Rien qu'un papier I/III

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Des badauds courageux se baladaient en jupe ou en bermuda, en robe légère ou en maillot de bain surmonté d'un déshabillé averti, le soleil brillant dans le ciel bleu dégagé de tout nuage depuis trop longtemps. Les oiseaux migrateurs, loin de se faire embobiner par cet été trompeur, n'étaient pas revenus. Les rayons chauds brûlaient plus qu'ils ne caressaient la peau de plus en plus maigre des passants badigeonnés de crème solaire. Les supermarchés étaient vides. Les champs asséchés. Incultivables. Les derniers animaux d'élevage avaient été abattus. Les placards familiaux n'abritaient plus que quelques boîtes de conserve. Certains foyers agrémentaient leurs assiettes des quelques légumes qu'ils avaient plantés, non pas dans leurs jardins mais dans des pots d'intérieur. La population avait faim et des rumeurs sinistres couraient à propos d'enlèvements de chiens et autres animaux domestiques. Les malades, les moins gâtés par l'échelle sociale, les corps moins charnus, se faisaient de plus en plus rares, et les plus ronds, les plus aisés, résistaient la douleur au ventre. Crèches et maisons de retraite s'étaient dépeuplées. La plupart des résidences étaient fermées à double tour, leurs propriétaires effrayés à l'idée que l'on cambriole leurs dernières denrées, abrutis par les postes de télévision où les mêmes rediffusions tournaient en boucle dans l'attente d'une décision politique. D'autres, plus audacieux, s'en prenaient aux rares passants, leur arrachant leurs sacs, souvent vides de toute nourriture.

Mandréline était allongée sur son lit, Luna tournant autour de son corps en demande de caresses. Elle jeta un œil aux syllabus qui traînaient au pied de son bureau. Ce n'était pas comme cela qu'elle avait envisagé sa nouvelle vie à l'université. De temps en temps, elle repensait à Kyle, se demandant ce qu'il faisait, ce qu'il mangeait. Mais à chaque fois, elle se félicitait d'une chose : il ne lui manquait plus. Ses pensées revenaient en revanche fréquemment à sa maison à Frisagnon. Bien sûr, elle était heureuse, soulagée d'être partie. Plus précisément, elle se sentait en sûreté. Du moins, elle ne craignait pas que quiconque s'en prenne à elle tant qu'elle ne se promenait pas un sac de provisions à la main. Malgré tout, elle se demandait s'ils allaient bien. Et elle s'en voulait de s'inquiéter pour eux, car elle savait qu'ils ne le méritaient pas. Mais Rachel et Bertrand, tout rustres, vulgaires, violents, ignobles, qu'ils étaient, avaient été ses parents durant treize ans. Ils avaient au moins été présents, contrairement à ses parents biologiques, qui avaient choisi la solution facile de se défaire d'elle. Elle aurait accepté de vivre dans la pauvreté, d'avoir des parents un peu jeunes, ou des parents qui ne l'avaient pas réellement désirée. Elle aurait accepté d'être un fardeau, caché sa passion pour le dessin, ou choisi de dessiner avec de jolies couleurs. Si seulement ils lui avaient accordé la moindre chance de recevoir une once d'amour parental. Rachel et Bertrand l'avaient au moins accueillie, nourrie. Ils lui avaient donné suffisamment pour pouvoir grandir, et toute la colère qu'elle ressentait à leur égard lui avait donné de la force. Ils avaient fait d'elle une personne déterminée et courageuse. N'en déplaise au frère d'Olive.

Luna miaula, d'une intonation qui reflétait l'indignation.

— Tu as raison. On ne va quand même pas les remercier, hein ?

La petite chatte noire vint frotter son front duveteux contre la joue de Mandréline qui le lui rendit en cajoleries.

— Ça te dit, une petite virée ?

Un « miaou » motivé fila vers la porte.

Mandréline marcha jusqu'au parc qui s'ouvrait sur le Bois de Vrennes. Elle traversa le fleuve dont on distinguait l'ancien niveau d'eau grâce aux traces que celle-ci avait laissées sur les parois, puis les maisonnettes en brique rouge qu'elle avait remarquées à son arrivée en ville. Les volets des cafés et boulangeries étaient tirés. Des affiches collaient maladroitement aux murs des commerces. C'étaient des avis de disparition. Les différents cataclysmes avaient séparé des familles, certains corps n'avaient jamais été retrouvés. Elle passa le ministère des affaires étrangères et atteignit enfin la clôture en bois du parc. Le long du chemin de gravier et au bout de piquets plantés dans la terre avaient été accrochés des panneaux en liège sur lesquels continuaient de se multiplier les visages des disparus. Eberluée par le nombre d'affiches, Mandréline finit par y laisser couler un regard. La plupart avaient un âge avancé. Des rides, des cheveux gris ou gras. Des valises sous les yeux et des vêtements déchirés. Pour la majorité, il s'agissait manifestement de sans-abris. En y regardant de plus près, Mandréline constata que les dates de disparitions n'avaient que quelques jours d'écart, ce qui n'avait rien d'étonnant si l'on considérait que les catastrophes avaient sévi en même temps à chaque fois. Néanmoins, les dates ne s'arrêtaient pas à ces périodes de trouble. Déconcertée, Mandréline chemina mécaniquement, Luna sautillant d'allégresse dans les hautes herbes sèches.

Les enfants de Bellegardane - T. 1 : MandrélineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant