. Umbriel et Liorah jaillirent de l'établissement avec des expressions graves. Le dragon noir cria :
- Il est temps de tirer notre révérence ! Meng Yi arrive avec son amie, partons devant !
Nerva leur emboîta le pas mais Willow le saisit par le poignet.
- Qu'est-ce qui se passe ? Qui est cette fille avec vous ? Et cette Meng Yi ? Qu'est-ce que vous fabriquiez dans un bordel ?
Nerva n'eut pas le temps de répondre car sa jumelle défonça la porte de la maison close avec un grand coup de pied. Une jeune femme peu vêtue déboula dans la rue comme une furie. Ses yeux gris jetaient des éclairs et sa chevelure blonde aux reflets roux flottaient autour de son visage furieux. Un poignard dans une main, elle adoptait la même posture qu'une bête sauvage en révolte.
- On se carapate Nerva ! lança Meng Yi. Les gardes ne vont pas tarder à nous tomber dessus !
Le jeune homme se défit de la poigne de Willow et lui dit :
- Cours avec nous ou reste là mais ne nous empêche pas de nous enfuir.
Il entama un sprint et son plus proche confident l'imita après un haussement d'épaule, talonné par Aurélius.
- J'ai toujours eu le goût de la rébellion, lança Willow. Et j'aimerais connaître le fin mot de l'histoire, au passage.
- Arrêtez de parler, économisez votre souffle ! cria Meng Yi. Dirigeons-nous vers le cœur de la ville : les dragons auront assez de place pour se transformer. Cap sur la forteresse d'Amaris !
Ils abandonnèrent la rue rouge et ses établissements malsains pour remonter vers le centre de la capitale, en direction des quartiers plus riches. Les poumons de Nerva le brûlaient, il avait les jambes en feu. Il soutint le rythme imposé par sa jumelle et son amie Valserye. Arrivés à un grand croisement, Umbriel et Liorah se transformèrent aussitôt, imité par Aurélius avec un temps de retard. Les trois dragons respectivement noir, blanc et doré provoquèrent la frayeur parmi les passants. Les habitants de Ronto s'enfuirent en hurlant et un homme cria avec hystérie :
- La fin du monde !
Nerva grimpa le plus naturellement du monde sur le dos de Liorah, pendant que Meng Yi se hissait sur celui d'Umbriel avec son amie. Willow, perché sur Aurélius, observait la scène avec indécision. Les trois reptiles ailés décollèrent avec une bourrasque vers le ciel gris. Nerva rabattit sa capuche sur son visage pour se protéger du froid. Il n'avait pas d'équipement de vol, ni selle ou harnais. Le voyage promettait d'être rude. Pourtant Meng Yi poussa un cri victorieux en levant les bras au ciel. Elle adressa un geste obscène à Ronto puis éclata de rire.
Nerva rit avec elle, aussi nerveux que soulagé. Ils avaient réussi ! Et ils regagnaient la forteresse d'Amaris tous ensemble, selon la promesse faite par Meng Yi. Les dragons volaient vite, infatigables. Ils s'amusaient à faire la course, encouragés par leurs jumeaux. Umbriel se retrouva au coude à coude avec Aurélius tandis que Liorah planait un peu en retrait, moins compétitrice.
Est-ce que tu es bien installé ?
Le corps de Nerva tressaillit en entendant la voix de la dragonne blanche dans son esprit. C'était la première fois qu'il percevait le lien, presque palpable, qui l'unissait à sa sœur d'âme. Il était là, fort en dépit des années de séparation. Il répondit mentalement avec la même aisance qu'elle :
Tout va bien. Et toi, tu n'es pas trop fatiguée ?
Non, je profite juste du ciel. J'en ai été privé si longtemps, c'est la plus belle chose qui existe au monde, la première que j'ai vu en quittant ma prison.
Nerva posa sa main gantée sur le cou de sa jumelle, peiné. Elle avait souffert seule dans les ténèbres durant des années, sans le moindre soutien.
Ne te sens pas désolé pour moi ou coupable, dit-elle avec douceur. Tu n'y es pour rien et personne ne pouvait me sauver en dehors de Meng Yi. Elle n'est pas ma sœur d'âme mais je la considère comme celle de mon cœur. A nous quatre nous formons une fratrie, que nous le voulions ou non.
J'ai le même sentiment, approuva le jeune homme.
Ils s'arrêtèrent à la nuit tombée, au pied d'un petit bois au sommet d'une colline. Les dragons, affamés par leurs jeux aériens, les abandonnèrent pour une partie de chasse. Willow alluma un feu de camp tandis que Nerva répartissait les vivres dans son sac en quatre parts égales et que Meng Yi, épaulée par son amie dont il ignorait toujours le prénom, construisait un abri sommaire pour la nuit avec des branches mortes.
Assis autour de leur source de chaleur réconfortante, les jumeaux racontèrent leur aventure à Willow. Le jeune homme, attentif, ne les interrompit pas une seule fois. Il conclut leurs explications par un :
- Tout est bien qui finit bien alors. Ça tombe bien parce que nous allons entamer le chapitre de la fin du monde et nous allons nettement moins rigoler.
Son raisonnement froid fit redescendre Nerva sur terre. L'échéance se rapprochait à grands pas, sans qu'ils s'en aperçoivent. Inconscient de son trouble, Willow ordonna :
- Allez vous reposer, je prends le premier tour de garde. Ensuite ça sera à toi Nerva, puis à Meng Yi et enfin à son amie.
Les jumeaux ne contestèrent pas, épuisés. Quant à la Valserye, en dehors de jurons dans sa langue natale, elle n'avait pas dit grand-chose depuis son évasion. Nerva s'enroula dans sa cape épaisse en s'efforçant de ne pas songer à demain. Il effectua son tour de garde dans les vapes, désireux de retourner se coucher et angoisser par l'avenir. A cause de son état aussi comateux que préoccupé, il ne l'entendit pas arriver.
Il le percuta de toute sa masse et le renversa sur le sol gelé en lui immobilisant les poignets. Paniqué, Nerva se débattit jusqu'à ce que les flammes du feu de camp éclairent deux yeux verts furieux.
- Nerva Silas, espèce de demeuré ! Qu'est-ce qui t'a pris de partir sur un coup de tête pendant que j'avais le dos tourné ?!
Les muscles tendus de Nerva se relâchèrent et il soupira.
- Tu m'as fait peur Kalam...
- Toi aussi pauvre idiot ! Qu'est-ce qui a traversé ta cervelle de moineau ? Tu imagines le souci que tu nous as causé ? Nous te cherchons depuis des jours ! Ton père avait raison : tu te rendais bien à Ronto pour retrouver ta sœur ! Tu ne pouvais pas nous en toucher un mot ? Nous t'aurions accompagné au lieu de courir derrière toi !
- Kalam, j'ai eu une autre absence, avoua Nerva à mi-voix. J'étais dans notre chambre à Hangaï et en revenant à moi je me trouvais dans une ruelle de Ronto avec Umbriel. Je suis tellement désolé...
L'expression de Kalam changea du tout au tout. Il lâcha les poignets de Nerva et posa une main chaude sur sa joue.
- Excuse-moi de t'avoir crié dessus...J'ai complètement négligé cette possibilité...
Nerva sourit brièvement avant de lui annoncer le résultat de cette expédition imprévue, fébrile :
- J'ai réussi Kalam. Je les ai trouvés. Meng Yi et Liorah. Mes jumelles.
- Je ne suis pas sûr de tout comprendre...En quoi cette Liorah est-elle ta jumelle ?
- Mes parents ont menti Kalam, depuis le début. Je n'ai jamais été le frère d'âme d'Umbriel. Ils ont échangé ma place avec celle de ma sœur pour garantir un mariage politique favorable entre eux et de riches nobles d'Hangaï, pour mieux asseoir leur influence. Ils l'ont enfermé Kalam. Seule, loin du monde. Nous devons prévenir les chevaliers dragons et le roi d'Alembras. C'est un crime !
- Calme-toi Nerva, dit Kalam en le relevant en position assise pour mieux le serrer contre lui. Nous ne les laisserons pas s'en tirer comme ça mais pour l'instant nous devons d'abord songer à rentrer. Ensemble.
- Pardon de t'avoir inquiété. J'aimerais te promettre que ça ne se produira plus mais je n'en ai aucune certitude...
- Ce n'est rien. Tu ne peux pas contrôler ça, je l'ai bien constaté lors de la tempête de neige. Tant que tu es sain et sauf, ça me va. Va te reposer, je vais monter la garde à ta place.
- Non, tu as l'air mille fois plus éreinté que moi. Va dormir, lui conseilla Nerva.
- Hors de question. Si je ferme les yeux, tu serais capable de disparaître à nouveau. Ton père, Gébald et le reste du groupe ne vont pas tarder à nous rejoindre. Nous avons vu votre feu en survolant la région et nous nous sommes posés non loin de là. J'ai couru en éclaireur pour vérifier. Notre instinct ne nous a pas trompé.
- Si tu tiens tant que ça à veiller alors installe-toi au moins confortablement.
Nerva s'assit contre son sac de voyage après avoir étalé une couverture chaude sur le sol. Kalam s'y allongea et posa sa tête sur sa cuisse avec un soupir d'aise. Il marmonna tandis que Nerva lui caressait les cheveux :
- Je suis un homme comblé...
Il sombra dans le sommeil avant même que son compagnon se penche pour déposer un baiser sur son front. Zacharie, Gébald, Lisbeth et Brazidas arrivèrent peu après Kalam, essoufflés. Son père se précipita sur lui et dit d'un ton chargé de reproches mais sans élever la voix :
- Est-ce que je peux savoir pourquoi tu es parti sans la moindre explication ?
Patient, Nerva répéta encore son histoire, non sans une certaine lassitude. Si son père s'inquiéta à propos de ses absences, Lisbeth déclara :
- Tout est rentré dans l'ordre à présent. On pourrait même dire que tu as fait de l'excellent travail puisque tu es parvenu à retrouver Meng Yi et le dragon blanc. Malgré un petit raté, le bilan est positif. Nous ne regagnerons pas la forteresse d'Amaris bredouilles. Bien, assez d'émotions fortes pour aujourd'hui : je meurs de sommeil.
Elle déblaya la neige, étendit une couverture en peau épaisse et s'enroula dans sa cape sans rien ajouter de plus. Gébald et Brazidas l'imitèrent, éreintés par leurs journées de vol. Seul Zacharie ne profita pas des dernières heures de la nuit et s'assit à côté de Nerva.
- Alors Umbriel n'est pas ton frère d'âme...
- Non. Mais il est celui de Meng Yi alors c'est aussi un peu le mien, d'une certaine façon...Nous sommes liés tous les quatre, comme ma sœur l'a si justement dit. Je n'arrive pas à croire que mes parents aient menti...Tout ça pour protéger les intérêts de la famille royale...Liorah a souffert pour ça, pour un stupide mariage politique qui n'aura jamais lieu...Est-ce que tu te rends compte qu'elle vient de retrouver sa liberté pour mieux y renoncer à cause de l'arrivée de Noximence et Phosphoméra ? Elle va mourir, sans avoir eu le bonheur et la chance de profiter du monde. Elle...
- Ne dis pas ça, le coupa fermement son père. Aymeric va revenir du nord avec une prophétie qui sauvera tout le monde.
- Non. Il reviendra avec une prophétie qui sauvera Willow et Aurélius. Pour nos jumeaux, Meng Yi et moi il n'existe qu'une seule issue. Personne ne pourra nous sauver sans nous détruire.
- Ne dis pas ça, répéta Zacharie dans un chuchotement presque inaudible.
Nerva pinça les lèvres en s'apercevant que son pessimisme blessait son père. Il décida de ne rien ajouter, de profiter de la chaleur du feu et de la présence des êtres chers à son cœur qui lui offraient une bulle de douceur au cœur de cet hiver qui n'en finissait pas.
Le lendemain, ils regagnèrent tous la forteresse d'Amaris, exceptés Willow et Aurélius qui repartirent pour Notterey afin de jouer les messagers auprès des chevaliers dragons menés par son père.
- A quoi bon nous suivre si c'était pour faire demi-tour ? l'interrogea Meng Yi avec une pointe de moquerie.
- Pour m'assurer que vous n'alliez pas changer d'itinéraire en cours de route. Vous êtes si imprévisibles qu'il valait mieux que je vous garde à l'œil. Maintenant je peux prévenir ceux qui sont à Notterey que la mission que la chef des Valseryes nous a confié est accomplie. Pas de bêtises sur le chemin du retour : on se reverra à la forteresse.
Il bondit sur le dos d'Aurélius qui décolla tel un météore étincelant vers le ciel. Nerva admira l'éclat doré du dieu endormi jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'un minuscule point miroitant dans le lointain.
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Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'Amaris
FantasyDepuis la disparition de Lysange, Aymeric n'a qu'une idée en tête : la retrouver. Cela l'amènera à coopérer avec une vieille connaissance afin d'infiltrer le repaire du dragon rouge et sauver sa compagne. Cependant le temps presse et la fin du monde...