Un virage dangereux II/III

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Assise derrière la fenêtre de sa chambre, Katharina brossait frénétiquement ses cheveux dorés. Le ciel châtiait dans tout le pays, sur l'intégralité du globe, mais la villa ne fléchissait pas.

— Souhaitez-vous un café, mademoiselle Voliakov ? demanda sa gouvernante.

— Non, merci. Repose-toi.

La gouvernante s'étonna de ces bonnes grâces. Katharina scrutait le ciel endiablé, avec cette étrange sensation d'assister à la fin d'un monde dont elle ne faisait pas partie.

— Je suis certaine que vos parents se portent bien, mademoiselle.

— Agata, pourrais-tu tout de même me servir un verre de vin ?

La petite femme joufflue s'exécuta et revint quelques instants plus tard, essoufflée, une coupe et une bouteille de rouge à la main.

Katharina avala d'une traite la moitié du verre. Puis elle jeta un œil à la gouvernante.

— Tu en veux ?

— Oh ! Merci mademoiselle, mais si vos parents apprenaient... !

— Tu sais comme moi qu'ils sont en voyage d'affaires. Je ne leur dirai rien.

Ce n'était pas difficile à deviner. Quand ils n'étaient pas en voyage d'affaires, ils étaient en voyage d'affaires. Lorsqu'elle était plus jeune, ses parents étaient plus présents. Ils appréciaient de rentrer pour la voir, lui raconter leurs voyages, se projeter avec elle.

Mais depuis qu'elle avait tout gâché, elle avait parfois l'impression d'être une orpheline, gardée dans sa tour par une gentille gouvernante rondouillette qui n'osait rien lui refuser de peur de se faire taper sur les doigts par deux fantômes.

C'était sa faute. Elle avait fait sa crise d'adolescence, comme tout le monde. Un peu plus fort que la norme, peut-être. Les Voliakov n'étaient pas comme tout le monde. C'était une famille bourgeoise, qui rêvait de gravir infiniment les échelons sociaux. Alors quand Katharina avait commencé à boire, puis à boire trop, trop souvent, ses parents avaient commencé à la considérer autrement. Elle était rentrée ivre de plus en plus souvent, et ses parents n'avaient même pas osé lui faire rencontrer un spécialiste. Il ne fallait pas que ça se sache. Sauf que cela avait fini par se savoir. Elle s'était un jour rendue, complètement saoule, à une grande réception à laquelle ses parents avaient prévu — comme toujours — de faire grande impression. Cela n'avait pas loupé. Leur fille avait attiré tous les regards. Puis ils l'avaient jetée dehors.

Elle avala une nouvelle goulée.

Sans Caleb, elle aurait été obligée de dormir dehors. Lui et sa grand-mère l'avaient recueillie dans leur cabane miteuse jusqu'à la sevrer, un jour où elle marchait en biais dans la rue. Puis elle était rentrée chez elle, sans dire merci, mais rien n'avait plus jamais été pareil.

La gouvernante accepta une gorgée, puis récupéra la bouteille qu'elle avait déposée sur le bureau. Katharina suivit le geste des yeux. Agata craignait qu'elle ne se l'enfile tout entière.

— Je dois dire que je suis moi aussi fort inquiète, mademoiselle. Mais vos parents sont débrouillards, ils vous reviendront vite.

— « Débrouillards », répéta ironiquement Katharina. C'est un nouveau synonyme de « riches » ?

— Toutes mes excuses, mademoiselle, ce n'est pas ce que je voulais dire.

— Je sais, Agata. Tu peux disposer.

A nouveau seule dans sa chambre immensément vide, Katharina termina son verre et reprit le cours de sa contemplation apocalyptique.

*

Les enfants de Bellegardane - T. 1 : MandrélineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant