Un peu déboussolé, Willow se vêtit en essayant de rassembler ses souvenirs de la soirée. Il ne ressentit ni honte ni triomphe, juste un profond sentiment de bien-être.
Sa jumelle vint le chercher avec un peu de pain noir et de la viande séchée. Des cernes noirs creusaient le bas de ses yeux. Elle avait sans doute médité sur le sens de la prophétie toute la nuit. Willow la remercia pour le petit-déjeuner et l'engloutit avec appétit.
- On dirait que tu n'as pas beaucoup dormi non plus et pourtant tu es en meilleure forme que moi, bailla Omphale.
Willow ne fit aucun commentaire, de peur de se trahir. Il espérait que la nuit dernière demeurerait à jamais un secret entre lui et Freya.
- Où est Aurélius ? l'interrogea-t-il à la place.
- Quoi, tu t'inquiétais pour lui au point de veiller toute la nuit ? Il a dormi dehors. Il m'a dit ce matin que les étoiles étaient radieuses. Nous allons partir pour Notterey, afin de retrouver les trois guerrières Valseryes. Tu as le droit de sortir, tant que tu restes en ma compagnie.
Il n'opposa aucune objection, heureux de prendre l'air. Il huma une dernière fois l'odeur musquée de la tente et s'engouffra à l'extérieur. Le vent du nord lui fit l'effet d'une douche froide et acheva de le réveiller. Une senteur de neige piquante parvint à ses narines et ses pieds s'enfoncèrent dans l'épaisse couche blanche et craquante.
Sa sœur et lui rallièrent le centre du campement, où Aurélius attendait déjà, en pleine discussion avec deux Valseryes. Elles lorgnaient le dragon d'or avec envie et l'une d'elle poussa le vise jusqu'à lui effleurer les écailles du bout des doigts. Aurélius ne s'offusqua pas, trop gentil pour se rebeller. Il s'interrompit pour saluer Willow.
Tu as passé une bonne soirée ?
- Agréable. Et toi, la chasse a été bonne ?
Je dirais même excellente. J'ai croqué un renne et j'en ai ramené deux autres au camp. Les Valseryes étaient plus que satisfaites, je crois que j'ai un peu rattrapé l'accident diplomatique de la veille. Ces deux demoiselles ont passé la soirée à discuter avec moi, à me raconter les légendes du nord. Les Valseryes sont plus sociables qu'on le prétend.
Willow émit un petit ricanement face à la naïveté de son jumeau. Leurs aînés arrivèrent sous bonne escorte, guidés par la cheffe du clan. Hydronoé, Ourania et Firenza, déjà transformés et sellés, étaient prêts à reprendre la route. Ils échangèrent des aux revoir polis mais froids avec la dirigeante des Valseryes. Elle montra un peu plus de chaleur au moment de saluer ses enfants, le visage moins hautain.
Une des guerrières se détacha de l'escorte alors qu'ils se préparaient à grimper sur le dos des dragons. Ses cheveux noirs flottaient dans le vent et elle ne tremblait pas malgré sa robe légère. Ses yeux vert sapin captèrent ceux de Willow et il interrompit son mouvement tandis qu'elle le rejoignait d'une démarche légère et féline.
Elle se hissa sur la pointe des pieds et lui glissa à l'oreille :
- Bonne chance Willow. Puisse Libraca être avec toi.
Elle retira un collier qu'elle portait autour de son cou pâle et le passa autour de celui du jeune homme. Il s'agissait d'une pierre transparente avec un cœur de la couleur comme de l'argent, ovale et atypique. Un trou à son sommet permettait à un cordon de cuir de passer.
- Ne m'oublie pas trop vite, ajouta-t-elle.
- Impossible.
Ils n'ajoutèrent rien, se contentant d'une œillade lourde de sens. Elle lui caressa le bras en se détournant et regagna sa place dans l'escorte, suivie par les visages suspicieux des Valseryes. Omphale lui murmura :
- Qui est cette femme ?
- Un être d'exception, répondit-il en se mettant en selle.
Il rangea le pendentif sous sa chemise, où la pierre reposa sur son cœur. Ils décollèrent et le souffle du vent ressemblait au chant de Freya alors qu'ils volaient droit vers Notterey.** *
Nerva s'arrêta face aux portes du palais royal de Lanka, le ventre noué par l'anxiété. Les hauts toits d'ardoise bleu foncé le dominaient, l'écrasaient. Ses parents et sa sœur vivaient là, derrière ses hauts murs qui ceignaient le palais comme pour l'isoler du reste du monde.
Ils se présentèrent aux gardes chargés de la surveillance des portes et brandirent la lettre marquée du sceau royal d'Alembras. Malgré cela, les gardes hésitèrent à leur ouvrir. Les chevaliers dragons n'étaient plus les bienvenus à Hanghaï et à Notterey depuis la mort du précédent souverain.
Zacharie expliqua la situation aux soldats avec son calme habituel, accompagné par Lisbeth qui usa de son autorité et de son sang royal pour forcer la main des gardes. Ces derniers obtempérèrent enfin et les grandes portes de bois s'ouvrirent face à eux.
Le malaise de Nerva augmenta : il eut la sensation de pénétrer dans le ventre d'un gigantesque monstre. Des serviteurs déambulaient en silence dans les couloirs parqués et couverts qui reliaient les différents bâtiments de plusieurs étages entre eux. Des plantes et des fontaines sculptées décoraient chaque cour qu'ils traversèrent jusqu'au bâtiment central.
Nerva examina ce qui aurait dû être son monde, son existence. Celle d'un enfant royal élevé dans un grand palais en compagnie de la noblesse, loin des réalités du monde et des misères de l'existence. Peut-être qu'il aurait méprisé les chevaliers dragons, lui aussi.
La présence rassurante de Kalam dans son dos ne l'aidait pas à se détendre. Son compagnon l'accompagnait partout telle une ombre fidèle et lui prodiguait son soutien dans les moments difficiles. Ils avaient convenu de ne pas être trop proches durant leur voyage hors de la forteresse d'Amaris. On les jugeait assez entre les murs de leur demeure pour que la rumeur se répande à l'extérieur.
Umbriel marchait aux côtés de Zacharie, nonchalant. Ses cheveux tressés et chargés de végétaux, de fleurs et de plumes battaient contre son dos et ses jambes. Ils atteignaient ses genoux et il passait une longue heure matin et soir à les démêler et les décorer. Nerva envia sa tranquillité.
Il ne tenait plus en place lorsqu'ils se présentèrent aux portes du palais. Lisbeth utilisa ses liens de sang avec la famille royale pour obtenir une entrevue. On les introduisit dans une salle au parquet ciré rouge sombre. De grands piliers écarlates où des dragons dorés à la feuille d'or grimpaient formaient un chemin vers le fond de la salle, où siégeait un trône juché sur une estrade. Un homme assis à son sommet et vêtu d'une longue tunique rouge et or attendait en silence. Des ombres bougèrent dans l'obscurité et Nerva devina que des serviteurs du roi ou des ministres attendaient pour exposer leurs doléances.
Ils se joignirent à cette troupe anonyme. L'homme qui siégeait sur le trône était l'oncle de Nerva, le frère de son père. Il déglutit et tenta de lister ses ressemblances avec cet homme. En dehors de ses longs cheveux noirs et raides, il ne remarqua pas grand-chose.
Leur tour vint alors que des fourmis lui montaient dans les jambes à force d'attendre à genoux, comme il était coutume de le faire à Lanka, face au souverain. Ils s'inclinèrent au pied du trône et le regard brun du souverain s'arrêta sur Nerva alors que le jeune homme se redressait. Le jeune homme camoufla sa gêne derrière son éternel sourire poli, la tête courbée vers l'avant en signe d'obéissance.
- Que me vaut le plaisir de la visite des chevaliers dragons dans mon palais ? Soyez brefs, votre présence n'est pas désirée ici et je ne vous tolère que par respect pour toi, Lisbeth.
- Notre demande se résume a peu de choses, dit celle-ci. Nous venons chercher la jumelle de Nerva et le dragon blanc.
- Ce jeune homme est Nerva ? demanda le roi en pointant l'intéressé du menton. L'enfant maudit au dragon noir...
Le surnom arracha un tressaillement à Nerva. Voici donc comment on le nommait dans son propre foyer...
- Lui-même mon roi. Pouvez-vous prévenir votre frère et sa femme que nous venons pour escorter leur fille et sa jumelle jusqu'à notre forteresse ?
- Je crains de ne pas pouvoir accéder à votre requête, répondit le souverain en s'assombrissant.
- Pourquoi ? Le décret stipulait pourtant que nous laisserions l'enfant lié au dragon blanc à sa famille jusqu'à sa maturité. Les parents de la sœur de Nerva étaient d'accord, comptez-vous vous rétracter ?
- Est-ce que tu insinues que nous ne tenons pas parole ? siffla le roi. Surveille tes propos, Lisbeth. Mon frère et sa femme ne se sont pas rétractés. Le problème est que leur fille et sa jumelle ne sont plus ici.
La nouvelle laissa leur groupe sous le choc. Plus ici...Nerva ne s'y attendait pas. Il pensait qu'après un dialogue houleux avec le roi, sa sœur et lui feraient enfin connaissance. Son espoir s'effrita et vola en poussières.
- Plus ici ?! rugit Lisbeth. Vous avez intérêt à avoir une bonne explication !
Brazidas posa une main sur son épaule pour tempérer sa fureur. Elle se dégagea au moment où le roi frappa l'accoudoir de son trône d'un poing tremblant de rage.
- Ne t'avise pas de hausser le ton encore une fois ! Elles ne sont plus là, elles ont fugué !
Lisbeth leva les bras au ciel, excédée.
- Fugué ! Fugué ! La bonne excuse ! Où iraient deux filles de bonne famille ? Comment survivraient-elles loin de la sécurité du palais ?
- Peut-être qu'elles partiraient épouser un barbare du nord et corrompre le sang de notre précieuse lignée après avoir brisé un engagement de mariage.
Zacharie intervint avant que Lisbeth ait la bonne idée de sauter sur le roi pour lui arracher la gorge avec les dents. Il posa une main apaisante sur l'épaule de la princesse et demanda :
- En premier lieu, pourquoi se sont-elles enfuies ?
- Difficile à savoir. Meng Yi a toujours été une enfant sauvage et imprévisible. Il a été impossible de lui inculquer la moindre éducation, elle ne se passionnait que pour les arts de la guerre et s'enfuyait régulièrement du palais pour se mêler au peuple, jusque dans les bas fond de la ville. Elle ne supportait peut-être plus l'autorité ou alors l'annonce de son futur mariage l'a contrarié au point de s'enfuir.
- Vous alliez la marier ? s'étonna Nerva. Avec la fin du monde qui approche ?
L'œillade méprisante que le souverain lui décocha le cloua sur place et il regretta d'avoir ouvert la bouche.
- Le monde continue de tourner, même si son terme approche. La politique n'est pas une affaire à prendre à la légère. Mon frère avait fiancé Meng Yi au jeune fils d'un noble puissant bien avant sa naissance. Et là voilà qui part avec un dragon pour une destination inconnue !
- Vous n'avez aucune idée de là où elles sont ? insista Gébald.
- Si c'était le cas je ne lamenterais pas devant un groupe de soldats qui prétend pouvoir sauver le monde depuis leur jolie forteresse dont l'utilité incertaine ne remboursera jamais l'argent investi dans sa construction. Notre entretien est terminé. Je vous laisse passer la nuit dans le palais mais vous partirez demain à l'aube. Suis-je clair ?
- Limpide, répondit Lisbeth d'un ton acide.
Elle tourna les talons et ses compagnons l'imitèrent. Un poids en plus s'ajoutait sur les épaules de Nerva. La fuite de sa sœur compliquait tout ! Comment la retrouver alors qu'il existait tellement de cachettes sur Amaris ? Sans parler du dragon blanc. S'il se promenait sous forme humaine, il n'aurait aucun mal à se camoufler.
Un serviteur sortit de l'ombre d'un pilier avant qu'ils atteignent la sortie et se courba devant eux en murmurant un :
- Veuillez me suivre.
Ils parcoururent plusieurs allées couvertes du palais avant d'atteindre une cour un peu plus délabrée que les autres, la plus lointaine des appartements royaux. Moins de domestiques officiaient ici, contrairement à l'armée du pavillon central.
- Vos chambres sont ici, leur annonça le serviteur en pointant un bâtiment semblable à tous les autres, quoique moins entretenu. Nous nous chargerons de vous apporter votre dîner, veuillez ne pas vous éloigner de ce lieu.
- Parce que nous sommes des prisonniers maintenant ? grommela Lisbeth. Ou mieux : des pestiférés ?
- Ce...Ce n'est que pour votre confort, bafouilla le serviteur.
La princesse d'Alembras le congédia d'un geste de la main. Des années dans l'armée ne lui avait pas fait oublier ses manières de château. Les chambres étaient propres, même si elles sentaient le renfermé et qu'un peu de poussière couvrait les meubles laqués.
Les lits étaient conçus pour une personne mais Kalam s'installa tout de même avec Nerva. Ils partageaient la petite couche de la forteresse d'Amaris et il était hors de question qu'ils dorment l'un sans l'autre.
- Tu tiens le coup ? s'enquit Kalam dès qu'il eut fermé la porte coulissante derrière eux.
- Plutôt bien. Je m'attendais à du mépris et de l'indifférence mais pas à la disparition de ma sœur et de sa jumelle. Ça complique tout...
- C'est vrai...Est-ce que tu comptes rendre visite à tes parents ?
- Non, dit fermement Nerva. Ils m'ont abandonné et je ne parle pas du fait qu'ils m'aient confié aux chevaliers dragons. Jamais une visite, jamais une lettre, rien. Je n'ai jamais existé pour eux. Pourquoi est-ce que j'aurais besoin de parents absents qui ne m'aiment pas alors que j'ai Zacharie et Ezimaël ?
Kalam referma ses bras puissants autour de lui et expira longuement.
- Tu as raison. Les liens du sang ne valent rien sans liens du cœur.
Nerva posa sa tête dans le creux de son épaule et profita de sa chaleur. Kalam avait le don de le détendre, de le faire se sentir unique et désiré. Son amant le regardait toujours avec une tendresse mêlée d'un soupçon d'extase. Nerva se demandait comment il avait réussi à se passer de lui toutes ces années.
- Est-ce que tu veux prendre l'air avant la tombée de la nuit ? le questionna Kalam en passant ses doigts dans ses longs cheveux. Il fait moins froid qu'hier, je crois que le printemps arrive timidement.
- Je préfère rester là. Dehors je ne pourrais pas te prendre par la main ou t'embrasser.
- Tes désirs sont des ordres. Est-ce que monsieur aurait une idée derrière la tête ?
Kalam l'embrassa dans le cou et Nerva frissonna.
- On dirait plutôt que c'est toi qui as une idée bien précise de la meilleure manière dont occuper notre temps jusqu'à l'heure du dîner...
- Je suis tout à toi, tu n'as qu'un mot à dire, susurra Kalam.
Comment lui résister ? Quand il parlait avec ce ton bas, quand il le frôlait, tout le corps de Nerva se réveillait comme s'il sortait d'un long sommeil. Il n'existait que Kalam sur cette terre pour qu'il ressente ça. Il osa suggérer :
- Avant et après le dîner alors ?
- Tu es bien vorace aujourd'hui ! Est-ce que c'est parce que nous avons été trop sages durant le voyage ? se moqua l'ancien Hérance en déposant un baiser léger sur sa joue.
- Allez savoir, chuchota Nerva en lui caressant les cheveux.
Ils s'embrassaient fougueusement lorsque des coups discrets frappés de l'autre côté de la porte les interrompirent.
- Nerva, est-ce que tu es là ?
La présence de son père de l'autre côté de la porte doucha aussitôt ses envies. Il n'avait pas vraiment parlé avec lui depuis leur discussion houleuse dans l'hôpital de la forteresse. Nerva l'esquivait avec honte et crainte : il ne voulait plus jamais voir tant de colère et de déception dans le regard de son père.
- Tu devrais lui répondre, suggéra Kalam en l'aidant à remettre de l'ordre dans ses vêtements. Vous avez des choses à vous dire.
Nerva acquiesça et rassembla son courage. Il ne pouvait pas fuir éternellement. Son père avait effectué le premier pas, à lui de faire le second.
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Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'Amaris
ФэнтезиDepuis la disparition de Lysange, Aymeric n'a qu'une idée en tête : la retrouver. Cela l'amènera à coopérer avec une vieille connaissance afin d'infiltrer le repaire du dragon rouge et sauver sa compagne. Cependant le temps presse et la fin du monde...