Le grimoire d'Aby

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Réveillée par des cauchemars devenus fâcheusement récurrents, Mandréline s'était enfin plongée dans le grimoire qu'Aby lui avait confié. La grand-mère de Caleb avait sous-entendu qu'elle y trouverait des réponses, et des réponses, il lui en manquait un paquet. Elle avait feuilleté les pages ornées de créatures étranges en les espérant fictives, sans plus pour autant croire en leur inexistence. Puis enfin elle avait trouvé, dans le chapitre sur les esprits de la nature. Ça l'avait beaucoup fait rire. Quoique pas vraiment. Classer de telles abominations dans un chapitre qui évoquait la nature et la féérie contrait toute cohérence. Pour couronner le tout, la rubrique sur les wendigos était assez pauvre en informations, alors même qu'elle précisait que ces choses étaient craintes dans le monde entier. Sous le titre, l'information la plus importante était écrite en petites lettres imprimées : « Esprits cannibales ». Des frémissements intolérables l'avaient parcourue tandis qu'elle avait lu en diagonale : « Esprit féroce et insoumis de la forêt, la plupart du temps invisible...insatiable, doit ingérer jusqu'à sept fois la taille de son corps pour survivre...être squelettique, géant au cœur de glace et difforme sans lèvres ni orteils. ...apprécie la chair humaine. »

Elle avait continué, la gorge sèche, faisant un effort à la fois pour visualiser les bouches pleines de dents affreuses et à la fois pour les oublier. Elle se souvint de cet élancement glacial qui avait parcouru ses propres dents après avoir mordu le bras de son agresseur. Voilà qui constituait une première forme de réponse. Si ces créatures possédaient littéralement un cœur de glace, leur corps ne pouvait précisément être que glacial. La suite disait « aucune pitié... les blessés rescapés devenant wendigos à leur tour. »

Elle avait relu la phrase cinq fois, puis s'était précipitée vers le salon, réveillant Caleb par la cadence lourde de ses pas. Il avait lentement ouvert les yeux, devinant rapidement ce qui amenait la jeune fille qui s'était approchée du canapé où il était encore allongé et lui avait plaqué le livre ouvert à la page des wendigos devant les yeux, pointant d'un doigt la dernière partie du texte.

— Tu le savais ? demanda-t-elle comme on présume de la culpabilité d'un accusé.

Il se redressa, encore engourdi de sommeil, et n'eut pas besoin de répondre car son regard le fit pour lui. Il put lire la déception dans celui de Mandréline. Il venait de retomber au fond du puits de son estime.

Suivant ses pas, il la retrouva à table, ses gros sourcils froncés et une cuillère de pâte de chocolat aux noisettes dans la bouche sans parvenir à la savourer.

Il tira une chaise à côté d'elle.

— Manda..., commença-t-il avant que les sourcils en colère ne s'écrasent sur lui. Mandréline... Je suis désolé.

— Comment tu as pu ne rien nous dire ? demanda-t-elle sèchement après avoir avalé sa dose de réconfort.

— Vous venez tout juste d'apprendre notre existence, dit-il en englobant tout ce et ceux qui recelaient une once d'occultine.

— Tu as envoyé Matthieu dans leur usine !

— Et on a sauvé vos amis.

— On n'a pas sauvé Alexandre.

— Et s'il était parti ? Peut-être qu'il a quitté le pays. C'est ce qu'on devrait tous faire...

— Tu ne le connais pas, il n'aurait jamais fait ça. Il est beaucoup trop... C'est pas son genre. Il était censé venir ici avec nous, et j'en ai vraiment marre que tout le monde s'en foute. Et fuir alors qu'on est les seuls à savoir que des monstres se baladent parmi nous ? Super, niveau lâcheté on est bons !

Caleb se tut. Le terme de monstre, s'il l'employait lui-même pour décrire les wendigos, sonnait toujours douloureusement à ses oreilles dans une autre bouche.

— Quelle ambiance ! lança Olive en s'emparant du pot en verre et d'une plus grosse cuillère, lançant un air qui signifiait « petite joueuse ».

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Katharina, suivie du reste de la maisonnée.

Mandréline jeta un œil à Caleb.

— Demandez-lui, dit-elle en emmenant Olive et Liam en haut.

Elle referma la porte de la chambre derrière eux pendant que Caleb essayait tant bien que mal de se défendre. Mandréline n'était pas la seule à être de mauvaise humeur ce matin, et comme personne n'osait faire de reproches à la grand-mère qui en savait autant — voire plus —, il dut encaisser seul tous les reproches.

— Vous devez savoir quelque chose, dit-elle.

— Vu le vacarme que tu fais depuis tout à l'heure, on s'en doute un peu, lâcha Olive.

— Vous vous souvenez de ce que Chiara nous a révélé après son enlèvement ?

— Ce serait difficile de pas s'en souvenir, frissonna Liam.

— Ce ne sont pas juste des humains qui veulent survivre.

— Oui on avait fait le lien avec les monstres d'hier, répondit Olive avec l'impression qu'on la prenait pour plus idiote qu'elle n'était.

— Ce n'est pas ça. Ces monstres, ce sont des wendigos.

— C'est-à-dire ?

Mandréline leur fourra le grimoire sous les yeux et tourna les pages jusqu'à tomber sur ce qu'elle cherchait. Elle lut à voix haute ce qu'elle avait lu dans sa tête quelques heures plus tôt, pendant qu'en bas, Katharina et Chiara criaient leur désapprobation. Matthieu défendant corps et âmes le jeune Loup.

— Putain, lâcha Olive.

— Mais pourquoi la grand-mère de Caleb t'a donné ce livre au lieu de te l'expliquer tout de suite ? remarqua Liam, qui voyait se former dans son esprit différentes versions de lui-même, avec des crocs, des griffes, plus maigre encore et ses lèvres amincies sur une peau cadavérique.

— Je ne sais pas. Mais ce n'est pas tout, regardez, leur mit-elle cette fois le dessin de la bête sous le nez.

— Ça ne vous rappelle rien ?

— Mais, c'est..., tiqua Liam, éberlué.

— C'est Caleb... Tu l'as fait quand ? demanda Olive dans un souffle. Si ce sont tes souvenirs, ils sont plus abracadabrants que prévu.

— Comment ça, ses souvenirs ?

Les deux filles lui résumèrent brièvement leurs dernières réflexions.

— Ce seraient des souvenirs enfouis ? Genre de quand tu étais petite ?

Les deux filles opinèrent du chef. Du moins, c'était leur hypothèse la plus plausible pour l'instant.

— C'est le premier dessin que j'ai fait à Vrennes, expliqua Mandréline.

— Oui, je m'en souviens, c'était avant de savoir tout ce qui se trame dans cette ville chelou, remarqua Liam.

— Pourquoi tu ne me l'as pas montré ? fit Olive.

— Je n'avais pas fait le lien avec les autres. A ce moment-là, je ne cherchais que des éléments rationnels...

— Tes dessins seraient prémonitoires ? demanda Liam.

— C'est ce que je commençais à me dire.

— Ça aurait plus de sens, approuva Olive. Tu dois avoir un don de voyance, ou un truc comme ça.

— C'est vrai que c'est plus logique pour Caleb et l'usine. Mais pour les deux autres ? Et pourquoi je ne me souviens de rien avant mon adoption ?

L'idée que ses rêves et ses dessins reconstruisaient son passé oublié lui plaisait bien plus, même si ça avait tout l'air d'un passé compliqué.

— Tu vas peut-être les rencontrer, comme avec Caleb ? supposa Liam.

— Non, il manque encore quelque chose, continua-t-elle plus bas avec ce sentiment que quelque chose clochait. Il nous manque quelque chose pour comprendre.

Les enfants de Bellegardane - T. 1 : MandrélineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant