Le vieil homme aux eucalyptus II/II

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Des gouttes perlaient du front au décolleté d'Olive et de Katharina. Quand elles eurent creusé juste assez pour y déposer la pauvre gouvernante, la deuxième se délesta de la pelle imposante, l'air victorieux.

— Ce n'est pas fini, la désillusionna Olive d'un ton dédaigneux.

— Il me semble que si, argumenta-t-elle avec sévérité.

Elles avaient creusé durant ce qui lui avait semblé des heures, ses vêtements comme sa peau étaient noirs de terre, et elle n'en pouvait tout simplement plus.

— A cette profondeur, n'importe quel animal pourrait la déterrer. Tu as donc si peu de respect pour ta bonne ?

Piquée à vif, Katharina reprit la dure besogne non sans lancer quelques regards mauvais auréolés d'une lèvre qu'on devinait prête à frémir de chagrin. Olive s'en voulut. Bien qu'elle eût raison, la jeune femme était en deuil. Mais ce qui la tourmenta davantage fut d'avoir appelé ainsi la petite dame, qui n'était pas une « bonne ». C'était une personne courageuse, dévouée, qui n'avait certainement pas eu les meilleures opportunités de vie, en plus de n'avoir aucune famille sur laquelle s'appuyer. A ces pensées, Olive creusa plus vigoureusement. Parfois, elle-même se trouvait détestable.

Pendant qu'elles creusaient la terre sèche et par endroits dure comme la pierre, Liam inspectait le reste de la luxueuse demeure à la recherche des denrées promises. Il s'était rendu dans la salle à manger où trônait une table royale cernée de cadres et de statuettes qui avaient possiblement coûté plus cher que sa propre maison. Par ailleurs, il se demanda à quoi une si grande table pouvait servir, si Katharina était fille unique.

En quittant la pièce, il atterrit à nouveau dans l'entrée que constituait le petit salon où résidait le cadavre joufflu, qu'il évitait soigneusement. Derrière s'étendait une plus grande salle, celle où il avait dansé avec Olive et Mandréline. Impossible que la nourriture soit stockée à cet endroit. Il enjamba les marches en direction du premier étage où il trouva une salle de bains, une chambre disproportionnellement grande, un dressing somptueux et un bureau tout aussi pompeux. Des murs pastel et un lit blanc à baldaquins habillaient la deuxième chambre. Une chambre de princesse. Celle de Katharina. Avec le sentiment embarrassant de piétiner son intimité, Liam referma la porte et monta encore.

Deuxième salle de bain, troisième chambre. Il grimpa encore, et fut soulagé de constater que les escaliers s'arrêtaient au troisième étage. Sur le palier, il comprit qu'il se trouvait dans la remise. S'il y avait des choses à cacher, elles se trouvaient forcément ici. Il s'affaira à nouveau à ouvrir toutes les portes, à tirer tous les boutons, à appuyer sur toutes les poignées et trouva des draps, des oreillers, des balais et serpillères, un aspirateur, des étendoirs, un seau, des ampoules et des piles de rechange, des mouchoirs et des essuie-tout, trois sacs en plastique remplis d'autres sachets vides.

Mais aucun signe de nourriture.

Il commençait à flipper sérieusement. Katharina s'était-elle jouée d'eux ? Les avait-elle attirés ici uniquement pour s'occuper du cadavre qui se trouvait deux étages plus bas ? Penaud, Liam continua l'inventaire des lieux avant de redescendre et de se réfugier dans la cuisine jusqu'au retour des filles. Il ne restait au dernier étage que le petit studio dédié à la gouvernante. Une petite chambre vétuste, une petite salle de douche, et enfin une minuscule cuisine. Mais toujours pas la moindre portion de nourriture.

Olive et Katharina refirent surface par la porte vitrée, les mains, les mollets et les bras noirs de terre. Katharina faisait un effort surhumain pour ne pas exprimer son sentiment de répulsion quant à la saleté qui la recouvrait, et Olive pour ne pas lâcher un commentaire aussi froid qu'inopportun.

— Tu es resté là tout ce temps ? demanda la maitresse des lieux en découvrant Liam attablé à ne rien faire.

Soudain effrayé à l'idée qu'elle ne découvre qu'il avait fouillé toute la maison, il acquiesça vivement avant que les deux filles blasées ne passent devant lui.

— J'ai engagé un impotent, conclut-elle.

— En fait, tu ne m'as pas tout à fait engagé, puisque je ne suis pas rémunéré, répondit-il automatiquement.

Katharina roula alors des yeux et Liam se dit qu'elle avait plus en commun avec l'impétueuse Olive que celle-ci ne voudrait jamais l'admettre. Les deux filles se dirigèrent vers le canapé tandis qu'il partait à toute vitesse s'asseoir à la table interminable de la pièce d'à côté. Loin, très loin du cadavre.

Olive clôt délicatement les paupières de la gouvernante puis attrapa ses deux bras et intima à Katharina de l'imiter avec ses jambes. Elles la portèrent ainsi jusqu'à la tombe de fortune dans laquelle elles la déposèrent le plus doucement possible. Elles entreprirent ensuite de la recouvrir, et si Olive pouvait déceler la peine de Katharina, elle-même avait des difficultés à conserver son sang-froid. Elles enterraient quelqu'un. Une personne qui avait vécu, travaillé, pris soin des autres et rêvé des ambitions. L'effroi puis l'agacement avaient légué leur place à la tristesse. C'étaient des funérailles, bien que modestes, et elles en ressentaient toutes deux la pleine intensité.

Le corps froid enseveli, Olive leva les yeux sur Katharina.

— Tu veux prononcer quelques mots ?

— C'est avant de recouvrir le cercueil, qu'il faut le faire, dit Katharina, rejetant la proposition sans toutefois se détacher du monceau de terre.

Réalisant qu'elle avait posé sa question trop sèchement et que la jeune femme avait répondu sur la défensive, Olive lui accorda un peu d'intimité. Elle n'était désormais plus à sa place devant la tombe.

— O' ! murmura Liam.

— Pourquoi tu chuchotes ? demanda-t-elle, toute crasseuse, en redressant un sourcil.

— J'ai fouillé toute la maison.

Elle écarquilla les yeux.

— T'es pas bien ? Tu veux qu'elle nous vire ou quoi ?

Liam jeta un œil furtif vers Katharina, dont les lèvres remuaient silencieusement à travers la baie vitrée pour prononcer un dernier hommage à Agata.

— Il n'y a rien, continua Liam. Toutes les armoires sont vides.

Olive le regarda de travers.

— Il n'y a rien, O', rien à manger !

— T'as dû mal regarder, Jensen ! Je suis dégueulasse, j'dois prendre une douche, dit-elle en montant.

Le garçon en resta idiot. Il demeura immobile, seul au milieu de l'immense demeure.

— On va mourir quand même.

Les enfants de Bellegardane - T. 1 : MandrélineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant