Cet argument fit ployer le dragon. Il l'invita à monter et Kalam s'exécuta avant qu'il change d'avis. Son plan n'était pas encore très clair mais il était sûr d'une chose : il devait ramener Nerva à la raison. Il était parfois parvenu à le ramener dans la réalité ces derniers temps, lors de crises passagères. Si son compagnon recouvrait sa lucidité, ils arriveraient peut-être à mener les dieux démiurges loin du continent, au-dessus des océans. En pleine mer, les attaques de Phosphoméra et Noximence causeraient moins de morts.
Le dragon vert s'envola, provoquant la surprise des soldats comme des assassins. Kalam le remercia mille fois pour son courage en son for intérieur tandis que le vent froid lui fouettait le visage et essayait de le déstabiliser de sa monture. Le fils d'Hoforymis esquiva deux tirs perdus des dieux démiurges. L'un d'eux s'écrasa sur l'ancien campement. La terre explosa, se creusa avec un bruit assourdissant et une onde de choc balaya tout sur son passage. Il ne resta plus rien des tentes ou de l'équipement, même le petit bois avait été rayé de la carte.
Malgré ses efforts durant de longues et pénibles minutes, le dragon vert ne parvint pas à rattraper Liorah.
- Elle est aussi rapide qu'une fille de Windavic ! Je n'arrive pas à m'approcher !
- Alors attendons qu'elle arrive à notre niveau. Prend de l'altitude. Dès que je quitterais ton dos, regagne le champ de bataille.
La course effrénée de la dragonne blanche pour agacer Noximence et Phosphoméra la mena juste en dessous d'eux après une longue attente en vol stationnaire. Kalam rassembla le peu de courage qui résidait encore dans son cœur et sauta. Le vent ralentit sa course, son estomac remonta dans sa gorge. Il était fou, il allait mourir !
Il se concentra sur la forme blanche qui fondait dans sa direction pour oublier sa peur et atterrit brutalement sur l'arrière-train de Liorah. Le choc vida l'air de ses épaules et l'étourdit. Une douleur irradia du côté gauche de son corps, au niveau de sa cage thoracique. Il s'était fêlé, voir cassé, une côte.
Ses mains s'accrochèrent aux écailles glissantes et il agita les jambes dans le vide pour trouver une prise et se hisser sur la dragonne, affaibli par son arrivée violente. Cette dernière ne s'offusqua pas de l'atterrissage d'un humain sur son dos. Après beaucoup de gémissements et de jurons, Kalam parvint à s'asseoir à califourchon. Son cœur tambourinait comme un fou et la moins bourrasque menaçait de briser son équilibre précaire. Il avait réussi la première étape mais la suite demeurait incertaine. Il se rapprochait de Nerva avec prudence, souvent déséquilibré par les virages qu'effectuait Liorah.
Il atteignit son compagnon et s'agrippa fermement à lui, soulagé par ce point d'ancrage. Nerva statique, accompagnait les moindres mouvements de sa sœur d'âme comme s'il était une extension de son corps. Kalam ceintura sa taille avec ses bras pour se sécuriser mais aussi pour se rassurer en sentant sa chaleur et son odeur tout contre lui.
- Nerva, c'est moi ! cria-t-il pour surpasser le son du vent.
Comme prévu, son compagnon ne réagit pas. Kalam le serra plus fort contre lui et se rapprocha de son oreille.
- C'est moi, je suis là, je suis venu te rejoindre. Il faut que tu te réveilles Nerva. Écoute le son de ma voix, bats-toi contre l'emprise. Tu dois reprendre conscience, le bouclier a cédé, les démiurges détruisent Amaris morceau par morceau ! Reviens Nerva, j'ai besoin de toi ! Sinon nous allons tous mourir.
Une crispation de son compagnon lui indiqua qu'il luttait. Il insista :
- Je sais que tu m'entends et que tu peux le faire. Je te fais confiance comme tu me fais confiance. Toi et moi nous sommes un Nerva. J'ai besoin de toi pour nous tirer de ce mauvais pas : viens m'aider, ne m'abandonne pas.
Nerva poussa un faible gémissement, le corps plus tendu que la corde d'un arc.
- Lutte, ne retombe pas dans les tréfonds de ta conscience ! Concentre-toi sur le son de ma voix, sur ma présence.
- Je...Je suis...là.
Kalam ne résista pas à l'envie de l'embrasser dans le cou, soulagé. Nerva possédait une volonté dont il ignorait l'étendue. Liorah perdit en vitesse, sans doute car son frère d'âme n'était plus hypnotisé par l'appel de la fin du monde. Nerva se pencha par-dessus sa sœur pour constater les dégâts. Des sillons sombres, vestiges du feu des démiurges, balafraient la terre telles des blessures noires depuis le ciel. Des cratères trouaient aussi le sol, souvent bien au-delà de la plaine où se déroulait le gros de l'affrontement.
- Par les dieux...murmura-t-il. Toute cette désolation a été causée par notre combat avec les démiurges ?
- Oui, nos défenses tombent les unes après les autres. Nous n'étions pas préparés à une intervention de la ligue des assassins. Ils nous déciment lentement mais sûrement. J'ai une solution pour gagner un peu de temps jusqu'à ce que les dieux et leurs champions interviennent !
- Ils ne sont toujours pas là ? s'inquiéta Nerva.
- Non. Il y a un problème, même si j'ignore lequel. Laissons-leur un peu de temps, ils ne vont pas tarder.
Liorah esquiva de peu un jet de lumière blanche, manquant de les précipiter dans le vide. Le faisceau lumineux s'écrasa dans le lointain, du pied de la montagne sud. Elle explosa dans une gerbe de roches et de terre. Nerva frémit contre Kalam.
- Quelle horreur...
- Leur puissance est colossale, ils nous éradiqueront si nous ne levons pas le petit doigt. Je pensais que nous pourrions les diriger vers la mer ou l'océan pour limiter les dégâts. Ainsi nous...
- Non.
L'ancien Hérance fronça les sourcils.
- Comment ça, non ?
- Les diriger vers une étendue d'eau ne changera rien. Nous ne ferons que retarder l'échéance ou déplacer le problème...Leurs attaques portent loin, ils pourraient atteindre les villes côtières depuis la mer. Ici ou ailleurs, nous serons toujours en danger...D'autant plus que les champions perdraient du temps à nous rejoindre, s'ils nous rejoignent, même épaulé par les dieux. Mais je peux toujours amoindrir la colère des démiurges...
- Comment ?
- En m'ôtant la vie.
Kalam s'attendait à cette réponse mais elle lui fit tout de même l'effet d'un coup de poing en plein ventre. Il secoua la tête, incapable de se résigner à cette éventualité.
- Hors de question. Allons vers la mer Nerva...
- Ça n'arrangera rien, au contraire. Liorah et Umbriel vont s'épuiser, les démiurges finiront par nous avoir dans le meilleur des cas et nous nous auto-détruirons en causant la fin du monde dans le pire. Il n'y a pas d'issue heureuse Kalam ! Notre chance est passée et nous ne l'avons pas saisi !
La tête du jeune homme approuva le discours de Nerva mais son cœur refusait d'admettre la réalité horrible que ces mots sous-entendaient.
- Je ne peux pas te laisser faire ça...
- Est-ce que tu m'aimes ?
La question tendre de Nerva le prit au dépourvu. Il répondit en posant son menton dans le creux du cou de son compagnon.
- Je t'aime plus que tout : tu es le centre de mon univers.
- Alors tu sais que j'aime ce monde, ainsi que les personnes chères à mes yeux qui vivent sur celui-ci. La prochaine attaque, la suivante, la dixième...Ils risquent de mourir à chaque instant, de disparaître à jamais. Je ne peux pas me résigner à ça. Je...J'ai pris ma décision. Je préfère en finir maintenant que de retomber sous l'emprise de la fin du monde et de mourir sans contrôler mon corps. Cette fois, je veux être maître de mon destin.
Il parlait avec fermeté mais Kalam perçut la fêlure dans sa voix, la peur sourde qui nouait ses entrailles. Il ne pourrait jamais convaincre Nerva de renoncer à sa folle décision, la meilleure pour l'avenir de l'humanité. Il tenta tout de même de la dissuader avec un ultime argument :
- Il restera Meng Yi et Umbriel...
- Je sais. Mais le dragon noir ne peut pas vaincre Noximence et Phosphoméra s'il est seul. Soit mon frère et ma sœur mourront en tenant tête aux démiurges, soit ils recouvreront leurs esprits lorsque les champions des dieux parviendront à chasser les créateurs de notre monde. Ils auront plus de chances de survivre si je meurs que si je vis.
Kalam serra les dents, vaincu. Nerva n'en démordrait pas, il était trop tard.
- Tu resteras avec moi ? demanda Nerva avec appréhension. Jusqu'à la fin ?
- Non : je vais t'accompagner.
Son compagnon sursauta et protesta :
- Non Kalam ! Je vais déjà entraîner Liorah dans ma chute, je refuse que tu viennes !
- Et alors quoi ?! rugit le jeune homme. Je vais rester là à te regarder quitter ce monde, à m'abandonner ? Tu penses que je peux supporter ta disparition ? Je t'ai dit que je te soutiendrais, jusqu'au bout ! Si c'est ta fin alors c'est aussi la mienne !
- Tu n'es qu'un pauvre fou Kalam ! Qu'est-ce que tu fais des années qu'il te reste ?
- Quelles années ? Sans toi il n'y aura plus rien Nerva. Si tu meurs, mon cœur mourra avec toi. Mon corps deviendra une coquille vide et je dépérirais pour mieux te rejoindre dans la tombe. Je préfère mourir avec toi, comme un guerrier et en te tenant dans mes bras.
Kalam décrocha sa lance : une double tête pour une double mort. A cet instant précis, il ne craignit pas de rejoindre le domaine de Bouklipon. La possibilité de fouler cette terre sans Nerva terrassait sa peur de la mort ou de la douleur. C'était si puissant qu'il parvenait à peine à respirer et que les larmes lui montaient aux yeux.
- Ensemble, pour toujours, dit-il en caressant la joue de Nerva.
- Pour toujours, répondit son compagnon avec un regard d'une douceur infinie.
Kalam recula et plaça la lance entre eux. Il en voulait à l'arme d'être trop longue et de le séparer de son amant. Il dénuda sa poitrine et Nerva l'imita. Les iris ambrées de son compagnon brûlaient de détermination et d'amour, des émotions similaires aux siennes. Ils reculèrent leur torse pour se donner de l'élan et foncèrent sur la pointe métallique sans manifester la moindre hésitation.
Kalam sentit le passage du métal dans sa chair et son cœur avant que la douleur explose. Elle s'éclipsa en avisant Nerva, la poitrine perforée et du sang au coin de la bouche. Son amant agonisait, la gorge obstruée par le sang. Kalam saisit la hampe de la lance d'une main tremblante et fit glisser son corps transpercé le long du bois pour rejoindre son compagnon. La souffrance était telle qu'elle ne l'atteignait plus. La vie le quittait, ses membres s'amollissaient. Il enroula ses bras autour de Nerva, le corps parcouru de spasmes.
Liorah poussa un rugissement de douleur et chuta vers la terre, abandonnée par la vie. Leurs corps empalés voltigèrent en plein ciel mais Kalam ne s'en rendit pas compte. Nerva non plus.
Leurs bouches se trouvèrent et leur dernier souffle se mêla dans un baiser d'adieu.

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Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'Amaris
FantasyDepuis la disparition de Lysange, Aymeric n'a qu'une idée en tête : la retrouver. Cela l'amènera à coopérer avec une vieille connaissance afin d'infiltrer le repaire du dragon rouge et sauver sa compagne. Cependant le temps presse et la fin du monde...