Quand la proie se dérobe au prédateur

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Armin faisait les cent pas sous le toit. Le Loup et ses acolytes avaient créé une sacrée pagaille dans son usine. Ses hommes avaient dû nettoyer tout le sang du rez-de-chaussée, accélérer le processus pour éviter aux produits de périmer. Les nouveau-nés avaient énormément gaspillé en éventrant les prisonniers en fuite. Les ouvriers avaient posé des questions, parfois trop de questions. Il avait été contraint de les faire enfermer avec les autres.

Les machines tournaient à plein régime. Armin s'arrêta près des équipements de transformation de la viande. Tout cet énervement lui avait creusé l'appétit, et le savoureux parfum de la chair embaumait tout le bâtiment.

— Je peux goûter ? demanda-t-il à l'ouvrier qui s'affairait à récolter la viande.

— Bien sûr, se hâta-t-il de lui présenter un morceau.

Armin dégusta le mets qui vint tapisser son estomac comme pour le reconstruire, mais l'instant d'après la faim le tourmentait de nouveau. Cela faisait partie des inconvénients qu'il n'avait pas pris en considération au moment où il avait pris sa décision. Avec son usine, toutefois, il saurait inverser la tendance. Comme ses anciens semblables avaient su le faire avant lui, il parviendrait à produire plus que nécessaire, et même la malédiction ne pourrait plus rien contre lui.

L'homme qui l'avait servi rangea quelques boulettes encore crues dans un petit ravier.

— Voilà pour vous, Monsieur le Directeur ! Ici, nous ne devons pas souffrir de la faim, pas vrai ?

Armin en fut tout ému.

— Quelle charmante attention, dit-il en recevant le cadeau.

L'homme opina du chef et retourna à son travail tandis qu'Armin reprenait sa visite quotidienne des lieux, inspectait le fonctionnement des appareils, l'investissement des travailleurs, la propreté des lieux. En réalité, l'usine se portait à merveille. Cependant, la petite intrusion lui restait en travers de la gorge. Surtout, il avait le pressentiment que ce ne serait pas la dernière fois qu'on viendrait l'importuner. Cet événement l'avait mis en état d'alerte constant. Il allait devoir s'en occuper.

Les ouvriers triaient les morceaux, séparant la qualité des amas graisseux, coupaient des bouts semblables avant de les empaqueter. Parmi eux, le garçon aux taches de rousseur, une toque bouffant ses boucles, découpait robotiquement en lui jetant des regards en biais. Il faisait partie des rares éléments qu'Armin avait recrutés lui-même. Le garçon lui avait semblé si perdu qu'il n'aurait pas été étonné de le voir se faire avaler par le bitume. Sa timidité l'avait bouleversé. A peine entré au contact de sa main, il avait senti la discrète décharge électrique. Puis les joues écarlates sans blush s'étaient manifestées, et le garçon s'était enfui.

Depuis, il travaillait pour lui avec une grande assiduité. Armin ne ratait jamais sa ronde, sachant combien la confiance de ses employés était nécessaire à la bonne marche de son industrie. Mais il aimait aussi contempler ses petites abeilles, en particulier celle-ci.

Il s'en ré-approcha pour la première fois, une main palpant le menton déjà aussi rouge que le tablier.

— Ne t'ai-je pas déjà vu ?

Alexandre pivota, ses rousseurs se perdant sous le cramoisi des joues qu'Armin aimait tant.

— Vous m'avez remis le flyer en main propre, la veille de l'inauguration, monsieur.

— Ah ! Mais oui ! continua de feindre Armin. Tu es le garçon qui est tombé !

Autour d'eux, la découpe avait ralenti. Armin s'en rendit compte en suivant des yeux ceux du garçon et fit claquer sa langue de mécontentement.

— Allons donc ! Reprenez le travail, mes amis !

Les ouvriers s'y remirent sans protester, et il se retrouva à nouveau seul avec le garçon, entre les bouchers curieux.

— Te plais-tu, ici ?

— O...oui.

Il s'approcha encore, huma subtilement l'air. Le garçon n'était pas gros, mais il sentait divinement bon. Pressentant qu'il pourrait commettre l'irréparable devant l'ensemble de ses employés, il recula et engloutit l'une de ces boulettes qu'on lui avait offertes.

— Cela t'intéresserait-il de voir à quoi ressemble le reste de l'usine ?

— Je sais que je n'en ai pas le droit, monsieur. Je vous suis déjà très reconnaissant de m'avoir accueilli.

Armin laissa échapper un rire sincère qui sonnait faux.

— Puisque je te le propose ! Accompagne-moi donc jusqu'à mon bureau.

Le visage entier plus rouge que le sang qui tachait sa blouse, Alexandre ôta son tablier pour le suivre. Les boucles toujours engouffrées sous sa toque, il ne comprenait pas ce qu'il lui voulait, et s'attendait à tout moment à recevoir des remontrances vis-à-vis de son nouveau travail qu'il exécutait pourtant du mieux possible. Depuis qu'il avait été engagé, il avait travaillé d'arrache-pied, n'hésitant pas à faire des heures supplémentaires ou à aider ses collègues. Tant qu'il travaillait, tant qu'il agissait, il ne pensait pas. Il redoutait plus que tout le moment de regagner sa cabine personnelle. Une fois seul, isolé du bruit, des autres, son esprit était à la merci de ses souvenirs. Son chagrin, sa colère, sa faiblesse lui revenaient alors comme un poing en pleine figure, l'empêchant de trouver le sommeil, hantant ses rêves pour en faire des cauchemars. C'étaient toujours les mêmes images, toujours les mêmes frayeurs, toujours le même désespoir. Et lorsqu'il se réveillait, il avait tellement pleuré dans son lit que sa gorge nouée lui donnait la nausée.

— Tu n'es jamais monté, n'est-ce pas ? le coupa Armin dans ses sombres pensées.

— Non, monsieur, les employés de la découpe...

— N'y sont pas autorisés, en effet. Alors tu ignores ce que tu découpes ?

— Euh, c'est du porc, articula-t-il en essayant de se donner un air sûr de lui.

Il laissa passer un silence en examinant l'expression indéchiffrable d'Armin.

— Non ?

— Non.

Alexandre releva les sourcils.

— Ce n'est pas du porc ?

Comme Armin ne répondait pas et semblait se lasser de la discussion, Alexandre analysa les alentours à la recherche d'un indice. Ils se trouvaient au bout de la suite de machines, et la viande, inidentifiable, ressortait sous forme de haché, de saucisses, de jambon ou de pièces à dégraisser. Il suivait Armin sans lâcher des yeux la chaîne de travail, intrigué. Et enfin, alors qu'il commençait à se dire que peut-être le directeur avait trouvé des bœufs ou qu'au contraire il avait menti et produisait des produits simili-carnés particulièrement réussis, il vit qu'il ne s'agissait pas non plus de poulet, ni de mouton. Il n'y avait ni ailes ni pattes. Mais des bras, des jambes, des pieds.

Armin esquissa un sourire carnassier quand Alexandre, qui était passé du rouge au vert, le dévisagea comme un animal apeuré face à la mort qui l'attend. Les yeux exorbités de panique, les pupilles saccadées de spasmes, le pouls accéléré. Les jambes qui se dérobent. Il voulait parler, l'accuser, prévenir les autres. Mieux, il voulait reprendre le contrôle de ses membres et courir plus vite qu'il n'avait jamais couru. Néanmoins il restait là, tétanisé devant la satisfaction du directeur. 

Les enfants de Bellegardane - T. 1 : MandrélineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant