Rien qu'un papier III/III

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Liam s'empressa d'aller boucler son sac avant de réaliser que ses colocataires n'avaient pas pris la même initiative. Ceux-ci le détaillaient, assis tranquillement alors que son souffle était court d'avoir couru.

— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il, comprenant qu'il avait loupé un épisode.

— Fais tourner tes neurones, cuistot, répondit Olive.

Il ne comprenait pas.

— Si les gens, morts de faim, en colère, prêts à tout, aperçoivent quatre jeunots valises pleines sous le bras, tu crois qu'il va se passer quoi, génie ?

Le franc était tombé.

— Comment on fait, alors ? demanda-t-il en reposant ses affaires.

— Je ne sais pas. Il faut diminuer les risques de nous faire suivre par les squelettes du coin, et j'ai l'impression que c'est pas gagné.

Liam frissonna. Une image de film d'horreur avait surgi dans son esprit. Il n'avait jamais aimé les zombies, et les gens commençaient dangereusement à leur ressembler.

— En soi, il n'y a pas dix mille solutions, continua-t-elle. On doit se séparer, emporter peu — pour ça, pas de problème — et se déplacer dans l'obscurité.

— Nous séparer ? rebondit Liam. Nous déplacer dans l'obscurité ? C'est vraiment nécessaire ?

— Oui, confirma Mandréline.

Il fallait à tout prix qu'ils évitent d'être pris pour cible par les habitants. Plus le temps passait et plus les lois s'effilochaient, ne tenant aujourd'hui plus qu'à un fil.

Afin de réduire le nombre de trajets et de ne pas trop s'isoler, ils convinrent de voyager par deux. Olive et Liam cette nuit, Mandréline et Alexandre la suivante. Ils emporteraient le strict minimum, et se partageraient ce qui restait de leurs provisions. Avec deux tenues de rechange et quelques objets personnels, les sacs d'Olive et de Liam furent vite prêts.

— On vous téléphone dès qu'on y est, dit Liam qui, sans prévenir, enserra Mandréline et Alexandre dans ses bras avant de sortir.

Mandréline était confuse, mais devant l'air hébété et les joues rosées d'Alexandre, elle ne put s'empêcher de rire — intérieurement seulement, elle craignait trop qu'il ne se referme. La timidité du garçon lui donnait l'impression d'être plus extravertie qu'elle ne l'était réellement. Elle le trouvait touchant, pourtant elle ne parvenait pas à passer ses barrières. Après tout ce temps, à travers toutes ces épreuves, et alors que ses liens se renforçaient étonnamment sans peine avec Olive et Liam, quelque chose l'empêchait d'entrer à sa rencontre. Une plaque de plexiglas les séparait. Si évidente, si tangible, qu'elle aurait pu taper dessus de toutes ses forces sans jamais la briser. Alexandre était dans sa bulle, touchant mais intouchable.

Olive et Liam descendirent les marches interminables le plus doucement possible afin de ne pas alerter les voisins de leur départ nocturne. Ils retraversèrent les commerces saccagés, mais leur appréhension s'envola rapidement. Il y régnait un silence de mort. La lune se reflétait dans les éclats de carreaux éparpillés sur le sol. Inconsciemment, ils accélérèrent tout de même et atteignirent rapidement une série de maisons aux briques rouges comme il y en avait beaucoup le long du fleuve, dont le lierre avait fané tel un bouquet de fleurs laissé sans eau. Tout se ressemblait, donnant l'impression désagréable à Olive et Liam de ne pas avancer. Sans parler du fait qu'il était proscrit de débuter une conversation, ce qui constituait une aubaine pour la jeune fille, mais une torture pour le garçon, qui céda à la tentation un peu avant d'arriver :

— Ton père, il ne voulait pas venir te chercher, au fait ?

Elle le fusilla du regard pour avoir ouvert la bouche avant de hausser les épaules.

— Ils ont sûrement plus urgent à régler. Maintenant, tais-toi, Jensen.

Liam fit mine de verrouiller ses lèvres et de jeter la clef.

Olive était soulagée que son père ne soit pas encore là mais en ignorait la raison, et même si sa colère envers lui était implacable, elle espérait que lui, sa mère, et même Tarak se portaient bien et mangeaient à leur faim. Pourtant, elle le savait, faire preuve d'empathie à leur égard ne lui apporterait rien. Ou plutôt, lui apporterait son lot d'ennuis. Elle avait dû faire un choix, et elle ne reviendrait pas dessus. Même si cela lui déchirait le cœur, et que jamais elle ne l'admettrait.

Devant les premières maisons huppées, Liam dut contenir sa joie. La villa des Voliakov était la septième. Il hésita entre frapper, sonner ou envoyer un mail. Les rideaux des fenêtres voisines étaient tirés. Olive roula des yeux et sonna. En quelques instants, Katharina leur avait ouvert puis avait refermé le loquet derrière eux.

— Bonjour à toi aussi, grogna Olive entre ses dents.

Puis Liam poussa un cri de terreur et, dans un mouvement de recul, Olive plaqua ses mains sur sa bouche.

*

Mandréline souhaita une bonne nuit à Alexandre avant de se réfugier dans sa chambre. Demain, elle devrait déjà la quitter. Son « chez elle » tant rêvé. Tout s'était enchaîné si vite. A peine avait-elle emménagé que les mers s'étaient retournées contre les populations des différents continents. Puis la foudre, la sécheresse. Elle regarda sa peau, aussi craquelée que la terre aride. Et que feraient-ils lorsque Katharina n'aurait plus rien à leur donner elle non plus ? De mauvais pressentiments ne la quittaient plus depuis des semaines. Quand elle se retrouvait seule avec ses pensées, une bouffée d'angoisse lui bloquait la respiration. Une enclume écrasait ses intestins. Sa tête manquait sinon d'exploser, d'imploser. Sa vie allait-elle vraiment s'arrêter à peine entamée ? Était-ce la fin du monde annoncée à maintes reprises par ceux que l'on surnommait des charlatans ? Elle se lova dans son lit, accompagnée de la petite chatte noire qui était d'humeur câline. Ses yeux roses luisaient, et Mandréline fronça ses épais sourcils. Une douleur lancinante au niveau du ventre, elle ne savait plus si c'était la faim, l'angoisse, ou la simple peur.

Peur que tout s'arrête. Peur de mourir.

Luna miaula. Le cri à la fois tendre et aigu, elle frotta son front de nuit duveteuse contre le menton de Mandréline.

Alexandre aussi s'était blotti sous la couette de son lit. A la différence que lui était vraiment seul. De sa poche, il extirpa le papier que l'homme à l'étrange sourire avait fourré dans sa main en lui disant au revoir. Son pouls s'emballa. Le mot était chiffonné et il prit soin de bien l'ouvrir, le lissant minutieusement. Son excitation ingénue retomba en comprenant qu'il s'agissait d'un prospectus :

Tu as faim ? Tu en as assez ?

Change les choses avec nous !

RDV avenue du Cambouis.

Mardi à 17H00.

Il était définitivement pathétique. A quoi s'était-il attendu ? Déçu, il réexamina le bout de papier en faisant la moue. Pourquoi cet homme avait-il glissé ça dans sa main ? Et si un mouvement était en marche, pourquoi ne pas l'avoir crié haut et fort lors de la manifestation ? Pourquoi ne pas avoir distribué plus largement les flyers ? Intrigué, il jeta un œil à l'agenda de son téléphone.

Mardi, c'était demain.

Peut-être s'y rendrait-il. Alexandre avait émis cette possibilité en même temps que ses joues étaient devenues cramoisies. Il reviendrait juste à temps pour se rendre chez Katharina avec Mandréline. A moins que ce ne soit ridicule ? Il ne connaissait pas cet homme, qui se jouait peut-être même de sa crédulité, le jugeant pitoyable quand il avait chuté et bafouillé. Il s'enroula dans sa couverture comme pour se cacher le visage. Il devait y aller. Si un mouvement était enclenché pour résoudre la situation, il devait y participer. Mandréline cesserait de lui lancer ce regard de pitié. Olive cesserait de le railler.

Il tenta de s'endormir, mais chaque fois qu'il fermait les paupières, il revoyait la poussière, le sang, les yeux de sa mère se vidant de leur essence.

Alors comme tous les soirs, il les garda ouverts, jusqu'à ce que le sommeil l'emporte de force.

Les enfants de Bellegardane - T. 1 : MandrélineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant