Chapitre 15 : Dal'Orphi

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Les deux frères de son adversaire l'attendaient dans la salle réservée aux préparatifs, éberlués. Ils déchargèrent Aymeric de son fardeau tout en le scrutant avec un air mi-choqué, mi-admiratif. Le chevalier attendit qu'ils disparaissent pour soigner leur sœur et poussa un soupir de soulagement. Ses mains, couvertes d'ampoules et d'échardes, lui faisaient un mal de chien. La fille ne Praeslia n'y était pas allée de main morte : il n'avait pas totalement simulé sa détresse. Dès demain, le bras qui avait tenu la lance serait si courbaturé qu'il peinerait à le lever.
Il sursauta presque quand le prêtre de Libraca lui tapota l'épaule.
L'homme au crâne rasé désigna l'arène et Aymeric y retourna en sa compagnie. Il foula le sable sous une cascade de pétales. La reine l'attendait au centre, Lazika debout derrière elle avec une couverture soyeuse entre les mains. La souveraine de Mycalcia fit un discours qu'Aymeric n'écouta que d'une oreille comme il n'en saisissait pas le sens, puis elle invita sa servante à s'avancer d'un geste doux.
Elle déplia cérémonieusement le morceau de tissu, dévoilant une ceinture d'or incrustée de pierreries, identique à celle qui ceignait la taille de la fille de Praeslia. La reine elle-même lui passa la ceinture autour des hanches. Le poids de cet attirail lui arracha une grimace. Il tâcha de la transformer en sourire pour ne pas paraître impoli : la diplomatie avant tout. Les vivats et les jets de fleurs n'en finissaient pas.
Les tribunes se vidèrent lentement et on le guida jusqu'au palais. Il se laissa emporter par la foule qui se pressait autour de ce champion étranger pour avoir une chance de l'observer de près, tout en cherchant ses compagnons du regard. Il les retrouva dans la salle qui avait accueilli des convives lors de leur arrivée.
- Bien joué Aymeric ! le félicita Hydronoé. Je pensais vraiment que tu étais en situation de faiblesse.
- Il ne faut pas se fier aux apparences, fanfaronna Gordon comme si la victoire lui revenait.
- Mon adversaire était trop sûre d'elle, c'est ce qui l'a perdu, expliqua Aymeric. J'admets volontiers que ça n'a pas toujours été simple de la contrer ! Ce n'est pas une fille de Praeslia pour rien.
- La reine m'a expliqué qu'il s'agissait de la meilleure guerrière du royaume, juste après le général des armées, déclara Alaman. Sauf qu'il ne participe jamais aux jeux de l'arène, il déteste ça. Je crois que ce n'est pas un boute-en-train. Apparemment il va nous accompagner jusqu'à l'île du dieu endormi, avec une escorte des meilleurs guerriers de Mycalcia. L'endroit est sans danger mais il paraît que des pirates naviguent dans les alentours et l'attaquent régulièrement. Ils savent qu'elle cache quelque chose de précieux.
- Et pour les dragons ? s'enquit Taha avec intérêt. Tu es parvenu à te renseigner ?
- Tout à fait : ce continent est comme le royaume des dragons : ces derniers et les humains cohabitent en paix, sans se cacher. Il y a des jumeaux par lien de sang, comme nous, sauf le droit de donner naissance à un dragon de cette manière est octroyé uniquement à la noblesse. La reine à un jumeau, actuellement en mission diplomatique dans le royaume voisin. Un fils de Contraïnon, si je ne me trompe pas. Il y a une abondance de dragons enfantés la seconde génération des dieux ici, contrairement à Amaris.
Il poursuivit le résumé de ses découvertes avec un ton aussi passionnée que celui d'Alya lorsqu'elle exposait une nouvelle théorie pour éclaircir les mystères du monde. Les chevaliers dragons l'écoutaient avec intérêt, sauf Zacharie. Le jeune homme, un verre de jus de fruit frais d'où s'échappait des effluves d'alcool fort entre les mains, dévisageait la foule d'un air perdu.
- Qu'est-ce qui t'arrive Zach' ? Tu as l'air déboussolé, intervint Aymeric.
Son ami leva une main foncée face à son visage songeur.
- J'ai une carnation similaire à la leur. Je leur ressemble plus que je ne ressemble aux Hérances et je m'interroge. On m'a toujours dit que mon géniteur était un pillard, un homme sans identité. Et s'il venait d'ici ? Les habitants de Sal'Honta connaissent notre continent depuis longtemps mais nous, nous ignorions tout du leur il y a quelques mois de cela. S'ils avaient essayé d'établir un contact avec nous en envoyant des émissaires ? Si ces derniers, confondus avec des pillards et égarés sur une terre hostile, avaient été tués par les peuplades du désert ? J'ai peut-être des origines ici mais je ne suis sûr de rien...Je devrais demander à la reine par l'intermédiaire d'Alaman mais elle a plus urgent à gérer que les questions existentielles d'un étranger...
- On dirait que toute cette histoire te tient à cœur...
- Je veux découvrir si mes parents se sont vraiment aimés, même brièvement, ou si je suis bel et bien issu d'un viol comme on aimait me le faire croire durant mon enfance.
Aymeric serra les dents à ces mots. Il l'oubliait souvent à cause de son regard doux et son calme permanent mais la jeunesse de Zacharie avait été marquée par la souffrance et l'humiliation. Il était légitime que cette incertitude le taraude. Aymeric lui pressa l'épaule.
- Profite de notre présence ici et de la générosité de nos hôtes pour enquêter.
- Même si cela me distrait de notre mission ?
- Nous sommes arrivés au but. Une fois l'œuf en notre possession, nous regagnerons Amaris. Le trajet jusqu'à l'île ne dépendra pas de nous : les hommes de la reine nous guiderons. Tu peux en profiter pour te relâcher un peu.
- Merci Aymeric. C'est peut-être ma seule chance...
Le demi-dieu avisa la reine en grande conversation avec l'ancienne championne de l'arène. Celle-ci fulminait et désigna d'ailleurs Aymeric d'un geste plein de rage, plongée dans une colère sombre. Le visage de sa souveraine n'exprimait qu'une neutralité impénétrable. Elle prononça une ultime phrase qui coupa le sifflet de la fille de Praeslia et cette dernière s'éloigna à grandes enjambées furieuses. Son regard glacé croisa celui d'Aymeric, foudroyant, avant qu'elle disparaisse loin des festivités pour ruminer sa mauvaise humeur dans la solitude.
Des instruments résonnèrent dans un coin de la pièce et détournèrent l'attention du chevalier dragon de la mauvaise perdante. Des danseuses en tenues légères se mirent à danser, pour le bonheur des convives. Aymeric grignota quelques boulettes de poisson qu'une servante avec un plateau déposa dans sa main. Les épices lui incendièrent la bouche et il attrapa des tranches de fruits déposées sur une table ronde pour apaiser le feu sur sa langue.
Malgré l'ambiance festive, il peinait à se mêler à la foule, contrairement à ses compagnons. Il s'exila sur le balcon et porta son regard sur le ciel étoilé. Sa famille lui manquait, surtout dans ce pays étranger où il n'avait aucun repère. Il prit un bol d'air tiède chargé en iode jusqu'à la fin de la petite fête, heureux dans sa solitude.
Des invités dormaient contre les tables à son retour, encore assis sur les coussins moelleux. Les danseuses avaient disparu, la reine et sa suivante aussi. La plupart de ses amis n'arpentaient plus la pièce, sans doute dans leur chambre depuis longtemps.
Lui aussi était fourbu, épuisé par leur arrivée, la découverte d'une nouvelle culture et son combat dans l'arène. Il regagna sa chambre, se dévêtit et se lava sommairement avant de se glisser sous les draps d'une douceur inégalable. Il s'endormit en songeant à Lysange et Omphale. Il rêva ensuite mais pas d'elles : de Willow. Son fils dormait sur une vieille couverture à même le sol. Le mobilier qui composait sa chambre exiguë criait la pauvreté, tout comme son allure souffreteuse. Des bleus marquaient ses bras nus. Il reniflait, triste et esseulé. Puis il se redressa d'une impulsion subite et ses yeux rouges comme des braises se plantèrent dans ceux d'Aymeric, spectateur impuissant :
- Tu m'as abandonné !
Sa voix, trop dure et trop mature pour être celle d'un enfant, transperça le cœur d'Aymeric. Du sang ruissela sur le menton de Willow et se répandit sur ses vêtements. Il répétait inlassablement, sans bouger ses lèvres ensanglantées, d'un rouge malsain :
- Abandonné...Abandonné...Abandonné...
Il s'écroula dans son propre sang, petit cadavre vidé de vie. Aymeric se réveilla dans un sursaut, un cri au bord des lèvres et l'estomac noué. Il repoussa ses couvertures empoissées de sueur, suffoquant. L'aube se levait à l'horizon. Il ne replongea pas dans le sommeil et attendit l'éveil de la montagne en étirant son corps courbaturé par son combat de la veille et sa nuit agitée. Il tentait souvent de ne pas laisser ses pensées dériver vers Willow.
Son fils lui manquait malgré tout, alors qu'il ne l'avait jamais rencontré. Il l'imaginait souvent aux côtés de sa sœur, un sourire malicieux sur le visage. Lysange ressentait cette absence bien plus fortement que lui, il en était convaincu. Son envie de regagner Amaris le saisit plus fort. Il inspira et expira à plusieurs reprises en se concentrant sur sa mission. La survie de leur monde primait sur tout, même sur son bonheur personnel.
Il était habillé quand on vint le chercher. Ses compagnons, moins réveillés que lui, cheminèrent en baillant jusqu'aux appartements de la reine. La souveraine, vêtue d'un pantalon blanc ample et d'un haut léger qui ne cachait que sa poitrine, semblait prête à partir en voyage. Le chevalier dragon s'étonna qu'elle les accompagne. Les gardiens de l'œuf refuseraient peut-être de leur remettre leur précieux trésor si la reine ne les escortait pas pour donner sa permission de vive voix.
Elle donna des instructions à trois hommes qui possédaient des traits similaires aux siens, sûrement des membres de sa famille qui régnerait durant son absence. Lazika, dans une tenue de voyage similaire, se tenait à ses côtés avec un port de tête aussi altier que celui de sa souveraine.
Après une rapide collation à base de fruits et de lait de chèvre, leur petite assemblée se rendit au port qui grouillait de vie malgré l'heure matinale.
Leur navire mouillait à son emplacement de la veille, les voiles levées et étrangement silencieux. Les marins devaient profiter autant que possible de la terre ferme ou dormir encore dans les tréfonds du géant de bois flottant. La reine les guida vers six bâtiments plus petits, plus effilés et moins complexes à manier. Chaque bateau accueillait sans mal dix personnes, malgré une certaine proximité. Aymeric se concerta avec ses compagnons et partagea son embarcation avec Hydronoé, Alya, Firenza, Byron, Gordon, Sandor et trois marins de Mycalcia. Ils avaient moins de place que sur leur imposant navire et ses multiples ponts mais le voyage durerait moins longtemps, cinq jours d'après Alaman.
Durant leur navigation, le demi-dieu dessina dans les pages de son carnet, écrivit ses observations sur Sal'Honta et discuta avec ses compagnons pour passer le temps. Du moins avec ceux qui lui accordaient un peu de leur précieux temps, à savoir Gordon et Sandor. Les quatre autres vivaient dans un monde à part, composé de passion et de romantisme. Aymemric les jalousait presque. Un soir, accoudé à la rambarde du navire en compagnie de son ancien mentor et du jumeau de ce dernier, il observait Alya rire aux blagues d'Hydronoé.
- J'ai hâte de revoir ma femme, soupira Sandor.
- Et moi la mienne, renchérit Aymeric.
- Bande de pleurnicheuses, se moqua Gordon. Je suis sûr qu'elles se plaignent moins que vous.
- Tu peux parler, tu as eu Vénérika à tes côtés durant ce long voyage ! s'offusqua le dragon de terre.
- Nous sommes amis, prétendit Gordon en détournant le regard.
- Amis de lit, souffla son frère à Aymeric.
Le jeune homme pinça les lèvres pour ne pas éclater de rire. Il le pressentait depuis des années et la vérité éclatait enfin : Vénérika et Gordon se fréquentaient intimement. Ils étaient si discrets qu'il n'avait rien remarqué en dehors de leurs regards tendres et de leurs contacts furtifs. Il était heureux pour son ancien maître, à tel point qu'il en oublia sa propre lassitude.
Le matin du cinquième jour, Dal'Orphi, ou l'île du paradis, se dévoila à eux. La montagne imposante en son centre se détachait en vert du bleu du ciel à cause de ses versants couverts d'une végétation émeraude. Une plage de sable gris se profila à l'horizon en fin d'après-midi. Aymeric distingua des tâches marron clair qui s'avérèrent être de nombreuses petites embarcations de bois tirées loin des vagues. Il en dénombra bien plus de cent. Les marins s'agitèrent et il s'en étonna. Ces hommes, toujours d'un grand calme, n'avait jamais manifesté la moindre peur depuis leur départ de Cangara. Quelque chose clochait.
- Nous ne sommes pas les premiers à accoster sur cette île aujourd'hui, dit-il sombrement.
Les cinq bateaux se regroupèrent, si proches que les coques se frôlaient presque. Ils demeurèrent silencieux face à l'île d'où ne s'élevait pas le moindre son indiquant une activité humaine.
- Des pirates ? demanda Aymeric.
- Probablement, souffla Byron.
Ils portèrent tous une main à leur épée. Les coques touchèrent le fond sablonneux, les déstabilisant légèrement. Ils bondirent hors de l'embarcation et l'eau leur atteignit les cuisses. Ils aidèrent à tirer les embarcations sur la place sans tourner le dos à la montagne une seule seconde. Les bateaux sécurisés, ils imitèrent les soldats de Mycalcia et se déployèrent en demi-cercle autour de la reine et des marins peu assurés, leur lame hors du fourreau.
Rien ne troublait les oiseaux qu'ils entendaient crier dans la forêt face à eux. Aymeric perçut le son lointain d'une cascade par-dessus le fracas bruyants des vagues qui s'échouaient sur le rivage. Il avisa fugacement son éclat argenté entre les arbres qui drapaient les pentes de la montagne.
- Où est le temple ? demanda Vénérika.
Alaman transmit sa question à la reine qui pointa le sommet de la montagne.
- Il est au milieu de Kor'Walvon, le lac central. La véritable entrée se trouve cependant plus bas, il n'y a que la famille royale et les prêtres du temple qui la connaissent.
- Donc si des ennemis tentent d'envahir le temple, ils vont grimper, raisonna la chevalière. J'ignore depuis combien de temps ils sont là mais nous avons peut-être une chance d'arriver avant eux si nous nous mettons en route sur le champ.
La reine dit par l'intermédiaire du chevalier tatoué :
- Ce n'est pas normal. Des soldats sont postés le long des plages jour et nuit, il n'y a aucune trace d'eux.
- Ils ont peut-être affronté les pirates plus haut, déclara Taha. Regardez, il y a des tâches de sang sur un rocher là-bas.
La fille de Libraca avait raison. Des traces sanglantes tâchaient aussi le sol en bordure de la forêt, là où le vent et les vagues ne pouvaient pas les emporter. Ils progressèrent à pas prudents, en suivant les indications de la reine. Les deux premiers cadavres apparurent entre deux arbres. Brazidas buta contre l'un d'eux et recula avec une grimace. Un soldat, dans un uniforme léger vert feuille, gisait à côté d'un homme aux habits plus criards et aux multiples cicatrices sur le visage. Ils s'étaient embrochés à l'aide de leurs armes en plein ventre. Byron et un autre explorateur les examinèrent avec un air connaisseur.
- Ils sont morts depuis ce matin, voir même depuis l'aube, diagnostiquèrent-ils après un temps de réflexion.
- Hâtons-nous, ordonna Vénérika.
Ils suivirent une piste tracée dans la végétation dense et croisèrent de plus en plus de cadavres. Ils vérifièrent si certains ne respiraient pas encore mais ne découvrirent aucun survivant, d'un camp comme de l'autre. Ils dévièrent vers une partie plus sauvage de la montagne après une heure de marche en montée.
Des insectes grouillaient dans tous les sens et des bruits inconnus résonnaient autour de leur groupe compact que la marche laborieuse éreintait doucement. Ils progressaient aussi silencieusement que possible parmi les fougères qui atteignaient parfois le ventre et les lianes qui pendaient des arbres. Peu à peu, le son grondant d'une cascade remplaça le bruit de leur pas. L'air s'alourdit alors qu'ils approchaient de la chute d'eau, chargé en humidité.
La reine prit les devants, escortée de Vénérika, d'Aerine et de sa servante. Elle longea la paroi de pierre contre laquelle coulaient des filets d'eau et disparut derrière le rideau aqueux. Aymeric et ses compagnons l'imitèrent en se plaquant autant que possible contre la roche pour que le poids de la cascade ne s'abatte pas sur leur dos. Le demi-dieu fut trempé des pieds à la tête en quelques secondes tandis que le fracas de la cascade l'assourdissait.
Il rampa le long de la paroi visqueuse en veillant à ne pas glisser et déboucha dans une large caverne qui pouvait aisément accueillir une centaine de personnes. De la mousse et des champignons à l'odeur désagréable poussaient ici et là. La reine se tenait au pied de ce qui ressemblait à un cul de sac, du moins à première vue. Aymeric distingua des rainures dans la roche, ainsi que des aspérités qui se détachaient de la paroi. Des formes d'étoiles, de ronds et de carrés émergeaient ici et là à hauteur d'un humain.
- Regarde Lisbeth, un mécanisme caché, se moqua Alaman. Tu devrais apprécier !
La princesse grimaça puis glissa quelques mots à l'oreille du rouquin. Il rougit puis éclata de rire, s'attirant les foudres de toute l'expédition. Il leva les yeux au ciel en gonflant les joues tandis qu'Aymeric secouait la tête avec exaspération.
La souveraine de Mycalcia se détourna de ce petit spectacle et enfonça diverses protubérances rocheuses dans un ordre précis et sans l'ombre d'une hésitation. Un tremblement ébranla la caverne lorsque le mécanisme s'activa. Un pan du mur pivota, dévoilant un escalier plongé dans les ténèbres. Firenza et Brazidas créèrent des globes de feu dans leurs paumes et la reine passa en tête, déterminée. 

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant