Willow grignota un morceau de pain en observant Kalam et Nerva à la dérobée. Depuis quelques jours, ils ne se quittaient plus. On ne les voyait jamais l'un sans l'autre et tout le monde devinait très bien les sentiments qui les unissaient.
Willow entendait beaucoup de critiques et voyait autant de mimiques répugnées quand les habitants de la forteresse avisaient soudain ce couple improbable. Willow ne comprenait pas leur hostilité. A vrai dire, un nombre incalculable de comportements humains lui échappaient.
D'ailleurs, il aimait peu les gens. Il résidait provisoirement dans la forteresse, pour affronter la fin du monde avec les armes à la main, dans le plus fabuleux combat que l'humanité vivrait jamais. S'il survivait à cette apocalypse, il comptait bien se retirer de la civilisation pour vivre dans les montagnes, en ermite.
Les autres le dégoûtaient avec toutes leurs manières, leur façon d'être...Il ne supportait que sa famille et ses amis. Et même eux, il lui arrivait de les trouver si exaspérants ! Il aspirait à la paix, à la liberté et au silence dans un lieu sauvage, presque hostile, où personne ne se mêlerait de ses affaires.
Il gardait patience avant ce grand moment, qu'il conservait en secret dans son cœur. Il endurait la vie en société comme d'autres enduraient le froid, la faim ou la maladie. Il lui arrivait de songer, un peu cruellement, que la fin du monde n'était pas si atroce en comparaison de l'humanité. Il évitait de crier son avis à la ronde, bien conscient qu'il provoquerait des vagues.
Il avait tout fait ces dernières années pour donner une image correcte de sa personne. Pour qu'on ne le pointe plus en le traitant de bête sauvage, de désaxé. Omphale l'avait aidé dans cette voie, ainsi que Kalam. Aujourd'hui plus personne ne doutait de sa normalité conforme à ce que la société désirait, de surface uniquement.
- Ça te dirait une partie de cartes ce soir ? proposa-t-il à sa sœur qui mangeait à côté de lui.
- Désolée, je vais être à la bibliothèque jusque tard. De nouveaux livres sont encore arrivés, je dois les classer avant demain.
Il n'insista pas, bien qu'un peu irrité. La passion de sa jumelle pour les livres et le savoir le dépassait. Pourquoi tenter de décrypter tous les mystères du monde et lui retirer ainsi tout ce qu'il possédait de magique ? Il abandonna sa légère contrariété derrière lui pour son entraînement quotidien. Gordon lança d'entrée de jeu :
- J'ai une nouvelle importante à vous communiquer à la fin de notre séance. Je compte sur vous pour donner tout ce que vous avez. Avec de la chance, j'arrêterais l'entraînement un peu en avance.
Ses paroles ne tombèrent pas dans l'oreille de sourds. La cinquantaine de soldats qui composaient le groupe des meilleures recrues de la forteresse s'appliqua comme rarement auparavant.
Willow leva les yeux au ciel. Il leur fallait une récompense pour qu'ils prennent leur formation au sérieux ! Il considérait la pratique des armes comme un art sacré. L'amour du combat flambait dans ses veines et il oubliait tout lorsqu'il s'entraînait. Il ne se sentait jamais plus vivant que dans ces moments-là, où il pliait son corps à des exercices physiques et où il durcissait son mental pour résister à la douleur.
Leur entraînement quotidien s'acheva trop vite à son goût et Gordon se déclara satisfait de leurs progrès. Du point de vue de Willow, la plupart des recrues stagnaient. Ils s'amélioraient trop doucement mais il ne se serait jamais permis de critiquer ses compagnons d'armes à haute voix.
Le sang de Praeslia coulait en lui en lui conférant son don pour le combat et la stratégie. Ses camarades, humains ordinaires et mortels parmi les mortels, ne bénéficiaient pas de cet avantage.
- Venez par-là, histoire de bien m'entendre, ordonna Gordon.
Ils se réunirent tous comme des poussins autour d'une poule. Seul Willow demeura à une distance respectueuse. Il évitait le contact avec la foule car il détestait être compressé au milieu d'une mer de corps moites et puants qui lui pompaient l'air et cherchaient à l'écraser. Il ferma les yeux et se concentra sur son ouïe pour ne pas perdre une miette de l'annonce de leur maître d'arme.
Il parvenait à se concentrer en quelques battements de cœur sur un de ses sens pour l'affiner, grâce aux enseignements d'Amagmalion. Il évitait de le dire mais le dragon rouge l'avait mieux formé aux arts guerriers durant son enfance que la forteresse d'Amaris pourrait le faire en une vie.
- Je ne vais pas y aller par quatre chemins, mes petits messieurs et dames. Le souverain d'Alembras, dans son infinie générosité mais aussi parce qu'il a eu vent de vos progrès grâce au dernier rapport que je lui ai adressé par courrier, désire vous confier une mission un peu spéciale. Il vous ordonne de chevaucher dès demain jusqu'au château des gardes et de ramener sous bonne garde notre très cher œuf d'or. Vous deviendrez l'escorte rapprochée du dieu endormi jusqu'à son arrivée entre les murs de la forteresse. Alors, qui est volontaire ?
Une majorité de mains se levèrent, dont celle de Willow. Il n'allait pas laisser une opportunité de mettre les pieds hors de la forteresse lui passer sous le nez. Et puis qui ne rêvait pas d'escorter l'œuf de la divinité qui sauverait le continent pour obtenir son quart d'heure de gloire ?
Lui qui manquait d'aventure et de défi ! Gordon demanda aux volontaires de venir inscrire leur nom et de signer une feuille. Willow frissonna d'excitation en écrivant la sien : il trépignait déjà d'impatience.
- Vous partirez demain, juste après le repas de midi. Des soldats expérimentés vous accompagnerons pour vous montrer la route à suivre. Je compte sur vous pour faire honneur à l'armée commune et mener cette mission à bien. Maintenant allez vous reposer. La journée de demain sera épuisante, je peux vous l'assurer.
Les recrues se dispersèrent en parlant entre elles, intenables. Nerva et Kalam rejoignirent Willow et leurs yeux pétillaient d'une impatience similaire.
- Notre première mission ! s'exclama l'ancien Hérance. Je brûle d'envie de la mener à bien et de ramener le dieu endormi dans la forteresse !
- C'est un bon moyen pour nous mettre en confiance et nous apprendre le sens des responsabilités, commenta Willow. Ce n'est pas aussi palpitant qu'un champ de bataille mais on s'en contentera.
- Je préfère jouer le garde du corps que d'ôter des vies, dit Nerva avec son éternel air serein.
Il arrivait à Willow de se questionner sur les raisons de l'entrée de son ami dans l'armée. Nerva se battait bien mais il n'avait rien d'un soldat. Il était trop doux, trop gentil pour tâcher ses mains de sang. Avant Willow craignait sans cesse pour sa vie mais désormais Kalam était là. Le Hérance dégageait lui aussi une espèce de sensibilité étonnante chez un grand gabarit aussi charpenté que lui mais Willow pressentait qu'il éliminerait quiconque lèverait la main contre Nerva. Ils s'étaient bien trouvés, contrairement à ce que disait la majorité.
L'harmonie qu'ils dégageaient était visible à des kilomètres à la ronde mais les autres faisaient mine de l'ignorer pour se concentrer sur des détails superficiels comme le fait qu'ils étaient deux hommes. Cependant Willow n'était pas dupe : ils se complétaient si naturellement qu'il jugeait immoral qu'on songe à les séparer.
- J'espère bien que nous chevaucherons côté à côté pendant le voyage, dit Kalam qui n'était toujours pas à l'aise sur le dos d'un cheval.
- Nous t'empêcherons de tomber la tête la première dans la poudreuse, se moqua Willow.
- J'espère bien ! La neige gelée est plus dure que de la pierre !
Ils s'extasièrent à propos de leur futur voyage le reste de la journée. Willow rêvait d'annoncer la bonne nouvelle à sa sœur mais n'osa pas la déranger alors qu'elle organisait son territoire sacré. Il écrivit donc les derniers événements sur un morceau de parchemin qu'il glissa sous la porte de sa chambre pour qu'elle le découvre en allant se coucher.
C'est la première fois qu'il s'éloignerait autant d'Omphale depuis leurs retrouvailles et cette réalité l'effraya un peu. Sa jumelle était la moitié de lui-même, un peu comme pour un humain lié à un dragon mais la connexion psychique en moins. Elle incarnait la part intellectuelle de leur duo et lui l'aspect plus bestial, plus primitif. Il ne craignait pas de se traiter de sauvage.
Il dînait en compagnie de Nerva et Kalam avec l'impression d'être de trop lorsque sa mère lui fit signe de le rejoindre à l'autre bout de la table. Il s'exécuta, curieux. D'habitude ses parents ne le réclamaient pas à leurs côtés quand ils mangeaient. Il s'assit entre Lysange et Ourania, face à Aymeric et Hydronoé.
- Gordon nous a expliqué pour ta mission. Félicitations !
Sa mère passa une main tendre dans ses cheveux et il se força à sourire. Il appréciait la tendresse maternelle de Lysange. Elle l'avait aimé dès son retour, malgré ses innombrables défauts. Après Omphale, c'est d'elle qu'il se sentait le plus proche. Elle lui inspirait confiance grâce à son amour inconditionnel.
En revanche, il n'arrivait pas à se rapprocher d'Aymeric. Il parvenait à peine à l'appeler «père» lors de leurs discussions. Il possédait pourtant plus de points communs avec lui qu'avec sa mère et sa sœur réunies. Leur attrait pour la guerre, leur rigueur, leur impassibilité...Tous ces traits de caractère similaires auraient dû les rapprocher mais Willow ne parvenait pas à l'aimer.
C'était plus fort que lui, Aymeric lui rappelait trop Amagmalion dans sa posture sévère et son exigence. Pourtant il n'avait jamais obligé Willow à quoi que ce soit. Peut-être que c'était la façon dont il le regardait. Son regard froid et distant semblait dire : «Tu es mon fils mais je n'arrive pas à t'accepter».
- Merci. Ce n'est pas d'une importance capitale mais il faut bien démarrer quelque part.
- Il ne faut jamais négliger les petits détails, intervint Aymeric. C'est eux qui font toute la différence.
- Je suis certaine que tu vas faire de l'excellent travail, l'encouragea sa mère.
Willow n'en doutait pas mais il accepta le soutien de sa mère. Elle lui serra la main et lui glissa :
- Sois prudent quand même.
Il acquiesça sans prendre la peine de lui dire qu'il ne craignait ni la souffrance, ni la mort. Il regagna sa chambre avec un soupir. Il fourra des affaires dans son sac et sélectionna avec soin ses plus beaux poignards. Praeslia aimait lui en offrir à chacun de ses anniversaires. Il les chérissait plus que n'importe quelle autre lame. Ils permettaient d'affronter l'adversaire presque au corps à corps mais aussi de viser à distance. Il lui arrivait d'en transporter cinq sur lui, en plus de plus épée.
- Tu as fait un bon choix, déclara une voix dans son dos.
Il ne sursauta pas, habitué aux apparitions intempestives de Praeslia. Elle se dressait au centre de la chambre, dans une armure rouge et noire massive qu'elle avait sans doute forgé de ses mains. Willow vouait une admiration sans borne à la déesse de la guerre. Elle lui avait enseigné à se battre d'une manière différente de celle d'Amagmalion, avec fermeté mais sans violence.
- Vous êtes venus me souhaiter bonne chance vous aussi ?
La déesse combla la distance qui les séparait et emprisonna son visage entre ses mains. Ses yeux glacés plongèrent dans ceux de Willow, comme pour sonder les profondeurs de son cœur. Elle dit d'un ton serein qui ne masquait pas entièrement sa nervosité :
- La fin du monde se rapproche. Tu ne dois pas baisser ta garde.
- Jamais. Et si jamais je succombais, j'espère de tout cœur que c'est vous qui accompagnerez mon âme jusqu'au domaine des morts.
- Ce serait un honneur, dit-elle. Mais tu as intérêt de ne pas mourir lors de cette mission sinon je serais mécontente. Fauché lors de ton premier coup d'éclat, ce n'est pas imaginable ! Je garderais un œil sur toi.
Elle posa une main ferme sur son épaule avant de s'évanouir telle une hallucination qui s'effacerait lors d'un retour à la lucidité. Willow se leva le lendemain avec un bon pressentiment. Son instinct infaillible lui soufflait que le trajet jusqu'au château des gardes se passerait bien. Un brin de nostalgie lui picota le cœur en songeant à ce bon vieux château. Il ne demeurait plus qu'une poignée de soldats à l'intérieur, chargés de maintenir la structure en bon état et de veiller sur l'œuf d'or.
Rares étaient ceux qui se présentaient encore pour passer le test du sang. Il s'agissait la plupart du temps de parents qui testaient leur nouveau-né ou leur bambin. Malheureusement, le dieu endormi ne s'éveillait jamais. Son jumeau ou sa jumelle se faisait désirer mais Willow considérait ce retard comme une opportunité. Chaque jour sans l'éclosion de l'œuf d'or repoussait la fin du monde et laissait du temps à l'humanité pour organiser ses défenses.
Omphale l'attendait dans la salle de repas. Elle lui tendit une assiette avec une tranche de pain, une noisette de beurre et des fruits secs.
- Les braves ont besoin de partir le ventre plein.
Il accepta l'offrande pendant qu'elle l'inondait de conseils et il ne l'écouta que d'une oreille. Sa sœur le maternait trop, elle oubliait souvent qu'il était le plus expérimenté d'eux deux en ce qui concernait la guerre et les voyages.
Vêtu comme s'il partait à la chasse, il alla préparer un cheval dans les écuries. Il choisit Teigneuse, une vieille carne à la robe caramel qui ruait souvent pour déstabiliser son cavalier. Willow adorait son caractère bien trempé. Elle hennit à son approche, habitué à ce cavalier peu récalcitrant à la monter.
Willow la prépara et se hissa en selle sans s'inquiéter de l'agitation de sa monture. Elle galopa sans son accord jusqu'à la sortie et manqua de renverser un palefrenier. Sa sauvagerie plaisait à Willow. Il la laissa faire son petit numéro en s'accrocha fermement et elle arrêta rapidement en constatant que son cavalier ne chuterait pas. Il flatta son encolure et lui glissa :
- Il ne faut pas que tu t'épuises avant le début du voyage, idiote.
Elle secoua la tête en soufflant, comme exaspérée par sa remarque. Willow aimait les animaux. Ils étaient plus simples à comprendre que les humains ou les dragons. Il se rangea avec les autres cavaliers déjà prêts, en tête de la colonne. Nerva et Kalam se positionnaient à l'arrière du convoi, loin de lui. En tant que meilleurs éléments de leur groupe, ils ouvraient et terminaient la formation en encadrant les recrues dans la moyenne.
Les fameux soldats expérimentés qui serviraient de guide durant leur voyage, reconnaissables à leur manteau brodé des six emblèmes des royaumes d'Amaris, se déployèrent autour de leur colonne. Ils effectuèrent un appel rapide lui vérifier qu'il ne manquait personne et lancèrent le signal du départ.
Le frisson de l'aventure et de l'excitation parcourut Willow. Les yeux rivés droit devant lui, il admirait la route blanche qui s'étalait à perte de vue. Le vent froid giflait son visage et le galvanisait.
Les chevaux engloutirent une longue portion de route. Ils atteignirent un village au crépuscule et dormirent dans le confort d'une auberge. A l'époque, alors qu'il subissait encore l'influence d'Amagmalion et qu'il effectuait des missions pour le compte du dragon rouge, Willow se reposait toujours dans les forêts ou les maisons abandonnées, loin de la civilisation et des regards indiscrets. Il se teignait même les cheveux, conformément aux ordres du chef des assassins.
Ils voyagèrent une bonne semaine, ralentis par la neige. Elle encombrait les routes et masquaient les trous ou les pierres. Ils atteignirent finalement le château des gardes après ces sept jours de chevauchée perturbés de temps à autre par des chutes de neige abondantes. La vue du château arracha un sourire à Willow. Ce lieu avait été sa première véritable maison.
D'ailleurs, dès qu'on les autorisa à se reposer pour le restant de la journée, il se dirigea du côté des habitations. La cheminée fumait dans la plupart des foyers mais pas dans celle qu'il occupait à l'époque avec sa famille. Il déneigea le toit avant d'entrer, comme Aymeric le faisait à l'époque pour que la charpente ne ploie pas sous le poids de la neige.
Une odeur de renfermé aux accents de passé planait à l'intérieur, froid et sombre. Il alla dans la chambre de sa sœur plutôt que dans la sienne. Il avait réuni peu de biens matériels et les avait tous emportés dans la forteresse. Seul un lit et une armoire trônait encore dans son ancienne chambre.
Un beau bazar régnait toujours dans celled'Omphale. Des livres, des collections de fleurs séchées, des pots de peintureet des dessins inachevés encombraient le plancher et les étagères. Un peu devie subsistait dans la maison grâce à cette pièce. Il prit soin de bienrefermer la porte lors de son départ, pour que le vent ne l'ouvre pas enpoussant la neige à l'intérieur. Qui sait quand il reviendrait la prochainefois ?

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Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'Amaris
FantasyDepuis la disparition de Lysange, Aymeric n'a qu'une idée en tête : la retrouver. Cela l'amènera à coopérer avec une vieille connaissance afin d'infiltrer le repaire du dragon rouge et sauver sa compagne. Cependant le temps presse et la fin du monde...