La clef dans la serrure II/III

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Avant de descendre, Mandréline abaissa discrètement sa besace sur le front de Luna et la libéra quelques instants plus tard au milieu de la station. Heureuse de recouvrer le plein usage de ses pattes, la chatte suscita l'amusement des passants en s'étirant longuement.

La gare de Vrennes était loin de la modeste gare de village qui ne comportait qu'un guichet parfait de quelques chaises et d'une machine à friandises dysfonctionnelle. Un espace pour patienter marquait chacune des voies, les voyageurs tapant à l'ordinateur ou flânant entre les parfumeries et les chocolateries. Un carrelage en mosaïque donnait une étonnante perspective aux murs, et au-dessus de chacune des dix paires d'escalators, des vitraux colorés du seizième siècle contaient l'histoire de la ville. Les guichets délaissés pour les automates, Mandréline quitta la file inexistante après avoir dérobé un plan, abandonnant à son tour le vieux guichetier qui n'avait pas l'air d'avoir choisi ce métier par vocation. Les flèches indiquant la sortie la menèrent à un trottoir de pavés que le soleil rendait éblouissant. Elle déplia le papier glacé, tournant sur elle-même afin de comprendre à quoi correspondaient les embranchements entremêlés.

Vrennes n'était pas une grande ville. Ni trop grande, ni trop isolée, elle se situait à l'intersection de nombreuses régions. C'était un chaînon indispensable à la mondialisation, qui reliait les pays entre eux par le commerce et le tourisme. Elle était prisée en tant qu'étape de voyage, et sa diversité culturelle s'était considérablement accrue via l'immigration. C'était cette ouverture à la différence qui avait attiré Mandréline, ainsi que le charme incontestable d'un milieu urbain aux airs ruraux. Un fleuve bordait une série de maisonnettes en briques rouges, des bacs à fleurs multicolores accrochés aux balcons ou tombés à leurs pieds. Le lierre, concurrencé par les poubelles renversées qui conféraient aux lieux une âme négligemment citadine, semblait régner sur les constructions. Focalisée à la fois sur la géographie et l'esthétique de la ville, Mandréline gênait le passage, si bien qu'un homme visiblement pressé, des écouteurs enfoncés dans les oreilles, faillit la bousculer. Elle se retira de l'affluence dont elle n'avait pas l'habitude, s'efforçant de mémoriser au mieux la direction à prendre. Luna partit devant, s'insinuant avec insouciance entre les jambes des passants qui menaçaient à tout moment de l'écraser. Les déchets les plus incongrus s'éparpillaient sur le trottoir, mais la route avait été nettoyée pour des raisons évidentes de sécurité. L'odeur du café embaumait les terrasses des brasseries et les rires se communiquaient devant les vitrines des boutiques. Quand Mandréline passa devant la cinquième imprimerie, elle rangea définitivement la carte — qu'elle ne fut par ailleurs jamais en mesure de replier correctement — dans la poche de son jean.

L'Université de Vrennes se dressait devant elle.

Une enceinte impénétrable, digne des châteaux forts et faite de briques de terre rose antique, protégeait les facultés, les cantines et autres bâtiments. En cette journée d'accueil des élèves, la musique battait son plein sur l'ensemble du campus. Chaque cercle , chaque équipe sportive, faisait sa propre promotion, attrapant à la volée les nouveaux perdus ou fascinés qui acceptaient tous les flyers qu'on leur distribuait sans plus savoir qu'en faire. Les étudiants habitués à la vie universitaire se promenaient sur les vieux pavés inégaux, certains allumaient un joint ou une cigarette avant de se la partager. D'autres lisaient un livre sur le bord de la pelouse, faisant totalement abstraction du vacarme, ou dégustaient un café orné de chantilly. Beaucoup discutaient en groupe sur l'herbe de la plaine, certains ayant apporté leur propre baffle.

Mandréline hypnotisée par toute cette euphorie, Luna frotta son front contre son mollet pour la sortir de sa torpeur avant d'escalader ses vêtements afin d'aller se nicher sur son épaule. Devant la jeune fille, un garçon s'ébrouait pour attirer son attention. Surprise, elle manqua s'étouffer avec sa propre salive. Les étudiants alentour avaient dû le repérer avant elle, car les yeux étaient rivés sur eux avec curiosité.

Les enfants de Bellegardane - T. 1 : MandrélineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant