16.2. Ce qu'on peut se construire

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Juin 3513


Assise sur le même tabouret depuis une heure et demie, devoirs étalés sur le plan-bar de la petite salle encore vide. C'est toujours à ce moment-là de la journée qu'elle vient. Elle ne peut pas sortir plus tard, de toute façon.

- Alors ma grande ? On travaille sa biologie ?

La remarque enjouée résonne un peu dans l'espace, et la barmaid lui sourit.

- Si je travaille correctement ça, ça pourrait m'aider pour mes métamorphoses. Si je veux aller en filière héroïque, je crois que ce sera plus que nécessaire. Personne n'a écrit de mode d'emploi pour mon alter, sur internet, raille-t-elle en lâchant son stylo. Mais c'est vraiment difficile.

Kelly s'assoit à côté d'elle après avoir fait le tour du comptoir. Elle fait pivoter le siège de l'adolescente, la jeune fille lui dit, désemparée :

- Mais je n'ai toujours pas de solution. C'est dingue ! Je... j'ai même plus envie d'utiliser mon alter. si tu n'es pas là, qui pourra m'aider si je n'arrive plus à être moi ? Etre un héros, c'est supposé m'aider à faire mieux que ça, mais si je n'ai déjà pas confiance en moi, comment est-ce-que je vais redevenir moi.

- Ma sœur était métamorphe, amorce Kelly.

Sera a l'impression que tout son univers se focalise sur cette information. Son intérêt et sa curiosité effacent sa détresse. Elle repense à l'entièreté de sa phrase, la décortique, la reprend.

- Elle était ? demande-t-elle finalement.

- Elle est décédée, acquiesce la barmaid. Mais elle était comme toi. Il faut savoir que les alters sont héréditaires. Donc si dans une fratrie, on n'a pas le même alter, on peut en avoir un dérivé.

- Ce qui fait que tu peux voir le vrai visage d'un métamorphe.

Elle hoche la tête lentement.

- Oui. C'est sûrement pour ça.

Sera referme son cahier, pour se tourner entièrement vers elle. Kelly ne parle pas beaucoup d'elle, et ne parle pas beaucoup tout court. Quoi qu'elle dise, ça a souvent pour vocation de signifier plus que les mots qui sortent de sa bouche.

- Ma petite sœur... adorait son alter, à ton âge. C'est vrai que ce doit être génial, de pouvoir se changer la couleur des cheveux, ou d'être un peu plus grande, ou plus âgée. Et tout comme toi, elle avait fini par en être terrifiée. Mais c'était... un peu psychotique. Elle était accro à la métamorphose comme on peut être accro à la chirurgie esthétique. Elle devait forcément trouver une nouvelle couleur de cheveux avant de sortir, elle devait avoir l'air ci, ou ça, et elle ne m'a jamais demandé de l'aider à redevenir elle-même. Elle en avait trop peur.

L'adolescente ne dit rien. Elle ne peut pas lui dire qu'elle ne sait pas à quel point elle psycote, elle aussi. Quand elle ne fait pas attention, et qu'elle repense à la couleur de sa peau, ou à la taille qu'elle devrait faire. Tous ces détails qui lui donnent une identité et qu'elle doit remettre en question à chaque fois qu'elle croise son reflet quelque part.

Mais elle ne peut pas en parler. Elle ne peut pas avoir l'air encore plus fragile qu'elle ne l'est déjà, ce ne serait pas possible à gérer pour les autres. Elle-même a déjà tellement de mal...

- Et un jour, elle est morte. Et je n'ai rien pu faire pour l'aider. Alors peut-être que mes commentaires ou mes conseils sont présomptueux, ou qu'ils ne font pas envie. Je ne parle pas comme une professionnelle, mais comme quelqu'un qui a déjà vu ça au moins une fois dans sa vie. N'aie pas peur. Ton alter est étrange et dangereux, mais c'est le tien. Tu vas apprendre à t'en servir plus vite que tu ne le crois, mais pour ça, il faut que tu l'expérience. Et je serais là pour toi autant qu'il le faudra le temps que tu en fasses le tour si tu veux, mais n'hésite jamais à me demander de l'aide.

Sera la regarde. Ce n'est pas que la couleur pâle de ses cheveux qui lui donne un air surnaturel, mais sur l'instant, la solitude qu'elle exprime parle à l'adolescente. Cette solitude, c'est la sienne.

- Je comprends. Je te demanderais, si j'ai besoin d'aide. Je te le promets.

Kelly hoche lentement la tête, encore un peu perdue dans ses pensées, mais finit par sourire.

- D'accord, sourit-elle. Je te sers quoi ?

- Une camomille, s'il-te-plaît.

Sera lui présente l'un de ses plus beaux sourires, un de ceux qui convaincraient un aveugle, et la blonde se relève, pour refaire le tour du bar, et s'affairer comme si la salle était pleine. Dans ces moments, Kelly n'a pas seulement l'air solitaire, elle a aussi l'air d'être imperméable à tout.

- A quoi pourrait ressembler mon costume, tu crois ? demande-t-elle finalement.

La barmaid pose la tasse en la regardant d'abord fixement, puis avec curiosité.

- Si tu étais héros professionnel ? Tu essaie d'y réfléchir ? demande-t-elle ensuite avec un sourire.

Sera hausse les épaules.

- Je n'arrive pas à y penser.

- Eh bien... pantalon ou jupe ?

Sera sort une feuille de son classeur pour écrire en haut : « Idées costume ».

- Une robe me plairait, mais ça peut aussi être un pantalon.

- Quelle couleur tu ne veux pas ?

- Hum... vert. Le vert et le jaune sont des couleurs que j'associe à l'arrogance, et au doute. Pas de bleu non plus, dit-elle en les mettant dans une colonne « non ».

- Quelle est la couleur de la confiance, chez toi ?

- Rouge, répond-elle sans hésiter. Si je devais avoir l'air d'avoir confiance en moi, je serais d'un rouge vif, note l'adolescente rapidement. De la tête aux pieds.

- Alors gants et bottes ?

- Et masque !

Elles discutent, enjouées, et la jeune fille gratte les mots sur le papier, bleuissant la page à vue d'œil. Elle donne ses idées, ce qu'elle ne veut pas, les choses dont elle a toujours rêvé, mais ne sachant pas dessiner, elle ne peut qu'imaginer, accessoires après accessoires, ce que son costume de héros pourrait être. Kelly l'aide, ravie.

- Je veux devenir un héros qui donne confiance. Je veux être le héros qui peut avoir n'importe quel visage, pour se mettre à la place des gens.

Elles y passent beaucoup plus de temps qu'elles ne l'auraient cru, mais le résultat est là : une combinaison sous une robe du même matériel, le tout d'un rouge éclatant, et un loup se fondant sur son visage, peinturé.

Elle pose sa main sur la fiche, et se concentre pour déplacer les particules d'encre, et lentement, les lignes frémissantes se transforment en une illustration. Kelly la regarde faire, à demi atterrée, admirative pour le reste.

- J'espère vraiment que tu tiendras le coup. Ton potentiel est immense. J'espère vraiment qu'il ne te détruira pas.

Sera... les Séraphins sont des êtres mythologiques capables de métamorphose. L'adulte ne peut s'empêcher de se demander si elle le savait quand elle s'était présentée à eux, choisissant visiblement un nom qui n'était pas le sien. Ça n'importe pas. Mais une fois l'illustration réaliste terminée, à la façon d'une photographie, Kelly sourit tristement.

- C'est magnifique.

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