Par une belle fin d'après-midi, alors qu'ils venaient d'achever le fauchage d'un champ, Firenza leur rendit visite avec des gourdes remplies d'eau fraîche. Elle avançait difficilement, encombrée par son gros ventre. Byron se précipita vers elle pour la débarrasser de son fardeau.
- Ma chérie, il ne fallait pas te déplacer ! La sage-femme a dit que tu allais accoucher dans peu de temps, tu dois te reposer !
- Mon amour, je ne suis pas en sucre, répliqua gentiment la dragonne. Et puis notre petit bout de chou ne s'agite pas trop aujourd'hui, je n'ai rien à craindre. D'ailleurs il y a pire comme endroit pour accoucher.
- Oui, pense à Lisbeth qui a donné naissance à Vivien en pleine forêt ! rit Alaman en couvant le ventre de sa jumelle d'un regard tendre. Quelle idée aussi elle a eu de partir se promener toute seule, si proche du terme...
- La reine ne cessait de lui tourner autour et de la harceler pour qu'elle regagne Ondre et qu'elle t'épouse dans les formes, résuma Firenza. Pas étonnant qu'elle ait eu envie d'un bol d'air frais loin de cette mégère !
Aymeric se rappelait bien cette journée mémorable. Il faisait aussi chaud qu'aujourd'hui et Lisbeth restait enfermée au château, à la recherche de fraîcheur. Hélas, sa mère en avait profité pour débarquer et la presser de rentrer au palais royal pour qu'elle élève son enfant là-bas. La princesse ne l'avait pas entendu de cette oreille. Lassée par les braillements incessants de sa mère, elle avait profité d'un instant de relâchement de cette dernière pour se faufiler dans les bois et s'imprégner du calme de la forêt. Alors qu'elle s'était enfoncée vers le cœur des bois, elle avait perdu les eaux.
Il avait suffi d'un échange télépathique avec Brazidas pour que le château des gardes soit dans tous ces états, presque sur le pied de guerre. Alaman s'était élancé dans la forêt, accompagné de Brazidas, d'Aymeric et de Zacharie. Ils avaient retrouvé Lisbeth adossée à un tronc, en train de prendre de grandes inspirations tout en broyant une branche entre ses dents pour éviter de se mordre la langue à cause de la douleur. Le travail était déjà bien entamé, impossible de la ramener au château.
- Je suis désolé Lisbeth, tu vas devoir accoucher ici, avait expliqué Alaman en tâchant de contenir son affolement.
La jeune femme avait craché la branche qui lui encombrait la bouche pour crier :
- Parce que tu crois que je ne m'en suis pas rendue compte ?!
- Garde tes forces pour pousser au lieu de hurler.
- Je ne fais que ça depuis tout à l'heure, ça fait un mal de chien !
Elle avait lâché trop de jurons pour qu'Aymeric puisse les compter, tout en broyant la main d'Alaman qui l'encourageait en épongeant régulièrement son front avec la manche de sa chemise. Après deux heures d'efforts intenses, les cris du bébé avaient empli la forêt.
- C'est un garçon, avait annoncé Zacharie en coupant le cordon à l'aide de son couteau de chasse.
Peu importait son sexe car Alaman et Lisbeth rayonnaient de bonheur au moment où le chevalier originaire du désert avait déposé l'enfant qui pleurait dans les bras de sa mère. A présent le couple vivait dans une maison voisine de celle d'Aymeric, construite en hâte sur ordre du roi et de la reine d'Alembras, car Lisbeth refusait catégoriquement d'éduquer son fils au palais royal.
- Je sais comment ça va se passer, répétait-elle souvent. On va me le prendre, le mettre dans une grande chambre avec des nourrices et des précepteurs. Il va grandir entouré d'inconnus qui lui dicteront la manière dont il doit s'habiller, se comporter, parler et même respirer ! Il va côtoyer ces hypocrites de la cour dès son plus jeune âge et apprendre à se dissimuler derrière un masque et un faux sourire. Hors de question ! Il restera avec nous, au château des gardes.
Lysange lui agita une gourde sous le nez, ce qui le tira de ses souvenirs. Il but longuement pour rafraîchir son corps brûlé par le soleil avant que toute la petite troupe chemine jusqu'au hameau. Firenza et Byron vivaient là eux aussi, tout comme Alya et Hydronoé même si ces deux-là n'étaient pas mariés et n'avaient pas d'enfant.
D'autres maisons se construisaient ici et là, dont une pour Zolan et Ourania. Après des mois à se tourner autour sans oser se l'avouer, ils avaient franchi le pas. Ils s'aimaient d'une façon curieuse, à la fois tendre et distante. Ils se montraient peu expansifs en public et c'est pourquoi Aymeric fut surpris lorsque Zolan lui annonça le lendemain, alors qu'il lui rendait une visite aux cuisines :
- Ourania et moi allons nous marier à la fin de l'été, ici même.
- Vraiment ?
- Tu as l'air étonné. C'est pourtant une étape normale dans la vie d'un couple. Du moins c'est ce qui se dit.
- J'imaginais que vous prendriez plus de temps, expliqua Aymeric. Votre relation n'en est qu'à son début et comme vous n'êtes pas du genre pressé...
- Je dois admettre que j'ai été surpris lorsque Ourania m'a fait sa demande et encore plus quand j'ai dit oui.
Les pensées d'Aymeric se suspendirent momentanément avant de repartir à toute vitesse.
- Quoi ?! C'est Ouri qui a fait sa demande ?
- C'est une femme qui sait ce qu'elle veut, rien d'étonnant à ce qu'elle prenne les devants, déclara Zolan avec une étrange fierté.
Ils se marièrent comme prévu dans la chapelle du château des gardes, sous les regards bienveillants d'un petit comité. Aymeric, assis au premier rang avec Lysange et Omphale, se sentit étonnamment touché par cette cérémonie. Son grand frère se mariait ! Ce petit garçon qui l'avait recueilli lors de son arrivée à Ondre était à présent un homme au bras d'une femme magnifique.
Ils avaient eu des hauts et des bas car le destin les avait séparés pour mieux les réunir ensuite, dans des circonstances peu communes. Il était heureux d'assister à ce jour heureux, de le voir aussi épanoui.
- Tu vas pleurer papa ? demanda Omphale.
Il cligna des yeux pour chasser les larmes qui désiraient s'accumuler au bord de ses cils. Il n'allait quand même pas larmoyer ! Il se leva pour applaudir les mariés à la fin de l'échange des alliances et des vœux, comme le restant de la salle. Une exclamation fusa alors :
- Je perds les eaux !
Les invités pivotèrent vers Firenza en ouvrant des yeux ronds. Elle crispa les mains sur son ventre et étouffa un cri. Ourania s'écria :
- Je vais être tante !
- Et moi tonton ! s'exclama Alaman derrière Aymeric.
Ils transportèrent la dragonne jusqu'au petit hôpital où une sage-femme se précipita aussitôt vers eux pour les assister. Byron sautillait dans tous les sens, paniqué. Sa femme dit entre deux inspirations :
- Chéri, respire. Essaie de te....Arrh....Détendre.
- Mais tu souffres !
- C'est le...Ouch ! Le principe de l'accouchement.
Alaman s'installa au chevet de sa sœur et saisit sa main gauche.
- Serre autant que tu veux, je suis là pour te soutenir dans cette épreuve !
Byron l'imita et s'installa à sa droite. Encadrée par les deux hommes de sa vie, elle esquissa un sourire que la douleur déforma. Un instant plus tard, c'est Alaman qui hurla comme si on venait de lui planter une épée en travers du bras. Aymeric songea que Firenza devait avoir une sacrée poigne, jusqu'à ce qu'il remarque que le rouquin appuyait une main sur son ventre.
- Pourquoi est-ce que c'est aussi violent ? gémit le tatoué.
Au beau milieu de l'effort et de la souffrance, sa sœur éclata de rire. Un rire un peu nerveux sur les bords et hautement contagieux. Byron succomba et tous les autres spectateurs de ce drôle d'événement les imitèrent.
- Quelle idée de glisser ton esprit dans le mien à un...Aïe ! Durant un moment pareil ! le rabroua gentiment sa jumelle une fois l'hilarité passée et en dépit de la douleur causé par les contractions.
- J'étais curieux ! se défendit Alaman.
Il poussa son intérêt jusqu'à partager la souffrance de la future mère jusqu'au bout. Ça avait quelque chose de perturbant de voir un homme serrer les dents et simuler une naissance imaginaire. Alaman comme Firenza affichèrent le même soulagement au moment de la délivrance. Des cris vigoureux ébranlèrent le silence presque religieux qui pesait dans le petit hôpital.
- C'est un garçon en bonne santé ! dit la sage-femme.
Tout le monde applaudit les parents ainsi que ce nouveau bébé tout rouge et fripé. Firenza se reposa avec son fils, Maeldan. Byron voulait veiller sur eux mais sa femme insista pour son époux retourne au mariage et participe aux festivités. Ils célébrèrent ce jour-là une union et une naissance. Aymeric but avec modération, contrairement à Alaman qui ne s'imposa aucune limite.
Il n'y a qu'Omphale et Alya qui ne dansaient pas, trop occupées à échanger leurs connaissances. Elles passaient beaucoup de temps ensemble et Alya faisait figure de professeur pour sa fille. Elle lui conseillait des livres, débattait avec elle, l'emmenait dans la forêt pour analyser la faune et la flore.
Hydronoé, assis à côté de sa compagne avec un verre de vin à la main, les écoutait converser avec un léger sourire. Aymeric savait que ce mariage lui inspirait des idées. Son frère avait déjà demandé la main d'Alya plusieurs fois mais elle avait toujours refusé. Aymeric l'avait questionné sur ses raisons, surpris par la multiplication de ses refus.
- Je n'ai pas envie d'enchaîner Hydronoé par les liens du mariage. J'ai la sensation que ça serait le soumettre...Mon héritage des Valseryes me poursuit, c'est comme ça. Je me sens plus sereine à l'idée de le savoir à mes côtés mais libre, avait-elle expliqué. Je ne veux pas qu'un engagement l'oblige à rester.
Malgré ses arguments, Hydronoé persistait. Il effectuait des demandes toujours plus romantiques, toujours plus extravagantes. Alya ne perdait pas patience et repoussait la bague qu'il lui tendait avec un sourire désolé. Aymeric n'avait jamais vu Hydronoé désirer quelque chose à ce point.
D'ailleurs, peu après ce mariage mémorable, il réitéra sa demande auprès d'Alya. Ils pique-niquaient en bordure de la rivière pour profiter de la fin des beaux jours car l'automne ne tarderait pas à pointer le bout de son nez. Le soleil se couchait et ses rayons chaleureux paraient la forêt d'or et d'orange. Aymeric rangeait les restes de leur repas dans un grand panier en osier tandis qu'Omphale cherchait des plumes en compagnie de sa mère.
Ce quotidien tranquille durait depuis leur retour des îles inconnues. Il ne s'en plaignait pas même les missions et l'action lui manquaient parfois. Les entraînements réguliers avec ses compagnons apaisaient un peu cette sensation.
Il s'exerçait aussi en solitaire, à l'arrière de la maison lorsqu'il avait du temps libre. Il refusait de s'empâter et de perdre ses réflexes. Il profitait malgré tout de la douceur des moments en famille ou entre amis.
Pendant qu'il rassemblait les os de poulet et la vaisselle sale, Hydronoé s'éloigna avec Alya. Le dragon pointa soudain un point lumineux dans le ciel.
- Regarde !
Aymeric plissa les yeux alors qu'une forme translucide grandissait à l'horizon. Qu'est-ce que c'était que ça ? Il n'avait pas son épée à portée de main mais il ne se déplaçait jamais sans son couteau de chasse. Il attendit que la chose approche pour déterminer s'il devait défendre sa famille. La créature transparente se précisa en approchant.
Elle brillait de mille feux sous les reflets du soleil et ressemblait à un aigle. Il tenait un objet dans son bec, un objet rond, doré et brillant. L'aigle d'eau plana devant Hydronoé et posa l'anneau dans la main tendue du dragon. Le jumeau d'Aymeric posa un genou à terre, face à Alya.
A la fois touchée et contrariée par cette tentative, la jeune femme se dandina à cause de ses émotions contradictoires. Hydronoé leva une main avant qu'elle lui oppose un refus.
- Attend Alya ! Cette demande est particulière. Je comprends ton refus de te marier et je sais que tu ne diras jamais oui si je persévère dans cette voie. Il existe une alternative, nous pouvons nous unir sans serment. Je me fiche de prononcer des vœux, de jurer un amour éternel au nom de Gaïara. Je t'aimerais toute ma vie, tu n'as pas besoin d'un discours pour le savoir.
- Mais si nous nous marions sans cérémonie et sans vœux, ce n'est plus un mariage ! rit Alya.
- Ce n'est pas ce qui importe ! Je veux te voir rayonnante, je veux que tout le monde sache que rien au monde ne sera capable de nous séparer !
- Et pour ça il faut forcément des anneaux ?
- Nous organiserons ce que tu veux ! Je n'ai qu'une condition : fêtons ça au bord de la mer, uniquement avec nos amis !
- Là nous sommes sur la même longueur d'onde, dit-elle avec un sourire. Approche, mon grand romantique.
Elle l'embrassa et emprisonna l'alliance entre ses mains fines.
- Je veux bien devenir ta femme, puisqu'il te faut forcément une journée rituelle pour te rendre heureux.
Hydronoé manqua de défaillir de bonheur. Aymeric, qui souriait de toutes ses dents, fit mine de n'avoir rien entendu. Il se détourna quand ils s'embrassèrent fougueusement et il se promit d'honorer dignement leur mariage qui n'en était pas un.
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Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'Amaris
ФэнтезиDepuis la disparition de Lysange, Aymeric n'a qu'une idée en tête : la retrouver. Cela l'amènera à coopérer avec une vieille connaissance afin d'infiltrer le repaire du dragon rouge et sauver sa compagne. Cependant le temps presse et la fin du monde...