Alexandre II

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Caleb, Luna, Olive, Matthieu et Chiara, ainsi que les Chasseurs encore debout, tenaient toujours tête aux wendigos qui se multipliaient. A bout de forces, ils étaient couverts de sueur, de sang, parfois du leur, parfois de celui de leurs compagnons. Olive plantait ses griffes puis reculait inlassablement, mais elle s'épuisait, et ses coups se faisaient de moins en moins rapides. Ses mouvements perdaient de leur agilité. Matthieu, quant à lui, regrettait amèrement de ne pas avoir suivi Mandréline avec Katharina. Sa plaie lançait d'insoutenables fulgurances dans son bras et sa poitrine. Il se sentait de trop. Il se sentait insignifiant. Sa présence-même était dérisoire. Il n'avait rien apporté qui puisse compenser une éventuelle lésion, et se retrouvait presque bras ballants dans une guerre à laquelle il ne pouvait prendre part. Chiara se battait corps et âme, emplie d'une fougue qu'il lui connaissait bien. Son front perlait, mais pas un de ses membres ne tremblait. Prenant le recul nécessaire, elle tirait ses carreaux dans une concentration déconcertante, ne se souciant guère toutefois de viser le cœur ou la tête.

Rubis ne se lassait pas de lancer les couteaux qu'elle récupérait par terre. A l'instar de son stock de poignards, la distance qui la séparait des wendigos s'amenuisait, l'obligeant à poignarder directement ses victimes, qui écorchaient ses bras en de profondes griffures écarlates. Un peu devant elle, la fourrure de Caleb, elle aussi, était pourpre de son propre sang. Le Loup se jetait sur les monstres sans relâche, sous prétexte de ne pas risquer de subir la malédiction des cannibales. Mais aussi, plus il les repousserait, plus vite il s'approcherait d'Armin et pourrait mettre fin à l'assaut.

Massimiliano ignorait si Aby les avait tous attrapés sur le chemin ou s'ils étaient tous descendus prêter main forte au rez-de-chaussée, mais les étages de l'usine étaient libres de tout wendigo vivant. Son équipe était montée à l'étage où Coumba et Liam avaient déniché les archives, là où avaient été construites les salles de gestation et d'insémination. Les prisonniers délivrés plus bas les attendaient sous la garde d'un détachement de Chasseurs. La Louve et Massimiliano avaient néanmoins tenu à emmener Katharina, toujours en état de choc, avec eux.

Juste à côté du cabinet gynécologique, Coumba composa encore une fois un code, mais la porte n'était pas aussi impressionnante que celle de la précédente cellule. A l'intérieur, des femmes et des adolescentes dépouillées de leurs dessous avaient été placées en position fœtale dans des cages de métal à barreaux leur laissant juste assez de place pour replier leurs jambes et voir grossir leur ventre. Quand elles entendirent les Chasseurs entrer, elles se recroquevillèrent plus encore, frigorifiées.

Aby resta en retrait afin de ne pas les effrayer, installant Katharina, groggy, contre sa poisseuse robe blanche. Les Chasseurs, secondés par Massimiliano, ouvraient les cages dont s'échappèrent les femmes et adolescentes hagardes en protégeant de leurs mains leur pubis et leurs seins exhibés. Certaines n'avaient pas plus de douze ans. Devant chaque cage, un compte à rebours, toujours inférieur à neuf mois, laissait présager qu'il était trop tard. Les Chasseurs, qui n'avaient prévu ni vêtements ni couvertures, étaient désemparés de laisser ces femmes et ces enfants tressaillir d'une injuste honte.

Une partie d'entre eux les escorta pendant que le reste ouvrait les portes de la maternité. Un spectacle similaire s'offrait à eux, octroyant cette fois davantage de dignité aux femmes qui, déjà enceintes, avaient eu le droit de conserver leurs vêtements et leur vertu dans des cages assez grandes pour accueillir un bébé. Plus lucides car maintenues dans un environnement moins néfaste, elles remercièrent en larmes leurs sauveurs, qu'elles suivirent vers l'étage inférieur.

La vieille Louve avait adapté le rythme de ses pas à la catatonie de Katharina. Les grognements et les cris qu'elle percevait n'auguraient pas une bonne issue au combat qu'ils étaient venus mener, cependant ils n'avaient pas le choix. La forteresse avait été pensée avec ingéniosité. Les sorties de secours, qui portaient bien leur nom, avaient vraisemblablement été condamnées. Rien de plus cohérent quand on connaissait l'origine sinistre de la rénovation. Les réfugiés sur les talons, ils se rapprochaient de l'affrontement. Pour les faire évader, ils devraient se joindre une dernière fois à la bataille.

Olive et Caleb reconnurent immédiatement Aby et Massimiliano, réalisant dans le même temps qui était absent.

— Où sont Liam et Mandréline ? crièrent-ils en chœur avec le même frémissement dans la voix, bien que seule Aby entendit celle du Loup.

— Ils vont bien, essaya de répondre Massimiliano dans la cohue, la voix cassée par l'effort.

Les wendigos, comprenant qu'ils étaient encerclés, se tournèrent, enivrés par la peur des anciens prisonniers. Coumba revêtit sa cagoule de camouflée et se jeta en leur sein, jouant à les faire trébucher. Perdus dans le flot des odeurs humaines, ils ne parvenaient pas à distinguer la sienne de celle des autres. La vieille Louve poussa Katharina derrière elle et sortit les crocs, avant de les enfoncer dans les chairs gelées.

A l'autre bout de la pièce, Chiara avait elle aussi identifié leurs compagnons, sans rater l'état inquiétant de son amie. Toujours armée de son arbalète, elle cria aussi fort qu'elle put pour couvrir les bruits de l'affrontement. Comme son cri se perdit dans le chaos, elle tira un carreau en direction d'un wendigo qui s'approchait de la grande blonde. Le monstre grogna de mécontentement sans paraître blessé, mais réorienta son attention vers Chiara, et Katharina aussi.

— Kat ! lui cria-t-elle.

Elle redressa à peine son visage. Chiara l'avait déjà vue pleurer, elle l'avait déjà vue en colère, nostalgique, même mélancolique. Mais jamais elle ne l'avait vue dans cet état. Jamais elle ne l'avait vue brisée de la sorte.

— Qu'est-ce qui lui arrive ? cria-t-elle à son père. On a besoin de toi, Kat !

Katharina leva enfin ses yeux barbouillés de maquillage vers Chiara. Elle n'avait plus rien. Elle ne pourrait jamais demander pardon à ses parents pour tout ce qu'elle avait pu penser d'eux. Elle ne pourrait jamais les revoir, les penser autrement que sous cette image morbide. Elle ne pourrait jamais racheter ses fautes. Elle ne pourrait jamais redevenir la princesse de sa mère, ni la chasseuse chevronnée de son père. Elle n'avait plus personne. Tout était fini.

— Kat ! s'égosilla Chiara pendant que leurs amis continuaient de tout faire pour contenir les wendigos enragés à l'intérieur de l'usine. Je ne sais pas ce qui s'est passé, haleta-t-elle, la gorge sèche. Mais on est tous ensemble ! Tu n'es pas seule ! Tu entends, Kat ?

En hurlant ces mots, toute l'émotion que Chiara avait contenue jusque-là explosa. Sa peur, sa culpabilité se muèrent en larmes. Elle était à bout. Elle tirait, tirait sans que cela n'affecte les monstres. Les Chasseurs mouraient les uns après les autres, et elle ne survivait qu'à force de reculons dans leurs rangs. Comme Olive, elle s'en servait comme des boucliers, mais elle ne se faisait pas d'illusions. Ils n'étaient que de la chair à canon. Les armes ne servaient pas à occuper les monstres, mais à prolonger leur survie suffisamment longtemps. Elle l'avait compris en voyant à quel point les Chasseurs se sacrifiaient aisément. Ils avaient peur, mais étaient résignés. Pas tous, mais la plupart, à commencer par les griffeurs. Les camouflés qui n'étaient pas réapparus. Les lanceurs. Puis les tireurs. Une couche se détachait à chaque étape, jusqu'à ce que les lance-flammes achèvent le travail en supprimant les monstres. Les enfants Chasseurs prendraient le relais. Lorsque les humains seraient dehors, les flammes ravageraient tout. Ils n'auraient pas le temps de partir. Ils étaient tous condamnés au même titre que les wendigos. Est-ce que c'était parce que Katharina l'avait compris, qu'elle était à ce point accablée ?

Quelque chose d'humide fit bouger la main de cette dernière, dont les larmes s'étaient remises à couler aussi. C'était Aby. La Louve désigna les autres de la truffe. Massimiliano, Olive, Matthieu, Chiara, Caleb, et même Coumba et Rubis. Ils se battaient tous ensemble, depuis le début, et ils avaient besoin d'elle. Lentement, les sourcils froncés et les cils blonds charbonneux, Katharina essuya ses yeux, traçant sans le savoir des peintures de guerre sur ses pommettes roses, et pointa enfin sa carabine trafiquée sur les monstres qui avaient osé lui enlever sa famille, après avoir tenté de lui prendre la femme qu'elle aimait. Elle ravala ses larmes et chargea les cartouches qui fusèrent.

Alors Chiara frotta les cils mouillés qui l'aveuglaient, renifla, et rebraqua son arme sur les wendigos. Elle ignorait ce qui avait redonné espoir à Katharina, mais cela avait suffi à lui redonner le courage de ne pas se résigner à son tour. 

Les enfants de Bellegardane - T. 1 : MandrélineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant