Chapitre 17 : Vers Amaris

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Les jours suivants, des tempêtes toutes plus terribles les unes que les autres s'enchaînèrent, entrecoupées par de brèves intempéries. Un jour, qui ressemblait à la nuit à cause du ciel gris sombre qui ne laissait pas filtrer le moindre rayon de soleil, les vagues frappaient la coque de bois sans relâche. Des grincements inquiétants résonnaient ici et là. Une voile s'était détachée et menaçait la stabilité de l'embarcation. Le capitaine hurlait des ordres en luttant contre les éléments en compagnie de son second.
Hydronoé et Mirzal tentaient d'écarter les vagues qui se dressaient face à eux mais les heures passaient et ils faiblissaient. Une vague plus imposante que les autres s'écrasa contre la coque. Certains passagers trébuchèrent ou s'étalèrent sur les planches balayées par la pluie et les vagues. Le navire trembla de la coque au nid-de-pie.
Une autre vague le percuta, à gauche. A cause de la voile que personne ne parvenait à ranger, l'embarcation dérivait et s'exposait à la fureur de l'océan. Le navire bascula sur le côté avec un gémissement inquiétant. Aymeric, agrippé au mât, sentit son estomac se soulever.
Venerika, trempée de la tête aux pieds mais la détermination intacte, cria aux deux dragons d'eau :
- Transformez-vous ! Il faut stabiliser le navire !
Ils obéirent sans se poser de questions. Leur métamorphose provoqua des hurlements de surprise et de terreur parmi les marins, qui délaissèrent leurs activités pour suivre le vol des dragons de leurs yeux écarquillés. Les dragons se postèrent de part et d'autre de la coque pour la soutenir contre l'assaut des vagues. Ces dernières les frappèrent sans relâche mais ils ne semblaient pas s'en plaindre, parfaitement dans leur élément.
Ils endurèrent la tempête jusqu'à ce que le ciel s'apaise. Ils restèrent dans l'eau après le sauvetage du navire, épuisés. Hydronoé flottait sur le dos, les ailes étendues et le ventre offert aux timides rayons du soleil qui filtraient entre les nuages gris. Les marins s'approchèrent du bastingage pour les examiner en chuchotant.
- Ils sont impressionnants...
- Ils pourraient manger ma sœur et les dieux savent à quel point elle est grosse !
- Hydronoé et Mirzal, ainsi que leurs frères et sœurs, ne mangent pas d'humains, intervint Aymeric. Un bœuf leur convient très bien. Certains sont mêmes friands de légumes.
Les marins les moins craintifs éclatèrent de rire.
- C'est normal qu'ils ne remontent pas ? s'inquiéta Ravik.
- Ils se reposent. En tant que dragons d'eau, ils ne peuvent pas se noyer. Ils sont dans leur élément, inutile de s'inquiéter.
Le capitaine arriva sur ces mots et rugit :
- Qu'est-ce que vous fabriquez, bande de fainéants ? On ne vous paie pas à rien faire ! Au travail ! Les deux soldats d'Alembras ont fait leur boulot, remettez-vous au vôtre !
L'équipage se dispersa à contrecœur. Lors de la tempête suivante, c'est lui-même qui encouragea Hydronoé et Mirzal à prendre leur véritable apparence pour protéger le navire. L'admiration de l'équipage pour les dragons s'accrût d'autant plus. On offrait à ces derniers des verres d'alcool et les marins insistaient pour qu'on leur serve une seconde ration de nourriture à chaque repas. Les dragons refusaient poliment ces petits honneurs sans pour autant cacher qu'ils appréciaient ce traitement de faveur.
A cause des intempéries qui les dévièrent de leur voie de navigation, ils ne repassèrent pas par la petite île inhabitée. Gébald s'en plaignit durant trois jours, du fond de sa couchette qu'il ne quittait que pour rendre le contenu de son estomac. Les marins les dorlotaient beaucoup, Sandor et lui. Aymeric soupçonnait le dragon de terre de se plaindre plus que de raison pour qu'on s'occupe un peu de lui.
Les jours passèrent avec une lenteur infernale pour Aymeric, rythmés par les tempêtes et les accalmies. Il écrivait le récit de son voyage à Mycalcia sur son carnet en joignant des croquis, pour les lire à Lysange et Omphale. Sinon il s'entraînait sans relâche sur le pont, bien plus que ces amis.
Il était d'humeur active, surtout juste avant que la mer se déchaîne. Les éclairs qui zébraient le ciel l'électrisaient de la tête aux pieds et il ressentait le besoin impérieux d'extérioriser sa fougue. Certains membres de l'équipage assistaient à ses entraînements de loin, fascinés mais craintifs. Plus personne n'osait le défier en duel amical depuis bien longtemps : les mises allaient sans cesse en sa faveur.
Souvent il descendait dans la cale et ouvrait le coffre qui contenait l'œuf du dieu endormi. Il brillait faiblement dans la pénombre et Aymeric se demandait souvent si la surface dorée était naturelle ou si les prêtres de l'île du paradis avaient recouvert la coquille d'une fine pellicule d'or. Ça ne l'aurait étonné qu'à moitié vu les montagnes de pierres et métaux précieux qui encadraient l'œuf.
Il n'était pas le seul à descendre pour assouvir sa curiosité en scrutant cette singularité de la nature. Il croisait souvent Taha accompagnée de Kardia, Venerika, Byron, Alya et même Zacharie. Un soir calme où il allait justement jeter un œil à leur protégé endormi sous sa coquille d'or, il trouva justement son ami à la peau sombre assis contre la boîte de bois, songeur.
- Tu n'arrives pas à dormir ? s'enquit Aymeric.
- Pas vraiment.
- Qu'est-ce qui te tracasse ?
- La même chose qu'à Mycalcia : mes origines. J'ai eu une petite discussion avec la reine, par le biais d'Alaman. Elle m'a affirmé qu'il était possible que mon père soit originaire de Sal'Honta. Elle m'a affirmé qu'ils envoyaient régulièrement des expéditions maritimes vers Amaris pour assurer un semblant de liaison diplomatique entre nos deux continents, par le passé. D'après elle les colons avaient même bâti une ville, pile à l'emplacement des anciennes terres brûlées. Ils cohabitaient paisiblement avec les nomades du désert, avant qu'une grande catastrophe s'abattent sur eux. Personne ne sait vraiment ce qui s'est passé : une attaque de pillards, une catastrophe naturelle, une épidémie... La reine elle-même n'a aucune certitude sur cette période assez floue. Apparemment les survivants ont fui pour reprendre la mer mais une tempête a coulé leur navire en les tuant tous. Depuis ce jour, les souverains de Mycalcia ont refusé d'envoyer de nouveaux navires. Mais la reine m'a affirmé qu'il arrive, environ tous les quinze ou vingt ans, que des marins à l'âme aventureuse partent en expédition en espérant se couvrir de gloire. Mon père faisait peut-être partie de ces gens-là. Du moins j'ai envie de le croire.
Aymeric s'assit à côté de lui. Zacharie poursuivit, le regard perdu dans le vide.
- C'est bizarre que ça me travaille maintenant...Toute ma vie je n'ai jamais eu envie de connaître l'identité de mon géniteur. Je n'avais pas de père et c'était mieux ainsi, d'après ce qu'on me racontait sur lui. Et si j'avais eu tort d'écouter ma tribu ? S'ils m'avaient menti ?
- Le seul moyen de savoir serait de leur demander.
Son ami secoua tristement la tête, une once de résignation dans ses prunelles sombres.
- Impossible. Je ne peux pas et je ne veux pas retourner là-bas. Peu importe les réponses que je pourrais avoir...Ils seraient capables de mentir et de répandre leur venin sur la mémoire de mon père. Et c'est ce qui m'énerve, plus que ma faiblesse face à la perspective de les affronter : les laisser détenir la vérité. Je me tracasse sans doute pour rien. Je vis et c'est tout ce qui importe, n'est-ce pas ? Peu importe d'où je viens, ce qui compte est le chemin que je vais tracer dans cette vie. C'est ce que me répétait souvent Izîl.
- Je t'ai déjà entendu parler de lui. Qui était-il pour toi exactement ?
- Un peu tout. Mon maître, mon père, mon confident, mon ami le plus proche. Je pouvais tout lui dire sans crainte. Il m'a enseigné comment survivre dans le désert. C'est grâce à lui si nous pouvons parler à l'heure actuelle. Sinon je ne serais qu'une carcasse depuis longtemps ensevelie sous le sable ardent. Je crois qu'il serait fier de l'homme que je suis devenu...
- Il est mort ? osa le questionner Aymeric.
- Oui, il y a longtemps. C'était le seul membre de la tribu à croire en moi et à me soutenir. Il était vieux et sans enfants, ni femme. Il m'a recueilli quand ma tante m'a chassé de chez elle. J'ai été nourri et choyé, c'était la période la plus heureuse de mon enfance...Puis son cœur l'a lâché. Au même moment un autre événement tragique s'est abattu sur moi et, sans personne pour me défendre, mon clan a décidé de m'exiler.
Aymeric ne prononça pas un mot à la fin du récit de Zacharie. C'était la première fois que son ami lui confiait son passé, qu'il se mettait à nu à ce point. Comme s'il avait lu dans ses pensées, Zacharie dit tout bas :
- Tu es la troisième personne à en apprendre autant.
- Qui sont les deux autres ?
- Gébald et Ezimaël.
Le demi-dieu réprima un sourire. Logique ! Zacharie n'accordait pas facilement sa confiance, même après toutes ces années. Quoiqu'il se soit produit par le passé, car Aymeric se doutait que son ami ne lui révélait pas tout, Zacharie en souffrait encore aujourd'hui. Le chevalier dragon originaire du désert se redressa en prenant une grande inspiration.
- Assez de sentimentalisme ! Je vais dormir. Tu veux rester avec l'œuf ?
- Juste un peu. Il exerce une drôle d'attraction, tu ne trouves pas ?
- Si. Il est apaisant. Il est tiède en permanence et si tu places ton oreille contre la coquille, tu peux entendre des battements de cœur. Il n'a pas encore éclos et pourtant il rayonne de vie.
Zacharie regagna les cabines après ces mots pleins de chaleur. Dès qu'il ne fut plus en vue, Aymeric ne résista pas à l'envie de plaquer son oreille contre la coquille. Il sourit en percevant des coups réguliers, lents et sourds : ceux de la vie qui palpitait doucement en attendant son heure pour s'épanouir. Cette nuit-là, il dormit à poings fermés et dans ses oreilles résonnaient encore l'écho de ces battements de cœur apaisants.
Puis arriva le jour. Le fameux jour qu'il attendait avant même d'embarquer à nouveau pour Amaris. Il somnolait encore quand le cri le tira du sommeil :
- Terre !
Il bondit hors de son lit, encore en pantalon. Il se précipita dans le couloir, grimpa les escaliers et déboula sur le pont. Il escalada aussitôt les cordages, accompagné par les rires des marins face à son empressement. Il atteignit le nid-de-pie et poussa presque un cri de victoire en avisant la masse foncée qui se détachait de l'océan, au loin. Il regagna les planches et se rua vers le capitaine.
- Dans combien de temps arriverons-nous au port ?
- Demain en début d'après-midi, sauf si le vent nous pousse suffisamment dans le dos.
Aymeric trépigna sur place comme un enfant impatient d'avoir un cadeau. Cadeau qui s'avérait être sa tendre femme et sa petite fille. Elles lui manquaient au point que ça en devenait insupportable ! Il arpenta le pont toute la journée, provoquant l'agacement ou l'amusement de ses compagnons.
Alors qu'il effectuait un énième tour, les mains dans le dos et l'allure vive, il remarqua la grise mine de Lisbeth. En y pensant bien, c'est la première fois qu'il la voyait aussi déprimée du voyage. Le reste du temps elle s'était montrée irréprochable. Elle ne s'était pas plainte une seule fois, un événement assez rare pour être souligné !
En l'observant mieux il la trouva changé. Elle avait bronzé à force de travailler sur le pont et son air de princesse pleine d'une noblesse hautaine s'était effacé pour laisser place à une expression plus sauvage. Le grand air lui convenait définitivement mieux que les couloirs de marbre d'un palais, comme en témoignait ses pieds nus ou ses cheveux parsemés de petites tresses, attachés en chignon négligé. Aymeric repoussa son impatience et s'approcha d'elle pour savoir ce qui la tracassait. Elle ne s'éloigna pas et lui glissa une œillade maussade.
- On dirait que tu n'es pas pressée de toucher terre.
- Tu es fin observateur, railla-t-elle.
- Tu n'as pas envie de revoir ta famille ?
- Il y a de ça. Mon père est égal à lui-même : peu importe ce que je fais, il ne s'intéresse ou ne s'inquiète pas. Quant à ma mère, elle m'évite soigneusement depuis que j'ai échappé à mon mariage sur l'épaule d'un roux nordique que nous connaissons bien.
- Alors pourquoi tu t'inquiètes ? C'est à cause d'Alaman ? tenta le jeune homme.
Le grand soupir de la princesse lui indiqua qu'il touchait un point sensible.
- Alaman est Alaman. Notre petit voyage était une parenthèse heureuse mais nous regagnons la terre ferme et les choses vont devenir comme avant...
Aymeric s'agita, brusquement mal à l'aise. Les histoires d'amour de ses compagnons ne concernaient qu'eux, il n'aimait pas s'immiscer dans leur vie privée.
- Arrête de te trémousser comme une vierge innocente, se moqua Lisbeth. Tu en as vu d'autres, surtout avec Alaman comme ami.
Aymeric se garda bien d'approuver pour ne pas l'enfoncer un peu plus dans le désespoir. Il doutait être la meilleure personne à qui elle pourrait confier ses doutes. Il évita pourtant de lui faire part de son avis. Lisbeth s'ouvrait rarement à eux, et encore moins à lui. Il était complexe de raisonner comme elle et de savoir ce qui hantait son esprit.
La connaître depuis moins de temps que le reste des chevaliers dragons et les frictions des premiers temps n'avait pas aidé à l'intégrer au groupe. Un brusque soupçon de culpabilité lui piqua le cœur. Elle n'avait pas été facile au début mais après avoir saisi sa chance en sauvant Alaman des Valseryes, est-ce qu'il l'avait félicité ? L'avait-il encouragé ?
- Alaman n'est pas du genre à s'attacher, dit-il avec honnêteté. Il vole d'une conquête à une autre, il aime le temps d'une nuit. C'est pour ça que j'ai toujours su que le jour où une femme le retiendrait plus d'un soir, c'est qu'il ressentirait un attachement particulier envers elle. Un attachement qu'il refuserait de nommer, qu'il cacherait. Avec Alaman il ne faut pas s'attendre à des promesses de mariage et d'éternité. En revanche, ne doute jamais de sa fidélité. S'il s'engage c'est pour durer, pas pour jouer. Fais lui confiance Lisbeth. Il faut juste éviter de le brusquer, il est un peu sauvage en ce qui concerne l'amour, le vrai.
Lisbeth laissa échapper un gloussement, amusée. Ses yeux pétillaient à présent de bonne humeur mal contenue. Ses épaules se détendirent suite à l'expiration qu'elle poussa.
- Merci de me remonter le moral Aymeric mais ça fait plusieurs jours que je le trouve un peu distant.
- Tu devrais en parler avec lui. Alaman se met en retrait quand il a besoin de réfléchir. Ce n'est peut-être pas contre toi. Sa sœur s'est mariée, il est un peu perturbé. Il ne s'y attendait pas, ça l'a chamboulé.
Cet argument acheva de calmer la jeune femme. Elle se décolla du bastingage, plus confiante.
- Tu as raison. Je me prends la tête pour rien. Pardon de t'ennuyer avec mes histoires de cœur.
- Les amis sont là pour ça.
Lisbeth écarquilla les yeux et Aymeric lui décocha un sourire bienveillant, bien qu'un peu incertain.
- Tu es un chevalier dragon. Nous nous soutenons et nous ne laissons pas un camarade seul face à ses problèmes. Si quoique que ce soit te tracasse, tu peux venir m'en parler. A moi ou à un autre membre du groupe. D'accord ?
Elle opina du chef. Un frémissement lui agita les commissures des lèvres, indice du sourire qu'elle peinait à contenir. Après cette discussion, il ne croisa plus Lisbeth ou Alaman avant la tombée de la nuit.
Leur dernier repas se fit dans l'animation, sur le pont illuminé par les lampes à huile. Les marins jouèrent des airs gais et dansèrent après le délicieux repas concocté par Alaman. Tout le monde eut droit à une seconde ration et le capitaine déboucha ses meilleures bouteilles, qu'il conservait précieusement dans sa cabine, pour son équipage. Il s'autorisa même à trinquer avec eux.
- A la réussite de cette expédition ! s'exclama-t-il de sa voix bourrue en brandissant son verre.
- A la réussite de cette expédition ! cria Aymeric en parfaite synchronisation avec ses amis.
Il ne but pas autant que pour le mariage de Byron et Firenza mais descendit assez de verres pour brailler des chansons paillardes avec les marins. L'alcool lui permit d'endormir la tension et l'appel de la terre ferme qui l'agitait depuis le début de la journée. Il s'endormit comme une masse, l'esprit trop embrouillé pour penser au lendemain.
Une main qui le secouait brutalement le tira de son sommeil. Il dormait sur le pont, à demi affalé sur une table, le visage écrasé sur ses avant-bras comme s'ils étaient un oreiller. Il se redressa brutalement et posa les doigts sur la garde de son épée, les sens éveillés.
- Quoi ? Quelle est l'urgence ?
- Nous sommes arrivés, dit simplement Hydronoé avec un sourire jusqu'aux deux oreilles.

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant