Rien qu'un papier II/III

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Le jour suivant, ils décidèrent tous les quatre de refaire le tour des grandes surfaces afin de remédier à l'appauvrissement de leurs réserves alimentaires. Les petits commerces avaient tous eu le temps de mettre clef sous porte et ne restaient que les plus grosses entreprises au bord de la faillite. Mandréline et ses colocataires n'avaient que peu d'attentes quant à ce qu'ils pourraient acheter — ou voler—, mais ils devaient tenter quelque chose, et leurs possibilités étaient limitées. Les rares denrées qui remplissaient les rayons étaient aussitôt embarquées par des clients qui dormaient devant les supermarchés dans l'attente des camions de livraison. A la sortie, les gens s'arrachaient les produits des mains. Même les poubelles et autres bennes étaient dépouillées de leur pestilentiel contenu.

Mandréline songeait de plus en plus à chasser, mais si elle en était probablement capable, elle ne s'en sentait toujours pas l'âme. Elle savait viser, mais comment prendre pour cible des bêtes innocentes quand elle avait appris à s'en servir pour se défendre contre ses propres agresseurs ? Quoi qu'il en soit, d'après les rumeurs, les bois étaient aussi dépeuplés que les rayons étaient vides. Restaient les pigeons. Avec leurs mégots dans l'estomac et leurs pattes atrophiées. Si elle souhaitait vivre, elle n'aurait plus d'autre choix que de s'y attaquer. Les Jensen ne l'aideraient pas. Ils étaient tous empêtrés dans le même cauchemar. Son ventre se noua en appréhendant la mort qui ne cessait de se répandre.

Elle tentait de se convaincre, s'imaginant prendre les oiseaux à robe triste en filature, son poignard dans l'axe de tir, lorsque des plaintes au loin la sortirent de ses pensées. Des cris de colère résonnaient dans les rues. Pancartes brandies, une foule injuriait le gouvernement, le capitalisme, les riches, les ministres, tous ceux qui possédaient ce qu'ils n'avaient jamais eu : le pouvoir, la liberté, parfois juste de quoi nourrir leurs enfants ou leur offrir un toit. Des pleurs désespérés, exténués, se perdaient au milieu du tapage. Des étudiants manifestaient aussi, banderoles tendues devant les commerces aux vitres brisées. Quelques gens couraient, se faufilaient, profitant de la confusion pour piller ce qu'il restait. Certains se faisaient rattraper en pleine course, se faisant tabasser et voler à leur tour. La violence des cris et des gestes était inouïe, ravitaillée par d'inusables ressentiments et une faim qui les tiraillait chaque jour un peu plus. Une dizaine de policiers tentait en vain de contenir l'affluence, mais ne parvenait qu'à attiser la frustration des citoyens délaissés.

— On aurait dû regarder les infos avant de venir, murmura Mandréline.

— Ouais. On a été con, confirma Olive.

Liam, abasourdi comme si le monde qu'il avait en face de lui n'était plus sien, enclencha le haut-parleur de son smartphone :

— Papa, on est à côté du supermarché. Il y a une émeute et les policiers..., s'arrêta-t-il, gêné pour les collègues de son père qui n'étaient pas assez nombreux et se faisaient huer par la foule.

— Liam ! Rentrez immédiatement ! C'est comme ça partout, je pensais que vous aviez encore un peu de temps avant que ça ne se déclenche à Vrennes. Les gens deviennent fous ! On est complètement dépassés. Sans compter que certains policiers font partie des manifestants ! Rentre, fiston. On va trouver une solution avec ta mère.

Derrière la voix angoissée de Curtis, un bruit similaire à celui qui les entourait faisait interférence. Il ajouta, avant de raccrocher :

— Liam ! Je le répète, soyez prudents avec votre consommation. La situation est très grave. Très grave. Soyez prudents, les enfants.

— « Soyez prudents ! », lança Olive après le bip qui annonçait la fin de l'appel. Il est marrant, papounet Jensen. J'voudrais bien faire attention, mais pour ça faudrait avoir de quoi bouffer.

Les enfants de Bellegardane - T. 1 : MandrélineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant