Chapitre 49 : Le réveil du dieu endormi

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Il n'eut pas besoin des autres, qui s'affolaient dans tous les sens, pour décrypter la situation. Un autre que lui aurait sûrement hurlé, maudit les dieux, tourné les talons pour fuir le dragon d'or et la fatalité lié à ce nouveau-né encore tremblant. Pourtant le cœur de Willow battait calmement dans sa poitrine et aucune peur glacée ne s'empara de lui pour lui ordonner de combattre l'inévitable. Il demanda :
- Est-ce que ça va ?
Un sourire illumina le visage du dragon d'or. Il hocha la tête d'un mouvement presque imperceptible.
- Willow ! cria Nerva.
Il se dressait en bas du chariot, au pied des cadavres qu'il n'osait pas enjamber pour rejoindre son ami. La souffrance se lisait dans son regard ambré. Willow sauta à bas du véhicule et se précipita vers lui :
- Tu es blessé ?
- Non. Mais toi...
- Tu sais bien que c'est superficiel grâce au sang de Praeslia qui coule dans mes veines, le rassura le jeune homme en examinant la plaie au niveau de son bras. Elle sera guérie avant la tombée de la nuit.
- Je ne parle pas de ça ! s'exclama son ami. Je te parle de lui !
Il pointa du menton le caisson où le dragon d'or se terrait toujours afin de se protéger du froid. La panique de son ami ne toucha pas Willow. Il haussa les épaules et déclara sans aucune fatalité :
- C'est la volonté des dieux.
Nerva paraissait sur le point de fondre en larmes. Il se détourna et attrapa les rênes de sa monture. Le jeune homme à la chevelure immaculée fronça les sourcils. La réaction excessive de Nerva le troublait. Avait-il dit un mot de travers ? Dans ce monde fou il fallait toujours prêter attention à ce qui sortait de sa bouche, sous peine que les autres comprennent de travers. C'est bien pour cette raison que Willow parlait le moins possible aux inconnus.
Déboussolé par la réaction de son ami le plus proche, il retourna vers le dragon d'or. Ce dernier, emmitouflé dans son manteau, lui rappela les mendiants qui dormaient dans les quartiers pauvres de chaque grande ville qu'il avait visité dans sa jeunesse, en compagnie d'Amagmalion.
- Comment est-ce que tu t'appelles ?
Le dragon d'or pencha la tête sur le côté. Il remua les lèvres pour formuler une réponse qui ne résonna que dans la tête de Willow :
Aurélius.
- Tu ne parles pas ?
Un nouveau sourire doux anima le visage pâle du dragon. Willow le considéra avec intérêt. Ainsi donc les dragons pouvaient naître privés d'un sens, comme les humains ? Il n'en avait jamais entendu parler, même au royaume de Médéril où les gigantesques reptiles ailés vivaient pourtant par centaines.
Pendant que ces compagnons d'arme rassemblaient les cadavres des assassins en les séparant des alliés morts durant l'attaque, Willow chercha des vêtements et de la nourriture pour Aurélius. Il chaparda dans vergogne dans les sacs car il jugeait que le confort du dragon d'or primait sur tout. D'ailleurs, les autres n'avaient pas la tête à lui donner la permission de farfouiller dans leurs effets personnels alors pourquoi s'embarrasser à demander ?
Il fit un rapide brin de toilette à Aurélius, sans grands soucis de la pudeur, avant de lui tendre les vêtements. Le dragon les observa avec fascination, sans se décider à les enfiler. Willow lui mima comment les mettre et Aurélius l'imita avec des mouvements incertains, les membres encore faibles. Il arriva cependant à s'habiller sans que Willow intervienne.
Cela rappela au jeune homme les premiers temps avec sa famille, dans leur maison à côté du château des gardes. Il avait appris les usages sociaux au contact de sa jumelle et était passé du statut de bête effrayée à celui d'humain presque respectable.
Il donna la part de nourriture volée dans les sacs de ses compagnons à Aurélius et le dragon insista pour partager avec lui.
- Je n'en ai pas besoin, mentit Willow.
Menteur : tu as faim. Ton corps réclame à manger plus que le mien.
Willow haussa les sourcils, étonné. Comment savait-il qu'il mourrait de faim et qu'il rêvait d'un festin pour rassasier son ventre creux ? Les affrontements le laissaient toujours l'estomac vide et épuisé. Il accepta le pain et le fromage sec qu'Aurélius lui tendit avec une expression sévère.
Il dévora ce maigre repas en songeant que le dragon s'exprimait bien pour un nouveau-né. Hydronoé et Ourania lui avaient pourtant expliqué que les dragons à peine sortis de l'œuf peinaient à fermer des phrases cohérentes, même s'ils parlaient aussi bien que leur jumeau humain après quelques jours d'adaptation.
Personne ne vint déranger Willow durant son premier contact avec ce frère venu de nulle part. Pourtant Aurélius et lui étaient la cible de tous les regards, de toutes les messes basses. On les laissait de leur côté dans le chariot comme si tout un monde les séparait de ces êtres qui pataugeaient dans la neige sanglante en tirant des cadavres.
Il proposa de prêter main forte mais un des soldats qui encadraient les recrues dans le cadre de la mission lui dit :
- Inutile. Retourne après du dieu endormi.
Willow grimaça : l'inaction ne lui réussissait pas. Il n'insista pas, conscient que ce n'était pas le moment de créer des vagues. Aurélius avait sombré dans le sommeil durant sa brève absence et le jeune homme le scruta avec une attention critique. Endormi, le dragon d'or l'était bel et bien. Mais divin ?
Willow ne connaissait qu'une seule divinité du panthéon. L'aura glacée qui entourait Praeslia n'avait rien à voir avec l'ambiance paisible qui enveloppait Aurélius. Ce petit être fragile, un dieu ? Il peinait à le croire. Quels pouvoirs possédaient-ils ?
Willow s'ennuya jusqu'à ce qu'ils reprennent la route, après une courte nuit de sommeil et une veillée pour les morts tombés lors de l'embuscade. Leurs cadavres avaient brûlé toute la nuit et il n'en restait que des petits tas noircis sur la terre boueuse quand le chariot s'éloigna de la scène de bataille. Aurélius dormait toujours au fond de sa caisse en bois, roulé en boule.
Il se réveilla en milieu de journée et tapota doucement l'épaule de Willow, timide.
J'ai faim...
Le jeune homme piocha dans ses maigres réserves pour nourrir le dragon d'or. Ce dernier se plongea ensuite dans la contemplation du paysage enneigé. Ses iris dorées pétillaient face au visage endormi de la nature sous son manteau blanc. Willow partageait son enchantement : l'hiver était aussi captivant que cruel. Il faisait endurer les pires tourments aux êtres imprudents mais on découvrait toujours de la beauté dans sa sauvagerie.
Une seule chose contraria Willow durant le retour : Nerva l'évitait ostensiblement. Son plus proche confident le fuyait comme la peste et s'arrangeait toujours pour rester aussi loin de lui que possible. Willow essaya d'engager la conversation plusieurs fois le soir, pendant qu'ils établissaient le campement pour la nuit. Nerva trouvait toujours une excuse pour s'esquiver. Il perdait patience quand Kalam vint lui parler, la nuit avant qu'ils atteignent la forteresse d'Amaris.
Willow grignotait à l'écart du feu de camp, adossé à un arbre qui le gardait dans son ombre. Aurélius, assis avec le restant du groupe, admirait les flammes qui se tordaient dans tous les sens sous l'assaut du vent glacé.
Le guerrier Hérance parvint presque à le prendre par surprise lorsqu'il sortit de l'obscurité pour s'installer à côté de lui, le dos calé contre le tronc.
- Pardonne Nerva pour son comportement distant. Il a parfois de drôles de façons d'exprimer ses craintes et de maintenir les autres loin de lui.
- Qu'est-ce qui l'effraie autant ? Aurélius ?
- Réfléchis Willow. Tu es lié à dieu endormi à présent. Selon la prophétie, Nerva et Umbriel vont participer à sa mort, et donc à la tienne, durant leur affrontement contre les dieux primordiaux. Tu es comme un frère pour Nerva. Il préférerait mourir que te faire du mal mais le moment venu, il n'aura pas le choix. Ça le terrifie.
- Et il pense que s'éloigner de moi et m'ignorer changera quelque chose ? Ce qui est écrit est écrit. Cela se produira et on ne peut rien faire pour changer le cours des événements.
- C'est le seul effet que ça te fait ? s'étonna Kalam. De savoir que tu vas bientôt sacrifier ton existence et celle de ton jumeau ?
- La mort ne m'effraie pas, expliqua Willow en levant la tête vers les étoiles qui illuminaient les cieux de leur éclat glacé. Mon sacrifice et celui d'Aurélius sauveront Amaris et tous ceux qui me sont chers. La mort n'est pas un lourd tribut à payer pour préserver tout ce que j'aime dans ce monde. Nerva compte parmi ceux que j'affectionne. Si je peux le sauver, je le ferais peu importe le prix à payer. Est-ce que tu ne donnerais pas ta vie pour lui, toi aussi ?
- Si. Mais je mourrais de trouille, contrairement à toi.
Willow eut un petit sourire. Les Hommes attachaient trop d'importance à leur vie. Pour quoi au fond ? Ils mangeaient, dormaient, fondaient des familles comme n'importe quel autre être vivant. Parfois l'un d'eux marquait l'Histoire par un acte de bravoure ou de barbarie mais le nom de la plupart se perdait dans le temps. Leur passage sur cette terre était éphémère, juste un battement de cœur à l'échelle de l'univers. Les Hommes avaient conscience de ça mais ils mettaient tout en œuvre pour retarder l'inévitable.
Willow n'était pas comme eux. Il était d'accord avec les règles du jeu, il ne souhaitait pas tricher. La vie l'avait déposé dans ce monde et la mort le reprendrait. Il ne redoutait que l'agonie des derniers instants avant la délivrance.
Il s'écarta de l'arbre et donna une tape amicale sur l'épaule de Kalam.
- Tu pourras dire à Nerva d'arrêter de me fuir ? S'il me reste si peu de temps à fouler ce monde, je veux au moins le passer en compagnie de mes amis plutôt que de leur courir derrière.
- Je lui transmettrai le message sans faute, promit son compagnon d'arme.
Willow regagna sa tente, plus serein. Il la partageait avec Aurélius, qui veillait une moitié de la nuit et dormait de l'autre. Ils plièrent le camp de bon matin et son jumeau chevauchait assis derrière lui car il laissait la carriole pour les blessés. Une pointe d'appréhension gagna Willow à la vue de la forteresse d'Amaris.
Il s'attendait à des effusions de cris et de larmes de la part de sa mère et de sa sœur lorsqu'il leur apprendrait son lien avec Aurélius. Quant à Aymeric...Les réactions de celui-ci étaient imprévisibles car il les gardait souvent dissimulées sous un masque imperturbable.
Ils pénétrèrent dans la cour envahie par le fracas des épées et les cris des recrues en plein entraînement. Willow aperçut Aymeric qui exerçaient ses deux espoirs à l'autre bout de la cour. Animé par un instinct hérité de sa mère, le demi-dieu releva la tête et braqua ses yeux froids droit sur Willow. Le jeune homme le salua d'un signe de la tête auquel Aymeric ne répondit pas. Il observait attentivement Aurélius, qui ne se doutait de rien car il observait l'activité ambiante avec curiosité. Aymeric pâlit et Willow se prépara au pire.
Les ailes du demi-dieu jaillirent, rouges et noires. L'émotion était telle que même ses cornes se déployèrent de part de d'autre de son crâne. Il s'envola et rejoignit le convoi en deux coups d'aile puissants. Un silence de mort planait à présent sur la cour. Toute la forteresse d'Amaris connaissait Aymeric, ainsi que la déesse dont il était le fils. Tous savaient aussi que les sautes d'humeur qui provoquaient l'éruption de ses ailes et de ses cornes n'étaient pas à prendre à la légère.
Seul Willow n'appréhendait pas leur confrontation. Son père se posa à côté de son cheval, qui hennit de terreur et essaya de se cabrer. Willow mit pied à terre et l'apaisa avant que cette vieille carne ne désarçonne Aurélius.
- Est-ce qu'il s'agit du dieu endormi ? le questionna Aymeric de but en blanc.
- Oui, répondit laconiquement Willow.
- Où est son jumeau ?
- Devant toi.
La confirmation de ses craintes blanchit un peu plus le visage d'Aymeric. Willow devina les mines désolées du convoi derrière lui. Son père inspira pour contenir ses émotions et lança :
- Viens avec moi. Maintenant.
Il tourna les talons sans vérifier que son fils le suivait. Le jeune homme glissa à Aurélius :
- Va m'attendre dans le grand bâtiment qui est devant toi, dans l'entrée. Je reviens vite.
Le dragon d'or fit oui de la tête avec son éternelle expression joviale, comme si l'ambiance tendue et morose ne l'impactait pas. Willow rattrapa son père qui se dirigeait vers la sortie de la forteresse, loin des oreilles indiscrètes. Ils s'enfoncèrent dans la forêt et s'arrêtèrent au pied d'un vieux chêne. Son père laissa échapper d'un ton rempli de contrariété :
- Que s'est-il passé ?
Willow lui livra un bref récit des événements en guettant les mouvements sur le visage d'Aymeric. Celui-ci passa de la stupeur à la colère, puis au chagrin. A la fin de l'explication de Willow, il murmura :
- Ça ne peut pas être toi...
Le jeune homme attendait une autre réaction que la crispation d'Aymeric et la lueur incrédule dans son regard bleu comme les lacs du nord. Il savait que sous cette carapace brûlait une colère si glaciale qu'elle en devenait brûlante.
- Rentre Willow. Va retrouver ta sœur et ta mère.
- Et toi ?
- J'ai besoin d'être seul : pars devant.
Willow obéit. Il souhaitait rejoindre Omphale, serrer sa mère dans ses bras mais aussi parler à Aurélius. Surtout parler à Aurélius en fait. Il ignorait encore beaucoup de choses à propos de son jumeau et il lui tardait de profiter du peu de temps qu'il lui restait pour faire plus ample connaissance.
Il le repéra aisément dans l'entrée de la forteresse car un groupe de soldats, de recrues et de domestiques se pressaient autour de lui pour l'observer en échangeant des commentaires.
- Il est si fluet...Est-ce vraiment un dieu ? Il ne dégage rien de spécial...
- Qui est la pauvre âme qui a fait éclore l'œuf ?
- Le troisième jour est achevé, l'arrivée de Phosphoméra et Noximence est plus proche que jamais ! Nous ne serons jamais prêts à temps !
Willow fendit la foule compacte et suffocante sans se soucier de ceux qu'il bousculait ou des pieds qu'il écrasait. Il posa une main sur l'épaule d'Aurélius, debout au centre de cette masse avec un air perdu sur son visage enfantin. Willow l'extirpa de là, entouré d'une nuée de chuchotements. Il atteignait le couloir où il logeait lorsqu'une voix tonna dans son dos :
- Willow Clarence !

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant