Chapitre 7 : Visites

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Cela faisait deux semaines qu'elle était revenue au château des gardes et ce retour à la normale lui fit le plus grand bien. Comme elle ne supportait plus d'être cloîtrée entre quatre murs à cause de sa détention dans le palais de verre, elle partait souvent se promener de longues après-midi avec Omphale. Aymeric avait pris le chemin des champs et Lysange s'ennuyait, seule dans leur grande maison. Alors elle sortait prendre l'air dans les bois autour du château, en compagnie d'Ourania le plus souvent. Ce jour-là ne fit pas exception. Elles marchaient en bordure de la rivière, qui fascinait Omphale.
- Tu as meilleure mine, dit Lysange à sa jumelle.
- Oui, j'ai retrouvé le sommeil et l'appétit depuis que tu es de retour et Aymeric n'arrête pas de me harceler pour que je reprenne des forces. Il veut que je sois en forme pour une prochaine mission.
Lysange hocha la tête, pensive. La prochaine mission...D'après les anciennes tablettes, il ne restait qu'un Jour avant le début de la fin du monde. Quand se produirait-il ? Bonne question. Dans tous les cas, elle ne pourrait certainement pas y prendre part. Elle devrait rester au château des gardes pour veiller sur Omphale et laisser Aymeric s'éloigner, encore. Elle aurait pu confier Omphale à une nourrice mais elle refusait de placer sa fille entre les mains d'une inconnue et de ne pas être là pour s'occuper d'elle.
- Je resterais avec toi, déclara Ourania qui avait suivi sa réflexion. Je ne veux plus que nous soyons séparées.
- Merci.
Lysange empêcha Omphale de poser la main sur une ortie. La petite geignit de frustration et sa mère la laissa plutôt toucher le lierre qui grimpait à l'assaut d'un vieux chêne. La jeune sylphe dit à sa jumelle :
- Viens manger à la maison ce soir. Il y a longtemps que nous ne nous sommes pas retrouvés autour d'une table.
- Je veux bien. J'apprécie les repas en commun mais ils n'ont pas la même saveur quand tu n'es pas là. Tu te rappelles lors de notre apprentissage ? Nous étions si bruyants ! Surtout Alaman. Je suis prête à parier qu'on l'entendait depuis les cuisines.
Elles échangèrent d'autres anecdotes sur le passé, à l'ombre des arbres, et rentrèrent avec le crépuscule. La cheminée fumait, Aymeric devait déjà préparer le dîner. Il ne cuisinait pas comme le chef du château des gardes mais se débrouillait très bien pour réaliser des plats simples. C'est pourquoi elle fut surprise quand des effluves épicées et alléchantes lui mirent l'eau à la bouche bien avant qu'elle pousse la porte.
Puis le brouhaha la cueillit dès qu'elle posa un pied chez elle. Tous ses compagnons déambulaient dans la pièce principale, occupés à préparer le repas. Alaman donnait des directives à Lisbeth tout en coupant des légumes.
- Remue un peu plus vite sinon le fond va attacher et brûler.
- Aymeric, où est-ce que tu ranges les assiettes ? s'enquit Gébald.
- Dans le petit meuble là-bas, à côté des verres en grès et des brocs.
Son compagnon la remarqua et expliqua avec bonne humeur :
- J'ai invité tout le monde à manger ce soir. Tu voulais un peu de compagnie alors j'ai pensé que c'était une bonne idée.
Elle le remercia avec un sourire et remarqua soudain une invitée imprévue parmi eux. La jeune sœur d'Alaman, Alya, se démenait pour éplucher un légume qu'elle massacrait plus qu'autre chose. Son frère soupira de découragement et lui montra comment tenir son couteau pour retirer la peau et arracher le moins de chair possible.
- Pardon Lysange, est-ce que tu peux te décaler ? demanda Brazidas dans le dos de la jeune femme.
Il tenait une pile de bois dans les bras et se pressa de la déposer à côté de la cheminée. L'effervescence qui régnait dans la maison intéressait beaucoup Omphale. Lysange l'installa sur une chaise haute, un cadeau de la part d'un couple voisin qui n'en avait plus l'utilité. Sa fille se tortillait dans tous les sens pour suivre des yeux l'agitation qui régnait dans la pièce de vie. Ils passèrent à table bien après le coucher du soleil, face à une table couverte de plats simples mais succulents et aussi de nombreuses bouteilles d'alcool, apportées par leurs compagnons.
Lysange ne se gêna pas pour remplir son verre. Elle n'avait pas touché une goutte de vin, bière ou autre liqueur durant sa grossesse et même après, pendant qu'elle allaitait les jumeaux. A présent elle n'avait plus la moindre raison de se restreindre. Elle laissa Hydronoé nourrir Omphale car le dragon d'eau, en oncle appliqué, adorait lui faire manger ses purées et compotes, même si elle en crachait parfois sur lui.
- Ouvre la bouche Omphale, le dragon va atterrir ! dit-il en approchant la cuillère de la petite fille.
Lysange vidait son quatrième verre quand Omphale commença à bailler et à se frotter les yeux. Aymeric se chargea d'aller la coucher pendant qu'Alaman faisait passer plateau de fromage. Lisbeth remplit son verre de vin et Lysange l'imita. Elles se défiaient secrètement dans un jeu d'alcool depuis le début de la soirée. Lysange ne se souvenait même plus qui l'avait lancé entre la princesse et elle. Toujours est-il qu'elle ne roulerait pas sous la table la première.
Pour le dessert, Alaman servit une salade de fruits que Lysange dégusta par gourmandise, perdue dans les vapeurs de l'alcool. Heureusement pour elle, Lisbeth titubait sur sa chaise et ne tarderait pas à craquer. La princesse d'Alembras tomba au huitième verre, droit sur Alaman assis à sa droite. Le rouquin la rattrapa de justesse.
- J'ai trop bu, marmonna la jeune femme.
- Ivrogne. Va t'allonger sur le canapé, pour dessaouler un peu.
- Peux pas me lever...
- Tu es vraiment un cas désespéré.
Il passa le bras de la princesse autour de son cou et plaça une main sur sa taille pour la soutenir. Il la déposa sur le canapé où elle s'effondra avec une plainte. Personne ne fit le moindre commentaire et plusieurs convives réprimèrent des sourires amusés ou narquois.
- Il commence à se faire tard, nous devons nous lever demain pour faucher, déclara Zacharie.
Tout le monde approuva et ils donnèrent un coup de main pour débarrasser la table avec une organisation rigoureuse et efficace. Malgré l'insistance d'Aymeric pour qu'il aille se coucher, Alaman resta pour laver la vaisselle en sa compagnie.
- Lysange peut m'aider, protesta Aymeric.
- Elle est presque aussi ivre que Lisbeth.
- Ronde comme un queue de pelle ! clama la princesse depuis le canapé.
Lysange éclata de rire. Elle avait bel et bien remporté la bataille ! Elle se laissa tomber sur une chaise et Aymeric lui offrit un verre d'eau qu'elle but d'une traite. Pour la première fois depuis longtemps, elle se sentait insouciante et légère. Elle contempla les braises dans la cheminée en écoutant Alaman et Aymeric d'une oreille distraite.
- Dis, tu ne trouves pas que ma sœur et Hydronoé sont un peu trop proches ? demanda le rouquin.
C'est vrai que le dragon d'eau et la jeune femme n'avaient pas cessé de s'échanger des regards furtifs durant le repas.
- Ils sont bons amis, répondit Aymeric.
- Non, il y a plus que ça. Je le vois dans leur façon de se comporter...C'est un peu bizarre, tu ne penses pas ? Ma sœur est plus jeune d'Hydronoé. C'est une adolescente et lui un adulte.
- Ils ont environ quatre ans d'écart, ce n'est pas si dramatique. Laissons-les mener leur vie.
Alaman n'ajouta rien, visiblement boudeur, et la conversation dériva sur la moisson en cours. Le rouquin s'en alla uniquement une fois le dernier verre rincé. Il chargea Lisbeth sur son dos et salua le couple. En refermant la porte derrière eux, Lysange entendit la princesse marmonner :
- Tu sens bon Alaman...
Le rouquin ne répondit rien, sans doute exaspéré. La jeune sylphe pouffa.
- Ils forment un couple étrange, déclara-t-elle.
- Je me demande s'ils forment un couple tout court.
- Alaman nous rabâche les oreilles avec son célibat mais je suis persuadée que Lisbeth l'attire beaucoup et que c'est réciproque. Il y a quelque chose entre eux, une tension inexplicable, expliqua Lysange.
- Madame est bien avide de ragots ce soir, se moqua Aymeric.
Elle emprisonna son compagnon dans ses bras et l'embrassa dans le cou.
- Merci pour cette soirée. J'en avais besoin.
- C'est bien pour cette raison que je l'ai organisé et j'ai encore une autre surprise pour toi, qui arrivera très bientôt.
Sur cette révélation mystérieuse, il l'embrassa au sommet du crâne et la porta dans ses bras pour la glisser dans leur lit.
La surprise promise par Aymeric se manifesta trois jours plus tard, par des coups contre la porte d'entrée. Lysange se protégeait de la chaleur de l'après-midi en lisant dans la pièce à vivre tandis qu'Omphale jouait avec des cubes de bois, sur une couverture par terre. Lysange alla ouvrir et faillit échapper le livre qu'elle tenait encore dans la main. Des larmes de joie humidifièrent ses yeux, similaires à celles de ses parents.
Elle se jeta dans leurs bras et les serra longuement contre elle. Comme ils lui avaient manqué ! Dans les moments les plus sombres de sa détention, elle avait pensé ne jamais les revoir ! Bien entendu elle leur avait écrit dès son retour et ils entretenaient une correspondance abondante mais les mots n'étaient rien face aux êtres chéris en chair et en os.
- Tu nous as manqué ma chérie, lui dit sa mère.
- Nous sommes si heureux que tu sois saine et sauve ! ajouta son père.
- Je suis tellement contente de vous voir ! Entrez, ne restez pas dehors par cette chaleur. Vous avez soif ? Ou faim ?
Ses parents pénétrèrent dans la maison en l'examinant attentivement. Lysange sourit en percevant leur air approbateur. Puis sa mère avisa Omphale. Lysange l'avait bien entendu prévenu de sa maternité et sa mère se pencha avec une expression émerveillée, similaire à celle de son époux qui restait un peu en retrait, comme s'il n'osait pas approcher Omphale de trop près.
- Quelle petite merveille...souffla t-il
- Elle te ressemble tellement ! s'enthousiasma sa mère.
Elle souleva Omphale dans ses bras. Le regard inexpressif de la petite l'examina, puis pivota vers Lysange. Celle-ci émit un petit rire : Omphale venait de comprendre la ressemblance. Ses parents dorlotèrent la petite. Ils avaient même des jouets dans leurs bagages, pour elle comme pour son frère absent. Sa mère avait aussi brodé leurs prénoms au fil d'or sur une couverture fluide et légère, dans le tissu que les sylphes utilisaient pour les grandes occasions. Les jumeaux, bien que Willow soit toujours loin d'eux, étaient gâtés depuis leur retour à Alembras.
Les chevaliers dragons, leurs aînés comme leurs compagnons, les couvraient de présents. Les petits ne manquaient de rien, surtout pas de vêtements. Même le roi de Talenza avait envoyé deux gourmettes dans des écrins luxueux. Aymeric échangeait de nombreuses lettres avec la femme de ce dernier, pour prendre des nouvelles de la jeune princesse. Lysange porta les bagages de ses parents dans une chambre vide pendant qu'ils chouchoutaient Omphale. Elle redescendait quand on frappa de nouveau à la porte, vigoureusement. Elle ouvrit et sa surprise fut plus grande que lors de la découverte de ses parents sur le seuil.
- Bonjour Lysange. Est-ce que nous dérangeons ? demanda Médéril.
Souriant comme à son habitude, il se dressait sur le seuil en compagnie de sa femme, tous les deux vêtus comme des voyageurs. Aucune escorte ne les accompagnait et Lysange remarqua qu'ils ne possédaient pas de bagages.
- Je...Pas du tout, répondit-elle sans parvenir à masquer sa surprise. Entrez ! Vous êtes venus à cheval ou à dos de dragon ?
- Par téléportation, répondit Praeslia.
La déesse de la guerre impressionnait toujours autant la jeune sylphe. Elle dominait toute l'assemblée d'une tête et les nombreuses armes accrochées un peu partout par-dessus sa tenue en cuir dissuadaient n'importe qui de lui chercher querelle. Elle fit les présentations, incertaine de la manière dont ses parents réagiraient.
- Papa, maman, voici Médéril et Praeslia, les parents d'Aymeric. Médéril, Praeslia, voici Anthéa et Solal, mes parents.
Praeslia examina pensivement les sylphes puis leur tendit la main.
- Vous êtes un peuple d'une grande ardeur guerrière. Les guerres de vos ancêtres contre la Crête du dragon resteront dans ma mémoire.
- Hum...Merci ? répondit timidement le père de Lysange en serrant les doigts de la déesse. Vous vous nommez comme la déesse de la guerre, c'est original.
Praeslia sourit mystérieusement et dit tout en serrant la main de la mère de Lysange :
- C'est parce que je suis la déesse de la guerre.
Les parents de Lysange pivotèrent vers leur fille, dans l'attente d'une confirmation. A en juger par leur expression, il pensait clairement que la mère d'Aymeric plaisantait ou alors qu'elle était un peu excentrique. Lysange se maudit de ne pas avoir clarifié la situation dans une lettre. Elle avait plus ou moins gardé le secret sur l'identité des parents d'Aymeric, pour ne pas causer d'ennui à son compagnon si ses missives venaient à être interceptées par quelqu'un avec de mauvaises intentions.
- Médéril est le roi du royaume des Dragons et Praeslia est bel et bien la déesse de la guerre, insista la jeune sylphe.
Ses parents restèrent bouche bée, les bras ballants et un éclat craintif au fond de leurs yeux clairs arrondis par la stupéfaction. Ils hésitaient fortement sur l'attitude à adopter, entre peur et vénération. Médéril essaya de les rassurer avec un sourire engageant. Quant à Praeslia, elle ignora tout bonnement leur stupeur pleine d'effroi. La déesse de la guerre remarqua alors Omphale dans les bras de sa grand-mère maternelle et une lueur de fierté féroce s'alluma dans son regard glacial.
- Cette enfant est magnifique. J'ai hâte qu'elle soit en âge de manier les armes.
- Une jeune femme n'est pas faite pour manier l'épée ou l'arc, protesta doucement Anthéa.
Lysange se raidit, prête à ce que Praeslia explose. Au lieu de quoi la déesse toisa sa mère et déclara :
- Manier les armes ou broder au coin de la fenêtre, peu importe. Je veux simplement qu'elle sache se défendre et que le sang qui coule dans ses veines s'exprime dans des activités saines pour son corps et dans lesquelles elle excellera si elle désire les pratiquer.
Médéril approuva les propos de sa femme d'un signe de tête puis souleva Omphale dans ses bras pendant qu'Anthéa méditait sur la réponse de la déesse.
- Elle est si petite ! Aymeric avait son âge quand il est partit...
La jeune sylphe se rendit compte que le roi du royaume des Dragons avait lui aussi perdu un enfant. Un enfant qui n'avait refait surface que des années plus tard, alors qu'il s'y attendait le moins et qu'il pensait peut-être ne jamais le revoir. Praeslia avait été dans une situation pire que celle de son époux. Elle avait surveillé Aymeric de loin, sans avoir le droit de l'approcher pour ne pas interférer avec son destin.
La jeune mère se fit la réflexion que la famille d'Aymeric, la sienne par extension, subissait une véritable malédiction en ce qui concernait les enfants. Le coma de Liwen, la mort du prince héritier, les tentatives d'assassinat d'Aymeric puis sa disparition, la maladie d'Ezimaël et maintenant la perte de Willow. Elle tacha de sourire pour masquer son désespoir et trompa tout le monde, à une exception près. Tandis que le reste des invités s'émerveillait face à Omphale, Médéril vint prêter main forte à Lysange qui servait des boissons fraîches.
- Vous avez le regard triste.
- Désolée. C'est juste que de vous voir si proches d'Omphale me fait penser à Willow. J'ignore si on l'aime là où il est autant que nous aimons sa sœur mais je ne me fais pas trop d'illusions.
- Je comprends...Je ressentais la même chose à l'époque quand je choyais Ezimaël. Mes pensées se tournaient vers Aymeric et sur la vie qu'il menait. Parfois je me demandais même s'il était encore en vie...
Le silence s'installa entre eux, tandis qu'ils remplissaient les verres de jus de fruits pressés offert par un voisin généreux le matin même.
- Quand il est revenu j'étais le plus heureux des hommes. Au début je pensais qu'il s'agissait d'un imposteur ou d'une coïncidence troublante puis j'ai vu son visage et j'ai su que c'était mon fils.
- J'aimerais tellement que Willow revienne parmi nous. Je sais qu'Amagmalion ne lui fera pas le moindre mal mais j'ai peur de ce que mon enfant pourrait devenir entre les griffes d'un assassin...
- Il reviendra Lysange. Il reviendra avant que ce dragon rouge arrive à le modeler selon ses envies. Un détachement entier de mon armée passe la montagne au peigne fin et Praeslia elle-même parcourt Amaris à sa recherche.
- Je me demande seulement quand nous le retrouverons, soupira la jeune sylphe.
- Je sais ce que c'est. L'attente et l'incertitude sont ce qui nous accable le plus. Mais il faut garder foi en l'avenir. Même si on doute, il ne faut jamais renoncer. Willow rentrera, tôt ou tard. Même s'il est impossible de rattraper le temps perdu, on peut profiter de celui qui reste.
Il emporta les verres avec une pointe de tristesse dans les yeux mais un sourire serein aux lèvres. Lysange se composa une figure joyeuse avant de rejoindre ses invités. Les paroles de Médéril trahissaient la profonde tristesse qu'il avait traîné derrière lui suite à la disparition d'Aymeric. Ils s'installèrent dans le canapé. Solal et Médéril entamèrent aussitôt une conversation qui portait sur la politique, comme on pouvait s'y attendre de la part d'un ambassadeur et d'un roi.
Alors que Lysange se triturait les méninges pour dégoter un sujet à aborder avec sa mère et Praeslia, la déesse de la guerre interrogea Anthéa sur son enfance et sa vie parmi les sylphes. Cette dernière répondit avec un peu de nervosité et interrogea la mère d'Aymeric en retour. Celle-ci répondit :
- J'ai passé presque toute ma vie avec une épée au poing, prête à partir en guerre. Quand je ne parcours pas les champs de bataille, je suis dans ma forge.
- Vous êtes aussi forgeronne ? J'ignorais que cela faisait partie de vos attributions...Les armes que vous portez, elles sont de vous ?
- Exact. Forgées dans les métaux les plus purs, pliées et travaillées à la bonne température durant des nuits et des jours : de vraies merveilles.
- Puis-je voir ?
L'intérêt poli de sa mère n'étonna que moyennement Lysange. Anthéa appréciait surtout le côté artistique des armes, un peu comme on admire un tableau ou une sculpture. Elle s'exclama justement en examinant un des dagues de Praeslia :
- Quelle finesse ! Et elle est si légère ! Même nos armes ne le sont pas autant !
- Votre peuple a un fantastique savoir-faire en ce qui concerne les armes. Elles sont belles, équilibrées et robustes à la fois. Je regrette juste de ne pas être celle à l'origine de ces innovations.
- Rassurez-vous, la réconforta Anthéa. Vous avez sans doute été à l'origine de milliers d'autres progrès dans ce domaine avec le talent que vous avez ! Pas vrai Lysange ?
L'interpellée se joignit finalement à la conversation, qu'elle écoutait en retrait depuis le début. Aymeric rentra des champs alors qu'ils préparaient tous le repas. Contre toute attente, Praeslia excellait dans l'art de couper les légumes alors que Médéril était définitivement bon à rien en cuisine.
Le compagnon de Lysange salua rapidement toute l'assemblée avant de troquer ses vêtements humides de sueur et couverts de poussière contre une tenue propre, plus présentable. Il se joignit à eux et les conversations repartirent de plus belle. Un joyeux brouhaha régnait dans la petite maison.
Durant le dîner les parents de Lysange et Aymeric racontèrent respectivement leur rencontre avec leur moitié. Anthéa et Solal restèrent suspendus aux lèvres de Médéril quand il évoqua les débuts de sa relation avec Praeslia. Cette dernière souriait légèrement, plongée dans leurs souvenirs communs.
- Notre rencontre a été bien plus classique, affirma Solal à la fin du récit du roi.
Lysange tendit l'oreille, même si elle connaissait l'histoire par cœur.
- Nous nous sommes rencontrés peu après nos dix-huit ans, lors d'un bal populaire organisé dans les branches les plus basses de l'arbre, raconta Anthéa. Je m'étais faufilé hors de chez moi pendant que mes parents dormaient. Nous étions une famille bourgeoise et il était hors de question pour eux qu'une jeune sylphe de ma condition se rende à ce genre de festivité. Mais j'étais jeune et têtue, avide de danse et de musique.
- En ce qui me concerne, ma situation était encore pire, continua Solal. Mon appartenance à une lointaine branche de la famille royale empoisonnait mon existence. Je vivais non loin du palais et ma vie ressemblait à une cage dorée. J'étais en révolte à cette époque et je ne manquais jamais une occasion de me rebeller contre ma famille et la royauté en général. Je me mêlais aux habitants des branches basses, ce qui avait le don d'horripiler mes parents. Je suis donc allé à ce bal.
- Nous nous sommes rencontrés lors d'une danse où nous changions sans cesse de partenaire. Nous sommes pour ainsi dire tombés dans les bras de l'autre. Cependant ce n'était pas un coup de foudre : j'ai trouvé Solal charmant mais cela s'arrêtait là.
- J'ai eu la même sensation. Anthéa était une personne agréable mais je n'y ai pas prêté plus d'attention que ça. C'est plus tard dans la soirée que nous nous sommes rapprochés. J'effectuais une pause entre deux danses quad une dispute a éclaté à quelques pas de moi. D'après ce que j'ai compris à cause des cris de colère, un groupe de sylphes assez éméchés harcelait une demoiselle qui n'avait aucune envie de s'amuser avec eux. Je vous laisse imaginer qui était la demoiselle en question, rit Solal.
- Comme personne ne semblait prêt à me venir en aide, je m'apprêtais à faire usage de la force, expliqua Anthéa. Puis Solal est arrivé, dans l'espoir de désamorcer le conflit. Malheureusement il a récolté un coup de poing en plein visage. J'étais révoltée et je me suis transformée en un véritable ouragan colérique.
- Je n'avais jamais vu une personne aussi furieuse de toute mon existence ! Elle tempêtait en jetant des choppes à la tête de mes agresseurs. Ils se sont enfuis, effrayés par une sylphe aussi combative. Ensuite elle est restée à mes côtés pour le restant de la fête, jusqu'aux premières lueurs du jour. Nous avons discuté et plus j'apprenais à la connaître, plus elle me plaisait.
- C'était réciproque. Après ce soir-là, nous ne nous sommes plus quittés, conclut Anthéa.
Praeslia éclata de rire à la fin de leur récit.
- Voilà ce que j'appelle une rencontre amoureuse ! clama-t-elle.
Elle leva son verre, imitée par le reste de la tablée. Cette ambiance chaleureuse dura plusieurs jours encore. Leurs parents s'entendaient à merveille, contre toute attente. Praeslia s'intégra étonnamment bien à la vie du foyer même si elle s'éclipsait de temps à autre sans en expliquer la raison. Elle adorait lire des récits de guerres historiques à Omphale et la petite était plus captivée par la voix vibrante de détermination de sa grand-mère que par l'histoire, qu'elle ne comprenait pas.
Lysange renouait avec ses habitudes familiales sans dissimuler son plaisir. Sa mère leur préparait souvent des gâteaux au miel, dont l'odeur embaumait la maison. Son père s'entretenait de longues heures avec Médéril pour préparer une visite diplomatique au royaume des dragons et améliorer les relations politiques entre les sylphes et leurs anciens ennemis. En plus de cela, leurs amis de la garde venaient souvent dîner avec eux le soir. La veille, Zachary et Gébald étaient arrivés avec les bras chargés de nourriture et leur ami originaire du désert avait demandé des nouvelles d'Ezimaël.
- Je crois que tu lui manques, avait expliqué Médéril. Viens le voir quand tu auras un peu de temps, il en sera ravi.
Le roi du royaume des dragons semblait accepter le fait que son neveu aime les hommes et se montra très courtois avec Zachary tout au long de la soirée. En revanche les parents de Lysange avaient un peu de mal avec ce type de sexualité, même s'ils gardèrent leur avis pour eux. Chez les sylphes, comme presque partout ailleurs sur le continent, les homosexuels étaient vus d'un mauvais œil et exilés du reste de la société par crainte qu'ils contaminent les autres. Lysange ne partageait pas cet état d'esprit à cause de son éducation au château des gardes, un lieu qui encourageait à l'ouverture d'esprit et au progrès.
Ce soir, c'est Hydronoé et Ourania qui leur firent l'honneur de leur présence. Sa jumelle s'était volontairement mise en retrait ces derniers jours, pour permettre à Lysange de se consacrer à ses parents. Ces derniers ne parvenaient pas à comprendre la profondeur du lien qui unissait Lysange à sa sœur d'âme. Pour eux le lien était un genre de chaîne qui avait entraîné Lysange loin de son foyer. Ils appréciaient pourtant Ourania, sans pour autant la considérer comme un membre de la famille.
- Zolan remuait beaucoup aujourd'hui, annonça la dragonne d'air à Aymeric. D'après les médecins, il ne tardera pas à se réveiller. Ses blessures guérissent bien, le risque d'infection est écarté.
- Merci de veiller sur lui Ourania, dit le demi-dieu avec soulagement.
- Ne me remercie pas : c'est dans mon intérêt.
Elle n'ajouta rien à cette information mystérieuse et aida plutôt à dresser la table pendant qu'Hydronoé jouait avec Omphale. La petite fille adorait s'amuser avec les longs cheveux du dragon d'eau. Ce dernier prenait plaisir à rendre sa couleur d'origine à sa chevelure, ce qui amusait encore plus Omphale.
Lors du repas, Ourania discuta longuement avec Praeslia tandis que Médéril s'intéressait cette fois à l'artisanat des sylphes. Anthéa et Solal répondaient à ses questions avec grand plaisir, touché par l'intérêt sincère du souverain à l'égard de leur culture. Hydronoé en profita pour glisser à Aymeric et Lysange :
- Est-ce que des nouvelles du château des gardes vous intéresse ?
- Quelle genre de nouvelle ? s'enquit la jeune sylphe.
- Une lettre est arrivée ce matin du roi Alaric. Il nous informe que nous devons nous tenir prêt à recevoir le roi de Talenza d'ici quelques jours. Le dernier Jour arrive à grands pas et une mission se profile.
Le cœur de Lysange se serra. Elle chercha la main d'Aymeric sous la table et la serra dans la sienne. Son compagnon ne tarderait pas à partir. Pour combien de temps ? Où ? Elle avait toujours été à ses côtés auparavant mais aujourd'hui elle devait abandonner son rôle de chevalière pour celui de mère car elle n'abandonnerait pas Omphale. Sa mine chagrine n'échappa pas à Hydronoé. Il se rendit compte de sa bourde et se tassa sur sa chaise.
- Pardon Lysange. J'avais oublié...
- Ce n'est pas grave. Vous ne partirez pas éternellement.
Elle souriait mais se sentait excessivement frustrée. Elle se réconforta en se répétant qu'elle pourrait passer beaucoup de temps avec sa fille, à défaut de profiter de son compagnon. D'ailleurs le roi de Talenza n'arriverait pas tout de suite, ce qui leur laisserait un peu de répit. Elle couva l'assemblée d'un regard doux et décida de profiter du moment présent.

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant