Mieux vaut ne pas sortir tard le soir II/III

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Alexandre surveillait sa montre. Plus que trente minutes. Il remplit son sac comme prévu avant de guetter les allées et venues éventuelles. Mandréline était restée dans sa chambre toute la journée. Discrètement, il se faufila vers la porte d'entrée, jetant un œil à leurs pauvres réserves perdues dans le coin de la cuisine avant de refermer délicatement la porte derrière lui.

Il dévala les marches, plus pour se défouler que pour se dépêcher. L'avenue du Cambouis se trouvait à une vingtaine de minutes à pieds. Ses mains étaient moites et son cœur tambourinait dans sa poitrine. Il ignorait s'il aurait dû en parler aux autres, s'il avait raison de s'y rendre seul, ni même s'il aurait le temps de rejoindre Mandréline. Mais il voulait reprendre le contrôle, redevenir acteur de de lui-même. Il voulait leur prouver à tous qu'il était capable d'être utile.

Les rues se mirent à grouiller d'un rassemblement au centre duquel un homme dégageant l'aura d'un leader dominait la foule depuis une estrade improvisée. Alexandre tenta de se frayer un chemin pour se rapprocher, spectateur désireux de mieux voir son idole. Mais de la même façon que dans les concerts, les gens se resserrèrent au lieu de consentir à ce qu'on les dépasse. Malgré la distance, il reconnut l'orateur, qui n'était autre que le jeune homme qui l'avait aidé à se relever dans la cohue de la manifestation. L'homme au crâne prématurément dégarni prit la parole, fort, sans crier, instaurant une discipline naturelle.

— Bonjour et bienvenue à tous ! Tout d'abord, je tiens à remercier chacun d'entre vous d'être au rendez-vous pour ce grand jour. Je me nomme Armin, et voici mes collaborateurs.

Il présenta brièvement ses collègues avant de poursuivre :

— Vous vous demandez sûrement pourquoi nous vous avons invités à cet événement, pourquoi vous ? La réponse est simple : parce que nous croyons en vous. Nous croyons que vous avez le pouvoir de changer le cours des choses, dit-il avant de se taire un instant. La mort n'a pas attendu la faim pour frapper. Le feu, le vent, avaient déjà enclenché cette œuvre macabre. Comme nombre d'entre vous, tous les miens ont succombé. Mais je me suis relevé plus fort. Et c'est ce que je vous propose aujourd'hui : reprendre les rênes de votre vie.

Des sourcils froncés de détermination et des regards brûlant de colère l'écoutaient cérémonieusement.

— Vous avez faim, n'est-ce pas ?

Des cris sauvages résonnèrent dans la ruelle et Alexandre recula malgré lui, ses mains se liquéfiant de sueur. L'agressivité était palpable, et il sentait qu'à tout moment cela pouvait dégénérer. Il n'avait aucune envie de se retrouver une nouvelle fois écrasé, renversé par une foule hargneuse.

— Le gouvernement a-t-il fait quoi que ce soit pour vous, vous qui l'avez élu ? Vous qui l'avez payé, logé, nourri d'impôts ?

Des hurlements émanèrent du nombre, attisés par la haine, la frustration et la rancœur.

— Voilà ce que je vous propose : l'abondance. Une ère nouvelle. Un nouveau règne. Je vous propose de ne plus jamais avoir faim. Ce que je vous propose aujourd'hui, c'est de ne plus jamais avoir peur !

L'excitation, la rébellion, montait dans la populace. Les hommes et les femmes s'étaient mués en animaux sauvages, prêts à mordre quiconque se mettrait en travers de cette nouvelle route.

Alexandre, méfiant, voulut encore reculer, mais trébucha sur le pied d'un colosse qui ne le remarqua pas, hurlant en harmonie avec les autres, le poing levé vers le ciel. Le garçon aux mille taches de rousseur restait lui dubitatif. Comment cet homme pouvait-il prétendre à un tel changement ? Comment pouvait-il prétendre pouvoir endiguer la famine ?

— Suivez-moi et je vous promets la fin d'un cauchemar ! Une vengeance sur l'hypocrisie des politiciens. Une vengeance sur la nature qui vous a enlevé enfants et parents. Une vengeance pour la vie des Hommes !

Le rassemblement encensa celui qui se présentait comme leur bienfaiteur. Des sifflements, des cris, des applaudissements. Alexandre applaudit à son tour, les mains tremblantes, veillant à ne pas détonner.

— Êtes-vous prêts pour ce renouveau ? cria Armin aux spectateurs en ouvrant les bras.

Un « oui » tonitruant, unanime, lui répondit et ses subalternes se placèrent à chaque extrémité du bâtiment auquel il tournait le dos, tirant sur un gigantesque drap qui dissimulait l'édifice, révélant une ancienne usine à viande récemment rénovée. La foule applaudit de plus belle. La femme à droite d'Alexandre pleurait, son jeune fils à la peau sur les os posé sur sa hanche.

— Pendant que nos dirigeants fuyaient leurs responsabilités, nous avons cherché une solution. Nous avons découvert, contrairement à ce que le gouvernement voulait nous faire croire, que certains pays avaient résisté aux catastrophes qui avaient touché le nôtre.

Il sourit de toutes ses dents blanches, savourant l'instant avant de déclarer :

— Nous avons alors développé un réseau d'importation de viande porcine !

Des cris étouffés de surprise, des larmes de soulagement, jaillirent de la foule. Alexandre, lui non plus, n'en croyait pas ses oreilles.

— Pour entamer la distribution, nous avons besoin de vous, continua-t-il en poussant la porte massive.

La mêlée s'y engouffra, riant et pleurant à la fois, prise d'une formidable hystérie. Alexandre, abasourdi, suivit lentement le mouvement. La grande porte donnait sur une impressionnante pièce de vie.

Armin se tourna vers son public.

— Nous avons également tenu à créer un lieu de vie agréable pour ceux et celles qui auraient perdu leur toit. Nous avons conscience que les tempêtes à répétition, la foudre ou encore les vagues ont ici et ailleurs fait s'écrouler plus d'un foyer. Nous vous proposons de tout recommencer à zéro. Une nouvelle vie dont vous serez les bâtisseurs !

A gauche du salon se trouvait un nombre de chambres ahurissant, disposant de cuisines étroites et de salles de bains réduites. De véritables studios, parfois adaptés à un format familial.

— Vos proches sont évidemment les bienvenus, expliqua Armin. Nous voulons mettre fin à cette précarité qui nous fait la guerre. C'est pourquoi nous vous offrons un emploi qui vous garantira la reconnaissance que vous méritez.

Il emmena les visiteurs dans la salle de tri, de découpe, et d'emballage des produits où serpentait un interminable tapis automatique qui côtoyait tables et machines. La broyeuse se partageait l'étage au-dessus avec l'élevage des animaux, la chambre froide et l'abattoir. Un véritable miracle pour les affamés de Vrennes.

— Nous répartirons demain matin vos rôles respectifs si tant est que vous soyez partants !

Il claqua des mains.

— Bien ! Je ne vous retiens pas plus longtemps ! Je vous remercie une nouvelle fois pour votre engouement contagieux ! Ceux et celles qui le souhaitent peuvent dès aujourd'hui s'installer dans les appartements du rez-de-chaussée. Mes collaborateurs se chargeront de vous placer en fonction de vos statuts familiaux. Quant aux autres, je vous dis à demain, huit heures ! Merci encore !

Il avait conclu dans un éblouissant sourire, acclamé par ses nouveaux employés qui tapaient des mains à s'en faire saigner les paumes. Alexandre regarda sa montre. Il avait dépassé l'heure. Il hésita pour finalement se diriger vers la file en regardant Armin monter vers son bureau.

Tout en applaudissant pour mieux se fondre dans la foule, Caleb quitta l'entreprise, les portes se refermant derrière lui.

Les enfants de Bellegardane - T. 1 : MandrélineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant