Leur progression dura un temps infini. Les jambes d'Aymeric le lançaient, ses compagnons haletaient. Ils ne s'accordèrent pas de pause, ne se plaignirent pas. Ils gravirent les marches en endurant l'effort, accompagnés par les ombres qui se déplaçaient sur les murs selon les déplacements des boules enflammées de Firenza et Brazidas.
Alors qu'il se demandait combien de marches les séparaient encore de la surface, le demi-dieu ressentit un picotement le long de sa colonne vertébrale : les ennuis arrivaient. Il serra les doigts sur la garde de son épée alors qu'une chaleur fulgurante embrasait ses membres épuisés.
Des cris lointains résonnèrent bientôt, bien qu'aucune lumière ne signalait la fin des escaliers. Pour cause : la reine s'arrêta face à un nouveau mur couvert de symboles et de formes en relief. Des bruits sourds et des hurlements étranglés annonçaient qu'une bataille faisait rage de l'autre côté.
Ils se placèrent tant bien que mal autour de la dirigeante de Mycalcia à cause de l'étroitesse de l'escalier. Elle actionna le mécanisme de la porte et les chevaliers dragons la poussèrent sans rudesse à l'arrière des rangs pour s'élancer au-devant du danger.
La scène qui se dévoila à Aymeric lui donna presque la nausée alors qu'il n'était pas sensible à la vue du sang. Le couloir, originellement blanc comme en témoignait le plafond de pierre lisse relativement épargné, se couvrait de rouge sur toute sa longueur. Une odeur répugnante flottait dans l'air, métallique et lourde, presque étouffante.
Les bottes du demi-dieu pataugèrent dans les flaques écarlates et le liquide épais lui renvoya l'image troublée de son visage décomposé. A bien y réfléchir, c'est la première fois qu'il découvrait un tel massacre. Leur combat contre les démons du désert dans les branches de l'arbre originel l'avait moins marqué que les corps sans vie disséminés au milieu de cette rivière sanglante. Des membres séparés de leur propriétaire gisaient parmi les morceaux de chair et les éclats d'os, un carnage indescriptible qui témoignait de la sauvagerie des affrontements.
Un homme fonça sur Aymeric avec un cri fou. Le demi-dieu para le coup de lance avec son épée et repoussa son adversaire. Il portait une tenue dorée semblable à celle du prêtre de Libraca et tremblait de la tête aux pieds. Il ressemblait plutôt à un protecteur du dieu endormi qu'à un pirate avide de richesses.
Aymeric baissa son arme et leva une main en signe d'apaisement. L'homme à la peau sombre avisa les soldats de Mycalcia derrière lui et soupira de soulagement, les larmes aux yeux. Il paraissait jeune, à peine sortit de l'adolescence. Aymeric n'eut pas le loisir de prolonger ses observations. Un homme bondit derrière le jeune prêtre en brandissant un sabre et le chevalier dragon projeta sa lame d'un geste fluide. Elle fila dans l'air, droite comme une flèche, et se planta dans le cœur du pirate avec tant de force qu'elle ressortit de l'autre côté. L'homme s'écroula, mort sur le coup.
- Où est le dieu endormi ? s'enquit Taha en se détournant du corps encore agité de spasmes nerveux.
- La reine nous ordonne de la suivre, répondit Alaman après quelques mots échangés avec cette dernière.
Ils se mirent à courir malgré le sol rendu glissant par le sang. Ils éliminèrent méthodiquement les pirates qu'ils croisèrent. Contrairement à l'image qu'en avait Aymeric, ils étaient vêtus avec une certaine élégance, s'avéraient bons combattants et comptaient même des femmes dans leurs rangs. Ils se défendaient férocement et leur esprit d'entraide ralentit Aymeric et ses compagnons plus d'une fois car ils formaient des murs humains dans les couloirs pour les empêcher de progresser. Les chevaliers dragons se frayèrent malgré tout un chemin en semant des cadavres derrière eux.
Les affrontements s'intensifièrent dans une salle plus large que les autres, aux murs gravés de scènes mythologiques si détaillées qu'Aymeric s'attendait presque à ce qu'elles s'animent. Leur beauté était rehaussée par des pierres précieuses ou de l'or, placés dans les yeux des dragons ou la courbe des ailes.
Un groupe de prêtres défendaient férocement deux grandes portes qui détonnaient par leur sobriété. Leurs lances maintenaient une trentaine de pirates à distance et les chevaliers se jetèrent dans la bataille avant qu'un autre corps aux vêtements dorés ne touche terre, la vie arrachée par une poignée d'êtres cupides. Les pirates se défendirent corps et âme mais ils perdirent du terrain et des Hommes. Une poignée de survivants se retrouva plaquée contre un des murs, incapables de combattre.
La reine sortit des rangs et leur demanda sans doute de se rendre car ils lâchèrent leurs armes et tombèrent à genoux, les mains derrière la tête. Les prêtres se précipitèrent sur eux et, à la grande surprise d'Aymeric, les achevèrent en plongeant leur lance en travers des gorges ou des poitrines des survivants. Stupéfait, il fixa les pirates rendre leur dernier souffle de vie sans une chance de se défendre ou le moindre procès.
Le regard d'un homme, couleur ocre, s'accrocha à lui. Le désespoir qui l'habitait créa un nœud dans la gorge du demi-dieu. L'agonisant tenait la main d'une femme, déjà morte, entre ses doigts animés d'un dernier soupçon de vie tenace. Le ventre de cette dernière était rebondi et Aymeric se détourna des cadavres auréolés de sang encore chaud, glacé. Ils cherchaient un trésor et ils récoltaient la mort...
Les prêtres se réunirent autour de la souveraine de Mycalcia, soulagés. Ils lui exposèrent longuement les faits en parlant à tour de rôle, dans le calme et sans hausser le ton. Aymeric, à cran après cette confrontation qui lui laissait un arrière-goût amer, effectuait les cent pas. Ses compagnons, murés dans le silence, patientaient tant bien que mal. Après une longue concertation avec les gardiens du temple, la reine donna un ordre qui claqua comme un coup de fouet et les prêtres ouvrirent les portes.
La mâchoire d'Aymeric se décrocha presque face à ce que la grande salle derrière dévoila et il en oublia un instant l'horreur sanguinolente autour de lui. Une montagne de richesses juchait le sol en pierre brute à perte de vue. Des pièces d'or, des coupes, des joyaux, des bijoux...Assez de richesses s'amassaient ici pour nourrir un pays entier durant plusieurs années ! Au milieu de cet océan de trésors, un escalier menait à un autel encadré de deux braseros qui brûlaient intensément. Sur l'autel se dressait un œuf, gigantesque et doré.
- Le dieu endormi, souffla Aymeric.
Il n'admira pas longtemps le futur sauveur d'Alembras car les prêtres s'activèrent. Ils sortirent du trésor une boîte en bois laqué couverte de dorures délicates représentant des dragons en vol. Des anneaux métalliques perçaient deux côtés de la boîte et ils passèrent des bâtons sculptés à l'intérieur pour soulever la boîte jusqu'à l'œuf.
Ils entourèrent soigneusement la coquille d'un drap doré et piqué de perles puis déposèrent leur précieux fardeau dans le grand coffre avant de le refermer avec mille précautions. Ils le portèrent hors de la salle aux trésors, le visage grave. La reine donna une série d'instructions que les prêtres se hâtèrent d'exécuter. Elle glissa quelques mots à Alaman qui traduisit :
- Le dieu endormi va être chargé sur un des bateaux. Ils nous le remettront directement sur notre navire dès que nous serons de retour à Cangara.
- Donc le dieu endormi est un œuf de dragon ? s'étonna Gébald.
- Ça me paraît logique, intervint Taha. Il a besoin d'un jumeau pour éclore, pour se réveiller. Un jumeau humain avec lequel il sauvera le monde.
- Grâce à leur sacrifice, ce qui n'a rien de réjouissant, glissa Brazidas.
- N'importe quel humain fera l'affaire ? questionna Vénérika.
- Non, soupira Kardia. L'étude des tablettes révèlent qu'il n'y a qu'un seul être susceptible de réveiller le dieu endormi et elles ne donnent aucun indice sur son identité.
- Alors nous allons devoir tester tous les habitants du continent ? s'enquit Lisbeth en anticipant la charge de travail colossale qui les attendait.
- Ne nous préoccupons pas de ça pour le moment, les interrompit Gordon. Regagnons les embarcations, la reine et ses prêtres vont s'impatienter.
Ils rebroussèrent chemin en tentant d'ignorer les corps étalés au sol. L'odeur du sang les accompagna jusqu'à la sortie, répugnante. Il avait l'impression de toujours la sentir dans la forêt, comme si elle les poursuivait. Aymeric s'interrogea sur la raison de la présence de ses richesses autour de cet œuf de dragon particulier. Après tout c'est ce qui attirait les convoitises des pirates des alentours...L'île du paradis lui laisserait un mauvais souvenir.
Las, il sentit le besoin irrépressible de rentrer chez lui pour serrer sa compagne et sa fille dans ses bras. Il se rassura : le plus dur était fait, il ne leur restait qu'à effectuer le voyage de retour. Arrivé sur la plage au crépuscule, il aida distraitement à remettre les embarcations à flots dès que le dieu endormi fut installé dans celle de la reine. D'un commun accord, ils décidèrent de ne pas passer la nuit à terre, au cas où une seconde attaque de pirates surviendrait durant leur sommeil. Les prêtres reçurent la mission de passer l'île au peigne fin pour débusquer et éliminer d'éventuels survivants, ainsi que de brûler les embarcations des pirates.
Pendant que les trois marins silencieux déployaient les voiles pour mettre le cap sur Cangara, il descendit dans la minuscule cale du bateau qui contenaient les vivres pour le voyage et des hamacs en toile grossière pendus à des crochets. Il se coucha sur le sien, les yeux dans le vague. Hydronoé le rejoignit bientôt, sensible à ses états d'âme.
- Tu as le mal du pays ?
- Le mal de ma famille surtout...J'ai hâte de les retrouver.
- L'exécution des pirates t'a troublé, comprit son jumeau.
- Oui. Je ne comprends qu'ils ne veuillent pas s'encombrer avec des prisonniers mais de là à exécuter une femme enceinte...
Un silence s'installa, uniquement troublé par le clapotis des vagues contre la coque, provoquant le doux roulis du navire.
- Comment ça se passe avec Alya ? demanda Aymeric pour changer de sujet.
Les joues d'Hydronoé rosirent légèrement puis il répondit d'un ton empreint de chaleur :
- Je n'avais jamais connu ça. Elle est...spéciale.
- Vous avez l'air de bien vous entendre.
- Nous formons un bon duo, c'est vrai. Tout est nouveau et déstabilisant mais ça me plaît. J'espère que ça durera longtemps...
- Et elle, qu'est-ce qu'elle en dit ?
Hydronoé éclata d'un rire franc et expliqua :
- Elle nous imagine déjà en ménage et entouré d'enfants ! Pour elle notre futur ne fait aucun doute, c'en est amusant et sa certitude me donne envie d'y croire, de penser qu'il y aura un avenir optimiste à ses côtés malgré les temps difficiles qui nous guettent...ça laisse rêveur, non ?
Aymeric sourit à son frère. Il serait heureux aux côtés d'Alya, il n'en doutait pas une seconde. La traversé jusqu'à Cangara se déroula sans encombre.
Ils ne rencontrèrent pas le moindre bateau pirate et l'océan, calme, s'accorda à la volonté d'Aymeric de regagner Sal'Honta en vitesse. Le vent soufflait dans les voiles et les poussait dans la bonne direction. Le jeune homme passait la majeure partie de son temps à fixer l'horizon, impatient.
Il mourrait aussi d'envie d'examiner l'oeuf du dieu endormi, même s'il se doutait qu'il ne découvrirait rien d'édifiant. Il souhaitait juste admirer un des futurs sauveurs de l'humanité. Qui éveillerait ce dragon ? La question le taraudait secrètement. Il ressentit une vive impatience alors qu'ils accostèrent enfin dans le port de Cangara, en fin de matinée.
Les hommes de la reine chargèrent la précieuse cargaison dans les entrailles du navire de l'expédition d'Alembras, dans la plus grande discrétion. Les curieux rassemblés que le quai pour saluer leur retour désignèrent la caisse avec des murmures. Le soleil brillait haut dans le ciel mais la reine décréta qu'elle tiendrait une soirée de festivités en l'honneur des soldats d'Amaris le soir-même, ce qui repoussait leur départ au lendemain matin.
Coincés par la politesse diplomatique, ils acceptèrent. Aymeric ravala son impatience et tâcha de se détendre. Mais le soir venu, ni la musique, la nourriture ou les danseurs ne parvenaient à le distraire. Il abandonna la soirée tôt pour aller se coucher. Il fit mine de ne pas remarquer Alaman et Lisbeth qui s'embrassaient langoureusement dans le couloir. Allongé dans le grand lit confortable, il ne parvint pas à fermer l'œil. Il tourna et se retourna. Pourquoi le soleil ne se levait pas ? Il patienta jusqu'aux premières lueurs de l'aube et se prépara comme si les démons du désert se préparaient à envahir le palais.
Il gagna le port où les pêcheurs démêlaient leurs filets, l'air encore endormi. Des effluves délicieuses lui parvinrent depuis le marché, celles de la nourriture. Attiré par la perspective d'un déjeuner, il se dirigea dans cette direction. Des femmes grillaient du poisson ou des œufs sur des pierres plates posées au-dessus d'un feu. Il fouilla dans ses poches et se demanda si elles accepteraient sa monnaie. Il envisagea de leur offrir la ceinture gagnée après son combat dans l'arène et qu'il portait à la taille pour ne pas oublier de la rendre à la reine avant son départ. Elle avait une valeur symbolique pour ce peuple, autant ne pas la voler sans le faire exprès. Son désespoir ne passa pas inaperçu aux yeux des marchands.
Une femme compatissante lui offrit une brochette de poisson et une autre des tranches de fruits. Il les remercia en pièces d'argent qu'elles tentèrent de refuser dans un premier temps avant de les accepter avec un sourire radieux. Il grignota avec un soupir d'aise tout en déambulant dans le marché qui s'éveillait doucement. Le soleil lui cognait déjà le crâne lorsqu'il regagna le port. Les marins d'Alembras œuvraient pour remettre le bateau en état de naviguer et Ravik lui adressa un grand salut de la main, auquel il répondit avec entrain. Il avait hâte de reprendre la mer !
Son souhait se réalisa quelques heures plus tard lorsque ses compagnons le rejoignirent, prêts à rentrer. La reine suivait, escortée d'une foule de servants et de servantes qui transportaient des paniers remplis de fleurs. Les habitants s'inclinèrent face à leur souveraine en répétant sans cesse le même mot : Malder'Tan. Le port, bientôt noir de monde, résonna de la clameur de la foule. Ils se turent sur un geste de la reine qui débuta un discours plein de gravité. Personne ne pipait mot, pas même les Amariens. Aymeric aurait donné cher pour savoir ce qu'elle disait avec tant de solennité.
Elle ponctua son intervention par des applaudissements que le peuple reprit avec ferveur. Les servants accompagnèrent cette manifestation de jets de pétales sur les soldats d'Alembras et les marins. La cérémonie de départ s'acheva par un présent de la reine sous la forme d'un collier qu'elle passa autour du cou des Amariens.
Le bijou, une fine chaine d'or au bout de laquelle pendait un dragon noir et son jumeau blanc, en verre, qui semblaient se tourner autour en formant un cercle, était d'une grande précision, un véritable travail d'orfèvre. Lorsqu'elle glissa celui d'Aymeric autour de son cou, il détacha sa ceinture dorée et la lui tendit. Elle sourit et la repoussa contre lui.
- Hayan'Ker, dit-elle dans sa langue.
- Je ne comprends pas, s'excusa Aymeric.
- Hayan'Ker, répondit-elle avec assurance avant de s'éloigner.
Il ne comprenait toujours pas. Il abandonna ses interrogations quant à la traduction de ce terme pour monter sur leur navire suite à un ordre du capitaine. Les habitants les saluèrent en poussant des cris de joie tandis que les voiles se gonflaient et que l'ancre remontait. Le cœur d'Aymeric s'allégea tandis que le navire s'ébranlait, impatient de reprendre la mer. La coque de bois s'élança à l'assaut des vagues et le rivage s'éloigna. Aymeric et ses compagnons répondirent aux saluts de plus en plus lointains des habitants. Aymeric laissa retomber le bras le long de son corps dès qu'ils ne furent plus en vue.
- Quelle aventure, souffla Byron. J'ai l'impression d'avoir fait une parenthèse dans ma vie et de revenir enfin dans mon existence d'avant, comme si je sortais d'un long rêve.
Le demi-dieu partageait son sentiment, bien qu'un lien aussi puissant que celui qu'il partageait avec Hydronoé l'ait empêché de se croire coupé de son ancien univers lors de son séjour à Cangara. Ses pensées voguaient vers sa famille et il camoufla sa hâte de regagner Amaris derrière une question :
- Est-ce que l'œuf est bien attaché ?
- Plus ligoté que notre précieuse cargaison, ça n'existe pas ! lui assura Ravik. Même une tempête ne parviendrait pas à le faire bouger d'un pouce !
Le ciel sembla mettre la parole du marin à l'épreuve. Le ciel se couvrit de nuages noirs dès le lendemain et des trombes d'eau mêlées aux éclairs s'abattirent sur eux avec la tombée de la nuit. Les flots écumants agitèrent le bateau à droite et à gauche avec violence. Le bâtiment de bois s'agitait tel un jouet malmené aux mains d'un enfant capricieux. Le capitaine criait des ordres à ses marins trempés jusqu'aux os.
Hydronoé et Mirzal limitaient les dégâts en apaisant les eaux grâce à leurs pouvoirs mais ils n'avaient aucune emprise sur les vents qu'Aerine domptait avec patience, seule face aux souffles déchaînés qu'elle ne craignait pas le moins du monde. Tout le navire gémissait tandis qu'il se frayait un chemin au milieu de la tourmente sans subir de dégâts grâce aux dragons. La tempête dura trois jours et la nuit durant lesquels l'équipage, à cran malgré l'aide des enfants des dieux, dormi très mal. Aymeric partageait leur angoisse et le roulis perpétuel du bateau le tourmentait au point de lui donner la nausée. Que dire de Sandor et Gébald, tourmentés et cloîtrés dans leur cabine ?
Le calvaire s'acheva aussi vite qu'il avait débuté, bien que le vent sifflait encore fort en soulevant des vagues plus hautes que d'ordinaire. Ils profitèrent de ce moment de répit pour se dégourdir les jambes sur le pont et s'exercer à l'épée. Ils reprirent leur routine maritime quotidienne, qui se troubla deux jours plus tard, alors que le soleil sombrait à l'horizon.
Aymeric conversait en compagnie de Ravik, accoudé au bastingage pour admirer le coucher du soleil, quand Byron arriva en tenant Firenza par la main. Ils se plongèrent dans la contemplation du ciel enflammé, dont les couleurs vives se reflétaient sur les flots miroitants comme si l'océan était en feu, en échangeant des œillades chargées de tendresse. Un marin capta l'amour qui émanait du couple et saisit son violon pour interpréter un air romantique. Ravik soupira :
- Ils sont mignons ces deux-là : on sent qu'ils tiennent l'un à l'autre. Les voir batifoler me fait regretter ma douce. Pas toi ?
- Si, infiniment.
A sa grande stupeur, Byron posa un genou à terre, fouilla dans la poche de son pantalon et extirpa une des bagues qu'il avait acheté au marché de Cangara. Il clama, rouge comme une pivoine :
- Firenza, veux-tu devenir ma femme ?
La dragonne de feu ouvrit deux grands yeux surpris. Sa mâchoire se décrocha tandis que son compagnon la couvrait d'un regard transi d'amour dans l'attente de sa réponse. Elle posa une main sur sa bouche pour étouffer une exclamation, émue.
- Oui, chuchota-t-elle. Oui !
Elle le cria tandis que Byron se relevait dans une explosion de joie pour la prendre dans ses bras. Ils éclatèrent de rire et s'embrassèrent sous les applaudissements des marins. L'un d'eux disparut dans les profondeurs du bateau en criant :
- Elle a dit oui ! Elle a dit oui !
La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et tout le monde se réunit pour féliciter le couple et leur offrir des vœux de bonheur. Alaman laissa échapper une larme discrète qu'Aymeric, à côté de lui, remarqua très bien de même que le commentaire de Lisbeth :
- Tu vas pleurnicher comme une midinette lors de la cérémonie.
- Je ne vais pas pleurer plus que le jour où je serais contraint de t'épouser.
- Tu comptes m'épouser, rouquin rustre ? Nous n'avions pas dit : pas d'anneaux, pas de lien ?
- Ta famille ne verra pas les choses du même œil. Une princesse n'est pas faite pour le célibat mais pour engendrer de mignons petits héritiers braillards et vigoureux. Et, détail qui a toute son importance, on ne marie pas les princesses à des roturiers.
- Il me semble que tu es le fils aîné de la cheffe des Valseryes mon beau nordique, ça tombe bien A ce titre tu peux prétendre à une union avec moi, personne n'y verra le moindre problème car tout ceci est conforme à nos lois. Tu es aussi dans les bonnes grâces de mon père, profite en !
Leur conversation s'acheva là-dessus. Leurs doigts s'effleurèrent brièvement, un élan de tendresse discret auquel Aymeric ne s'attendait pas. Ils fêtèrent le mariage de Byron et Firenza dès le lendemain, sur le pont du bateau. Il ne s'attendait pas à une cérémonie si sobre mais il apprit de la bouche des autres explorateurs que Byron venait de la petite noblesse et que ses parents voyaient son couple avec une femme soldat sans lignage d'un mauvais œil. Les tourtereaux préféraient s'unir avant de regagner la terre ferme et rencontrer des complications. Aymeric déplora l'absence de Lysange et Ourania. Elles auraient aimé participer, il n'en doutait pas !
En ce jour de fête, Alaman cessa de rationner la nourriture et déploya tout son génie en cuisine. Les marins fabriquèrent des décorations avec les moyens du bord et Taha se prépara à déclamer les phrases qui incombaient aux prêtres de Gaïara en temps normal.
Les soldats d'Alembras, vêtus de leur uniforme et de leurs armes, attendaient l'arrivée des futurs mariés sur le pont en formant une haie d'honneur, la main sur le pommeau de leur épée. La nuit tombait et les matelots allumaient des bougies qui illuminaient le pont de centaines de points jaunes.
Byron et Firenza émergèrent de la cale sous les sifflements et les applaudissements de l'équipage, main dans la main. Ils rayonnaient dans leur uniforme impeccable, droits et fiers. La dragonne de feu avait coiffé sa chevelure de feu et sa tresse épaisse formait une couronne autour de son crâne, magnifiant son visage aux traits fins. Byron était parvenu à lisser sa chevelure blonde vers l'arrière en gagnant par la même occasion une allure encore plus distinguée.
Vénérika et Gordon tirèrent leur épée au clair : c'était le signal. Ils sortirent tous leur arme de sa gaine pour la brandir vers le ciel et reculèrent de deux pas pour libérer le passage jusqu'à un autel de fortune construit avec deux tonneaux et une planche de bois recouverte d'un morceau de voile destiné aux réparations.
Taha se dressait derrière lui, un grand sourire placardé sur le visage. Le couple marcha jusqu'à elle d'un pas militaire, le menton haut, pour se placer devant l'autel l'un en face de l'autre. Ils rayonnaient d'un bonheur similaire et ne se quittaient pas des yeux, plongés dans leur propre univers.
Aymeric sentit une pointe d'émotion lui nouer la gorge. Il se remémora sa rencontre lointaine avec la dragonne et se rendit subitement compte du temps passé. Les souvenirs se succédèrent, tous liés aux chevaliers dragons. Tout était passé si vite ! Il avait l'impression que son apprentissage datait de la veille. Aujourd'hui il se retrouvait père de famille avec une maison, une femme exceptionnelle et des amis qu'ils considéraient comme des frères et sœurs à ses côtés.
Il écouta Taha prononcer le serment de mariage et le faire répéter aux amoureux avec une émotion particulière. Il applaudit à s'en faire mal aux mains lorsque Firenza embrassa Byron avec passion. Alaman, qui pleurait tellement qu'on l'entendait de loin, s'avança avec un morceau d'étoffe roulé en boule sur lequel reposait les alliances. Firenza rit gentiment face à son visage rouge et boursouflé. Elle essuya tendrement les joues humides de son jumeau avant de prendre l'alliance destinée à Byron.
Elle la passa au doigt de son compagnon, le transformant officiellement en son époux. Byron pleurait presque autant qu'Alaman au moment de passer la bague au doigt de son aimée. Cette dernière souriait sans dissimuler son amusement. Taha rompit le semblant de cérémonie qui planait sur l'assemblée en s'écriant :
- Ils sont mariés !
- Vives les mariés ! rugit l'équipage.
Leur cri fit presque vibrer le navire et le chant des instruments prit la place du silence respectueux aux accents religieux. Des airs joyeux s'élevèrent de l'orchestre improvisé composé d'un violon, d'un harmonica et d'un accordéon. Firenza entraîna son époux au centre du pont pour la première danse durant laquelle ils évoluèrent harmonieusement. Hydronoé et Alya se joignirent à eux, puis Gordon et Vénérika et ainsi de suite. Aymeric battait le rythme en compagnie des autres danseurs sans partenaire.
Des marins débouchèrent du vin, et surtout du rhum, qu'ils servirent dans des gobelets en bois. Aymeric trinqua à la santé des mariés avec Ravik et trois autres matelots. Le capitaine fit même un discours, juché sur un tonneau, à propos de l'amour. Restait à savoir si l'être aimé à qui il prétendait s'adresser était un être humain ou l'océan !
A une heure avancée de la nuit, alors que la fête battait son plein, les marins soulevèrent les mariés avant de leur faire effectuer le tour du bateau en les passant de bras en bras. Ils frôlèrent le bastingage de très près plusieurs fois mais cela n'inquiétait ni Firenza, ni Byron. Ils avaient tous bu plus que de raison, en dehors du capitaine et de son second qui veillaient à la barre, et Aymeric ne faisait pas exception.
Le rhum lui tapait sur le crâne et il flottait dans un entre-deux confortable entre lucidité et ivresse. Il dansait comme un pied, s'attirant les rires d'Alaman et Mirzal. Tout le monde chantait et braillait des chansons plus paillardes que romantiques. Aymeric délaissa cette charmante compagnie après un verre de trop et alla s'accouder à l'arrière du navire, plongé dans les ombres fraîches des nuits maritimes.
Comme il aurait aimé que Lysange soit là ! Il lui aurait chuchoté des mots doux à l'oreille sous ce magnifique ciel étoilé avant de rejoindre à nouveau les danseurs pour la faire virevolter jusqu'à ce que la fatigue les terrasse. Zacharie le rejoignit, essoufflé d'avoir trop gesticulé pour imiter les marins car ces derniers tentaient de lui inculquer des pas rythmés. Son verre plein à la main et son regard brillant ne laissaient aucun doute sur son état, pas plus que sa démarche vacillante.
- J'ai trop bu, se plaignit-il.
- Moi aussi, lui confia Aymeric. Je vais avoir un bon mal de tête demain !
- Tu parles, avec ton métabolisme tu te réveilleras en pleine forme comme si de rien n'était ! rit tout bas le jeune homme à la peau sombre. Hé, ça ne te donne pas envie de te marier ?
- Non, je n'ai pas besoin d'une fête et d'une bague pour être heureux. Je suis uni à Lysange depuis notre première nuit ensemble, être avec elle me suffit.
- Moi j'aimerais me marier, avec Ezi'. Il serait magnifique ! Il est toujours magnifique...Avoir des enfants aussi, j'adorerais. La nature ne nous le permet pas mais...Pourquoi ne pas adopter ? Je sais qu'il y a pleins d'orphelins qui crèvent la bouche ouverte dans les ruelles sombres des grandes villes...
- C'est une bonne idée. Tu ferais un père formidable, lui assura Aymeric.
- Allez savoir. On ne peut pas en avoir la certitude sans essayer. Je ferais des essais avec vos enfants. Je vous vois d'ici les confier à oncle Zach' pour avoir quelques jours tranquilles, en amoureux. Ça ne me dérangera pas de les garder : je pourrais leur apprendre de menues bêtises pour qu'ils vous embêtent en rentrant !
Aymeric éclata de rire et donna une tape amicale dans l'épaule de son ami.
- Compte sur moi pour te donner Omphale à garder.
- Avec plaisir ! Cette enfant est d'une curiosité insatiable, j'aimerais bien lui enseigner les bienfaits des plantes. Elle est encore un peu jeune mais dans quelques années elle saura tout sur le bout des doigts. Elle a l'intelligence de sa mère.
Aymeric ricana à cette pique, un trait d'humour de ce type étant peu courant venant de Zacharie, et lui flanqua un petit coup de coude dans le ventre. Ils regagnèrent la foule après un échange de bâches, un phénomène atypique entre eux à mettre sur le compte de l'alcool, qui les amusèrent. Zacharie retrouva tout son entrain plein de retenue et accepta d'accorder une danse à Firenza.
Le mariage s'acheva à l'aube, avec les premières lueurs du jour. Byron et Firenza dansaient toujours, enlacés comme s'il ne voulait jamais se séparer. Aymeric gagna sa couchette avec une bonne humeur sans limite malgré la fatigue, l'âme apaisée. Il se réveilla sans que ses tempes martèlent, la bouche vaguement pâteuse. Ses compagnons ronflaient encore et il flemmarda sur sa couchette, bercé par le roulis du navire. C'est la première fois qu'il se sentait aussi bien depuis leur départ d'Amaris. Il se leva en même temps qu'Hydronoé et constata que son jumeau avait les yeux dans le vague et avançait en traînant des pieds.
- Ma tête se fend en deux, gémit le dragon d'eau.
- Tu as trop abusé de l'alcool hier ? C'est rare venant de toi.
- Qui ne ferait pas d'accès pour le mariage d'une sœur ? Un peu de repos, beaucoup d'eau et j'irais à nouveau mieux.
- Alors viens, on va s'hydrater ensemble et profiter du soleil avec qu'une nouvelle tempête ne nous frappe !
- Ce qui ne va pas tarder, déclara Hydronoé ne levant le nez vers le ciel lumineux sans la moindre trace de nuages.
Aymeric lui fit confiance. Sur le reste du bateau, les marins comme les soldats d'Alembras peinaient à se remettre de la veille. Seuls Byron et Firenza, trop obnubilés l'un par l'autre pour boire durant leur mariage, se portaient comme des charmes. Ils roucoulèrent toute la journée parmi l'équipage en détresse à cause d'une gueule de bois collective. Le capitaine ne se priva pas pour se moquer tout en les sermonnant mais allégea la charge de travail de ses hommes en promettant qu'ils recevraient le triple le lendemain. Personne n'essaya de négocier et ils reprirent leur progression avec Amaris à la suite de cette parenthèse festive.
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Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'Amaris
FantasíaDepuis la disparition de Lysange, Aymeric n'a qu'une idée en tête : la retrouver. Cela l'amènera à coopérer avec une vieille connaissance afin d'infiltrer le repaire du dragon rouge et sauver sa compagne. Cependant le temps presse et la fin du monde...