Chapitre 25 : Dans le gouffre

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Aymeric cessa d'affûter son épée, tétanisé. Alaman se pétrifia. Seul le bruit assourdissant des gouttes de pluie contre la toile huilée de la tente troublait le silence. Le rouquin s'assit sur son couchage en clignant frénétiquement des yeux. Il se toucha les joues et lâcha tout bas :
- Finalement elle n'est pas malade, c'est bien...
Zacharie et Aymeric échangèrent un regard qui en disait long. Enfin, dans un élan de panique, Alaman bondit sur ses deux pieds avec la vivacité d'un serpent et attrapa Zacharie par les épaules.
- Enceinte ?! Comment ça, enceinte ?! De moi ?!
- Je suppose, répondit prudemment leur ami médecin. Elle ne fréquentait pas un autre homme durant notre mission sur ces îles.
Le rouquin se prit la tête entre les mains.
- Mais ce n'est pas possible ! Elle prend des petites pilules contraceptives pour éviter ce genre d'accident !
- Ce n'est pas complètement fiable tu sais, argumenta Zacharie. Il reste beaucoup de progrès à faire de ce côté-là et...
- Je ne peux pas être père !
- C'est malheureusement ce qui est en train de se produire, dit Aymeric d'un ton qui se voulait rassurant.
Alaman se laissa de nouveau tomber sur son lit, une main sur le cœur. Il était pâle comme la mort et respirait avec précipitation. Zacharie lui frotta le dos en lui conseillant de prendre de grandes inspirations pour éviter la crise de panique. Le futur papa obéit avec toutes les difficultés du monde puis gémit.
- Qu'est-ce que je vais faire ? C'est un cauchemar !
- Tu devrais aller voir Lisbeth, lui conseilla Aymeric.
- Sûrement pas ! Je comprends pourquoi elle était distante et pourquoi elle refusait que tu l'auscultes ! Elle savait déjà et elle m'en veut, c'est sûr ! Je suis vraiment un idiot ! Lui faire un enfant par les temps qui courent, sur ces îles abominables ! Je suis le pire des compagnons !
Il paniquait derechef, le corps parcourut de tremblements.
- Si tu veux mon avis, Lisbeth culpabilise bien plus que toi.
- Pourquoi ça ? La faute vient de moi ! Contrairement à elle je ne prends aucun contraceptif et on sait tous comment fonctionne la procréation ! Si je m'étais abstenu au lieu de me comporter comme un animal, elle ne me détesterait pas !
- Elle ne te déteste pas, lui assura Zacharie. Elle avait l'air très perdue, elle ne voulait pas que je te le dise. Je crois qu'elle a peur que tu la quittes à cause de sa grossesse.
Alaman écarquilla les yeux, stupéfait.
- Quel homme sain d'esprit abandonnerait sa femme au moment où elle a le plus besoin de lui ? Elle ne s'est pas mise enceinte toute seule, c'est une épreuve à affronter à deux !
- Alors qu'est-ce que tu fabriques encore ici ? lança Aymeric. File la rejoindre, elle a besoin d'être rassurée.
Alaman se redressa avec une détermination nouvelle et fila sans perdre une seconde. Zacharie déclara avec un sourire :
- Si ça continue à ce rythme, nous serons envahis pour votre progéniture dans moins de dix ans. Il y aura des bébés dans tous les sens !
Aymeric lui envoya sa pierre à affûter dans le bras et dit :
- Tu serais trop heureux d'avoir pleins de petits bambins qui se presseraient autour de toi en t'appelant tonton Zach' comme Omphale le fait déjà !
Le jeune homme à la peau sombre éclata de rire, bientôt suivi par le demi-dieu. La nouvelle, même s'ils tâchèrent de ne pas l'ébruiter, finit par se répandre dans le campement. Chaque membre du groupe alla féliciter la princesse pour son futur enfant. Aymeric s'abstint car, d'après Lysange, elle vivait très mal sa grossesse. Brazidas et Alaman essayaient de l'égayer, sans succès.
Elle craqua à la fin de la tempête, lorsque Venerika lui ordonna de rester au campement et de ne plus se joindre aux recherches.
- Et pourquoi ça ? tonna Lisbeth au milieu du camp.
- Tu es enceinte. Si tu mourais ton bébé ne se réincarnerait pas. Pour son bien-être tu dois demeurer dans le campement et te reposer.
La princesse serra les poings.
- Je suis chevalière ! Mon père nous a confié une mission et dans nous, il y a moi !
Venerika posa une main apaisante sur son épaule.
- Les chevaliers dragons protègent toutes les vies d'Amaris. Celles qui sont déjà bien éveillées comme celles qui restent à venir. Songe à ton enfant et à ta santé Lisbeth, ne fais rien d'inconsidéré.
La future mère regagna sa tente d'un pas furieux, talonnée par un Alaman catastrophé.
- Mon pauvre Al' va avoir du pain sur la planche, constata Venerika avec un sourire crispé. J'espère que tout va bien se passer pour ces deux-là...
Aymeric s'inquiétait plutôt l'avancée de leurs recherches. Avec la fin de la tempête, ils reprirent leur fouille des îles. L'absence du couple royal commença à soulever des interrogations. Après une énième journée infructueuse, Thaviel suggéra :
- Et s'ils avaient quitté les îles depuis longtemps ? Et s'ils étaient venus ici un temps pour brouiller les pistes avant de repartir sur le continent en cachette pour un endroit plus sûr ?
Cette éventualité souffla un vent de doutes sur le groupe. Les plus découragés exigèrent bientôt qu'une enquête soit menée du côté du continent pour confirmer cette hypothèse. Gédéon expliqua qu'ils ne pouvaient pas quitter les îles inconnues sans les enfants et les dragons mais les protestations enflèrent.
Ils arrivaient tous au bout du rouleau. La fatigue, la tension, l'inconfort et les dangers permanents mettaient les nerfs à vif. Alors qu'une dispute se profilait à l'horizon et que le ton montait, Ourania se redressa et cria :
- Assez ! Nous pourrions envoyer quelqu'un enquêter sur Kardigrad !
Toute intention belliqueuse mourut grâce à l'intervention de la dragonne. Elle poursuivit sans se démonter :
- Si Han Tian et Jiao Fang ont fait demi-tour, ils sont forcément repassés par Kardigrad. C'est là-bas que se trouve le seul port qui fait la navette entre les îles et le continent ! Si des étrangers sont venus, quelqu'un les aura forcément vu.
- Sauf s'ils sont montés clandestinement dans un navire au beau milieu de la nuit, contra Thaviel. Nous savons à présent qu'ils sont pleins de ressources.
Ourania le foudroya du regard et le pauvre homme se tassa sur lui-même. Pourtant Aymeric jugeait sa remarque terriblement pertinente. Le couple royal pouvait très bien leur jouer un sale coup comme celui-là, ils ne manquaient pas d'imagination pour ça. Après un long débat souvent animé par des hurlement plutôt que par des paroles raisonnées, ils décidèrent d'envoyer Ourania et Lysange enquêter à Kardigrad.
- Nous poursuivrons les recherches pendant ce temps, conclut Gédéon.
Savoir sa compagne en sécurité quelques temps sur l'île minière mit du baume au cœur à Aymeric. Elle décolla le lendemain, après un baiser d'au revoir que certains membres de l'expédition sifflèrent avec amusement.
Elles revinrent cinq jours plus tard, porteuses de nouvelles rassurantes.
- Personne n'est venu sur Kardigrad depuis notre dernier passage, pas même un bateau avec des vivres. Ils ne reviendront qu'à la belle saison, quand la mer sera plus calme pour naviguer. Le prince et sa femme sont donc toujours sur les îles inconnues, expliqua Ourania.
Leurs efforts n'étaient pas vains ! Ils ne tournaient pas en rond depuis le début, à la recherche de rien ! Leur moral remonta en flèche et ils mirent de l'ardeur dans leurs recherches. Sauf que les échecs s'accumulèrent, mois après mois.
Ils échafaudèrent toutes sortes de stratégies pour tirer le prince et sa suite hors de leur cachette, sans succès. Ils finirent par arriver à court d'astuces et se réunir autour du brasero le matin d'un jour sans pluie. Le printemps touchait déjà à sa fin et personne ne l'avait vu filer : les saisons ne semblaient pas exister sur ces morceaux de roches maudites.
- Nous devons aborder le problème sous un autre angle sinon nous seront encore là dans vingt ans ! s'énerva Alaman face à la carte des îles.
Il s'investissait dans les recherches bien plus que les autres. Il s'inquiétait que Lisbeth puisse accoucher sur ces terres hostiles, ça ne faisait aucun doute. Il se comportait avec elle comme si elle était sa reine, sa lumière, sa raison de vivre. Aymeric ne l'avait jamais vu si dévoué, surtout à une femme.
Au début la princesse d'Alembras lui hurlait dessus mais les petites attentions du rouquin avaient fini par la toucher et l'adoucir. Aymeric admettait qu'Alaman ne lésinait pas sur les détails pour combler les besoins de sa chère et tendre. Et, contre toute attente, Lisbeth n'abusa pas de sa gentillesse. Elle avait l'air comblé et se reposait sans rechigner. On aurait dit une autre Lisbeth, une version moins agressive.
- Nous sommes aussi démunis que toi face à la situation Alaman, intervint Gédéon. Quelque chose nous échappe. Il y a forcément un lieu que nous n'avons pas fouillé en profondeur !
Ils se penchèrent tous sur la carte dont la précision s'était considérablement améliorée depuis leur arrivée. Elle fourmillait de détails et délimitait les zones à risque avec plus de précision.
- Nous avons déjà ratissé toutes les îles trois fois chacune ! Je ne recommence pas une quatrième ! se plaignit Brazidas.
- Pourtant ils sont forcément là, quelque part ! Dans un endroit que nous avons peut-être sous les yeux depuis le début ! raisonna Mirzal.
- Un endroit évident mais que nous ne soupçonnons pas, poursuivit Hermas en parcourant la carte du bout des doigts.
Ils laissèrent le chevalier dragon, voyageur aguerri et grand adepte de la survie en milieu hostile, délimiter certaines zones. Il termina par la gigantesque faille de la région des crevasses.
- Là-dedans ? s'étonna Thaviel. C'est terriblement profond et il y a des chauves-souris le long des parois ! Comment est-ce qu'ils ont fait pour descendre ?
- Il doit y avoir un chemin dans la roche...Pour moi c'est la cachette idéale, affirma Hermas. Inaccessible en apparence, parfaite pour un couple royal qui cherche à se terrer. Nous devons commencer par là. Trouvons le passage, descendons, explorons le fond de cette maudite faille. Il y a de grandes chances pour qu'ils se terrent là, c'est une de nos dernières options.
Sa confiance en son jugement les encouragea à se rendre vers la faille dès le lendemain. Les tigres à dent de sabre, tapis dans l'ombre, grognèrent à leur passage sans les attaquer. Les soldats d'Alembras se faufilèrent entre les crevasses avec prudence jusqu'à la plaie titanesque qui déchirait la roche.
Ils dénichèrent un chemin potentiel dans la roche après une longue semaine d'examen des parois abruptes. Par chemin, ils entendaient des prises assez faciles pour ne pas tomber droit vers le néant. Aymeric se proposa pour passer en tête et se ceintura la taille à l'aide de la plus longue corde que l'expédition possédait. Il la remit entre les mains de ses compagnons, conscient qu'il leur confiait sa vie. Elle ne serait certainement pas assez longue pour se dérouler jusqu'en bas mais peu lui importait : il serait plus sécurisé avec que sans et Lysange refusait qu'il descende sans elle.
Il posa le pied sur un petit rebord qui descendait tranquillement vers les ténèbres. Il avança en prenant son temps, la respiration calme. La lumière au-dessus de sa tête s'éloigna de plus en plus, tout comme le visage de ses compagnons. Finalement le rebord finissait par s'élargir et devenir assez large pour qu'il avance de face sans que ses pieds effleurent le vide. Alors que l'obscurité le cernait de plus en plus, il tira une torche de son sac et l'alluma.
Le chemin se prolongeait vers les ténèbres, jusqu'à un promontoire qui surplombait le fond de la fosse. Aymeric se pencha et ne vit rien d'autres qu'un noir d'encre angoissant. Dans son dos la corde tirait, signe qu'il ne restait plus de longueur. Le pan de roche sur lequel il marchait était bien assez grands pour accueillir dix personnes. Il rebroussa chemin et rapporta ses découvertes à ses compagnons.
Les plus aguerris en escalade lui emboîtèrent le pas jusqu'au promontoire et Gébald fit une découverte intéressante grâce à ses pouvoirs de dragon de terre : des barres métalliques, plantées tantôt à gauche, tantôt à droite, à des intervalles réguliers. Des prises aménagées par la main de l'homme ! Il s'agissait de leur premier indice concret du passage du prince et de sa suite depuis des mois !
Aymeric s'élança derrière Gébald et Sandor, qui affirmaient que le sol se situait encore à une centaine de mètres. Les barres facilitèrent leur descente et les menèrent jusqu'au fond de la faille, noire et étouffante de moiteur. Gébald alluma une torche comme Aymeric avait laissé la sienne à ses amis sur le plateau.
Le faible halo orangé dévoila le sol pierreux et poussiéreux mais surtout un large tronc blanc et lisse, dépourvu d'aspérités, qui montait vers le haut en courbe douce. Aymeric passa la main dessus et frissonna. Cette texture...On aurait dit de l'os ! Gébald et Sandor firent la même constatation.
- Mince, qu'est-ce que c'est que ce truc ? C'était bien plus grand qu'un dragon de son vivant ! s'exclama Gébald.
Sa voix résonna longuement dans l'espace vide. Leur aîné plaqua une main sur sa bouche et chuchota :
- Évite de faire du bruit. Si le couple royal et leur petite cour sont terrés ici, ils prendront la fuite en nous entendant. Tu as envie de leur courir après encore une fois ?
Gébald nia à grands renforts de mouvements de la tête. Son ancien mentor lui chuchota :
- Si tu veux te rendre utile alors dis à Zacharie qu'il peut descendre jusqu'à nous. Je vais dire à Gordon qu'il peut venir sur le promontoire avec le reste du groupe.
Ils se murèrent dans le silence, le temps qu'ils échangent leurs informations avec leurs jumeaux. Aymeric leva sa torche pour examiner les ossements. Ce qu'il prenait pour un tronc était en fait une côte. Leurs compagnons touchèrent à leur tour le sol et s'émerveillèrent dans les os blanchis par le temps.
- C'était de sacrément grosses bestioles, commenta Gordon sans élever sa voix grave. Tu penses qu'il s'agissait de dragons ? Ils étaient peut-être plus gros à l'époque, comme le racontent les légendes...
Ils approuvèrent vigoureusement et se détachèrent à regret de l'observation des restes mystérieux pour reprendre leurs investigations une fois tous réunis. Ils marchèrent aussi silencieusement que possible et déambulèrent au milieu des ossements blancs. Aymeric commença à trouver certains détails étranges les concernant.
Alors qu'ils avaient dépassé les côtés depuis longtemps, il en apercevait d'autres ! Il leva la tête et plissa les yeux. Une colonne vertébrale les surplombait. Il haussa un sourcil et examina les os imbriqués en forme de vertèbres géantes à côté de lui. Deux colonnes vertébrales ?
La vérité lui sauta à la figure : il y avait deux créatures, pas une ! Deux squelettes entremêlés, ceux de deux êtres de la même espèce ! La voix pressante d'Hermas le tira de son examen attentif :
- Par ici ! Quelqu'un s'est donné du mal pour effacer une piste mais je crois que j'ai une empreinte de pas !
Le chevalier dragon avait raison : on devinait vaguement les contours d'une botte dans la poussière, recouverts à la va-vite pour les dissimuler.
- Ils se sont vraiment donné du mal, constata Alaman d'un ton amer.
- Ils doivent être dans les parages. Restons sur nos gardes, conseilla Gédéon.
Ils étaient loin du compte. La piste se poursuivait jusqu'à l'autre bout de la faille. Ils marchèrent des heures avant de trouver de nouvelles traces plus concrètes. Des empreintes de pas partaient dans toutes les directions, signe d'une activité intense dans les environs.
- Nous arrivons enfin au niveau des crânes, murmura Zacharie.
Un frisson traversa Aymeric. Il posa la main sur la garde de son épée, les sens en alerte. Le danger arriva de derrière. Il dévia la lance qui s'apprêtait à frapper Zacharie dans la nuque à la dernière seconde. Ses compagnons tirèrent leur épée hors du fourreau alors que des soldats hanganiens se précipitaient vers eux en hurlant.
- Ne les tuez pas ! ordonna Venerika.
Aymeric approuva avec mauvaise humeur. Ces pauvres bougres défendaient la famille royale, c'était tout à leur honneur ! Sauf qu'ils s'attaquaient à ses amis pour mener leur mission à bien, ce qui l'énervait passablement. Il en neutralisa cinq avec facilité, heureux de renouer avec le combat. Il les assomma tous proprement avec la garde de son épée en veillant à ne pas leur fracasser le crâne. Le reste de l'expédition s'en tira aussi bien que lui et ils ne conservèrent qu'un garde éveillé pour lui poser quelques questions.
- Où sont tes maîtres ? demanda Venerika avec autorité.
Ce dernier fit la sourde oreille, les yeux obstinément rivés au sol. La chevalière n'essaya même pas la manière forte et le ligota simplement sans oublier de le bâillonner, avant de l'abandonner au milieu de ces camarades inconscients et privés de leurs armes. Une odeur de feu de bois leur indiqua rapidement où se cachaient la famille royale. Ils avaient élu domicile dans les crânes, bien au sec. La lueur des flammes brillait à travers une orbite vide.
Le groupe approcha sur la pointe des pieds. Descris parvinrent jusqu'à eux, ceux d'un enfant qui pleurait. Un autre lui fitécho, similaire. Aymeric soupira. Les enfants vivaient ! 

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant