Mieux vaut ne pas sortir tard le soir I/III

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Il était déjà onze heures du matin lorsque Mandréline ouvrit les paupières pour la deuxième fois. Elle avait dormi comme une pierre, mais son sommeil avait continué d'être agité. La forêt avait pris des allures de cimetière brumeux où croassaient des corbeaux. Des silhouettes menaçantes s'étaient faufilées entre les arbres, des loups avaient hurlé en pointant la lune de leur truffe. Ses rêves avaient reproduit tous les clichés surnaturels possibles. Et le pire, c'est que cela avait fonctionné, elle s'était encore réveillée collante de sueur.

Elle agrippa son téléphone sur la table de nuit avec l'idée de filer à la douche juste après avoir eu confirmation que Liam et Olive étaient chez Katharina. Mais elle n'avait ni message, ni appel manqué. Luna sauta sur ses genoux, et fut obligée d'en redescendre aussi vite. Mandréline s'était redressée avec précipitation pour frapper à la porte d'Alexandre.

— Ils t'ont appelé ?

Il émergea de la pièce en se frottant les yeux, vêtu d'un pantalon de pyjama laissant apparaitre la maigreur de son torse blafard où quelques poils rebiquaient, et vérifia à son tour en baillant.

Rien.

Sans attendre, Mandréline composa le numéro de Liam. C'était le plus réactif et le plus matinal des deux.

— Allô ? décrocha-t-il.

La jeune fille ne masqua pas son soulagement. En ce moment, elle se sentait comme une cocotte-minute. Sous pression, dans l'attente d'une mauvaise surprise. Elle ne parvenait pas à s'apaiser, certaine que le pire allait leur tomber sur la tête. Ou qu'elle-même était tombée sur la tête. Parce qu'il fallait se l'avouer, ces derniers temps, elle avait des idées bizarres. Pourtant, elle le savait, au plus profond d'elle-même : quelque chose, outre la catastrophe climatique, ne tournait pas rond. Ou tentait-elle seulement de rationnaliser tout ce qui leur arrivait avec des pressentiments étranges ? Une chose était sûre, si Mandréline ne mettait pas bientôt le doigt sur ce qui clochait, elle allait devenir folle.

— Vous allez bien ? demanda-t-elle.

— Oui, oui, tranquille, on a enterré un cadavre, enfin, pas moi, O' et Katharina, et je ne sais toujours pas où se trouve la bouffe, mais tout va pour le mieux, ajouta-t-il plus bas sur le même ton ironique.

— Pourquoi vous n'avez pas appelé ? Attends, quoi ? Un cadavre ?

— On vous racontera ce soir !

Il avait raccroché, laissant Mandréline abasourdie, son téléphone toujours en main.

— Au moins, ils vont bien, conclut Alexandre avec la mine inexpressive qu'elle lui connaissait depuis son retour à Vrennes.

Ce n'était toutefois pas tout à fait ce que Mandréline avait compris. Est-ce que Liam leur faisait une blague ?

*

Liam était debout depuis trois heures. Cinq si on comptait les deux heures qu'il avait consacrées à contempler les moulures du plafond. Olive ne daignant pas l'écouter, il avait malgré ses incertitudes rangé la nourriture que contenaient leurs sacs dans les armoires de la cuisine, puis avait entrepris une seconde visite de la maison, à l'image d'un cambrioleur à la recherche d'une œuvre d'une rareté exceptionnelle. Autant dire qu'il avait tourné en rond.

Finalement, il avait opté pour la télévision, s'installant sur un fauteuil choisi avec précaution, à l'écart du canapé qui avait porté le corps sans vie de la gouvernante. Les rediffusions tournaient en boucle. Le journal télévisé et la météo constituaient les seules émissions qui se renouvelaient, mais les informations se faisaient malheureusement familières et donnaient l'impression de demeurer inchangées. Les émeutes remplissaient les rues, la sécheresse et ses incendies continuaient de dévaster les forêts. Les entreprises faisaient faillite, les magasins étaient en rupture de stock. Le taux de décès croissait. Les abandons de postes se multipliaient et le manque de personnel dans les forces de police et dans le milieu hospitalier provoquaient un état anarchique, tandis que de mystérieux vols d'animaux sévissaient dans les refuges...

Liam éteignit l'écran à l'instant où les deux filles descendaient les marches. Olive, nonchalante, un t-shirt large s'arrêtant pile à la naissance de ses cuisses, et Katharina, déjà habillée, maquillée, ses cheveux ondulés dans un irréprochable brushing.

— Vous avez faim ? demanda-t-elle avant de leur ordonner de la suivre.

Liam était suspicieux. Il savait pertinemment qu'il n'y avait absolument rien à se mettre sous la dent. Les conduisait-elle à la porte d'entrée, les remerciant avant de les jeter dehors ? Il écarquilla les yeux en constatant qu'il avait raison, mais continua de la suivre. Katharina allait les mettre à la porte sans aucun remord ! Elle avança vers le mur qui séparait les deux salons et accrocha ses doigts à une poignée aussi discrète que la porte qu'elle fit coulisser. Une porte invisible, entièrement peinte dans les couleurs du mur, qui donnait sur un escalier bétonné. Une cave.

Liam marqua un arrêt.

— Il faut descendre, précisa Katharina comme elle l'aurait fait pour s'adresser à un déficient mental.

En bas, ils découvrirent une chambre. Une pièce froide et austère, composée de plusieurs lits de pensionnat. Liam n'était pas du tout à l'aise et progressait par petits pas, faisant rouler des yeux Olive qui le devança. Pourquoi la jeune femme les emmenait-elle dans cette cave lugubre ? Liam avait regardé trop de films d'horreur pour ne pas en avoir les poils dressés sur les bras. Allait-elle se débarrasser d'eux ici ? Qu'est-ce qui avait vraiment causé la mort de la gouvernante ? Le pouls de Liam s'accélérait. Ils avaient été trop naïfs. Comme ces personnages qui mouraient dans les premières minutes des films, c'en était fini d'eux ! Avait-elle assassiné la gouvernante pour ne plus devoir partager ses vivres ? Peut-être la nourriture était-elle dissimulée dans sa chambre, seule pièce qu'il s'était refusé à fouiller ? Elle les avait pourtant prévenus : en temps de guerre, c'est chacun pour soi !

— C'est une sorte de bunker, expliqua-t-elle.

Liam déglutit, persuadé qu'elle profiterait de son dos tourné pour lui briser la nuque. Elle traversa un hall, une salle de bain et, enfin, un garde-manger.

— Imbécile, lui souffla Olive avec l'envie sournoise d'éclater de rire.

Le garçon se sentit en effet un peu idiot pendant que les yeux d'Olive pétillaient de bonheur. Il y avait de quoi nourrir tout un régiment. Hors supermarchés, ils n'avaient jamais vu autant de nourriture réunie dans un même endroit. Les étagères métalliques regorgeaient de bocaux, de boîtes de conserve, de sachets hermétiques et d'autres produits, en moindre quantité, plus périssables. Liam inspira profondément. Ça sentait bon les pommes de terre et les oignons.

— Prends ce que tu veux, dit Katharina à son attention. Je te fais confiance pour gérer les stocks intelligemment. Ne me le fais pas regretter.

Liam acquiesça docilement, encore tout à sa contemplation culinaire et à son étonnement d'être en vie.

*

Caleb étudiait sa grand-mère, toujours affairée à quelque occupation, infatigable. Jusqu'à quand ? La rare faune avait déserté les bois, sans parler des magasins. Les réserves de viande qui pendaient au plafond du sous-sol s'étaient drastiquement amenuisées, et si Mandréline continuait de jouer aux détectives en pleine nuit, elle finirait par comprendre ce qu'il était. Il était totalement dépassé.

— Qu'y a-t-il ? demanda Aby.

Caleb haussa des sourcils surpris. Elle avait le don de toujours le couper en pleine réflexion.

— Ton anxiété est malodorante, dit-elle. Crois-tu que j'aie perdu mon odorat ?

Malgré son caractère qui frôlait parfois l'aigreur ou la sénilité, Caleb voulait garder l'espoir de trouver une solution, de la sauver de ce qui se tramait. Comme il ne répondait pas, Aby se tourna vers lui et, armée d'un regard triste mêlé d'une solide détermination, elle empoigna son menton carré.

— Nous sommes des Loups, Caleb. Nous nous en sortirons.

Il sourit timidement pour la réconforter. Il empestait peut-être le stress, mais elle ne valait pas mieux que lui sur ce point. L'urgence lui retournait l'estomac. Il serra le poing, froissant le papier qu'il tenait dans sa main, et attrapa les clefs de son vieux 4x4. Si les Chasseurs ne se chargeaient pas de ces créatures, il le ferait. Quitte à se mettre en danger pour de bon. C'était la seule chose sur laquelle il avait prise pour l'instant. 

Les enfants de Bellegardane - T. 1 : MandrélineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant